La Molpée Banshee
le_gallicaire_fantaisiste
Je ne suis le fils de personne. C'est facile. Ma mère est partie un jour en emportant les clefs. Elle est partie vivre sa vie dans ce siècle tourbillonnant où tout le monde est résolument libre. Ma mère n'a jamais voulu que je porte le nom de mon géniteur. Elle m'avait porté, un point, il fallait lire cela entre les lignes, et moi, je portais le nom de ma mère, c'est tout. Il faut pourtant que je dorme souvent le dos contre le dos de filles qui me réchauffent à l'intérieur et qui ne ressemblent surtout pas à ma mère, pour ne pas me sentir mal à vomir toutes mes tripes sur le trottoir. Je prends des cuites, je m'en vais une semaine, un mois parfois six, je traîne à droite à gauche, je dors sous des ponts, dans des escaliers d'immeubles, dans des squats où j'avale tout un tas de nuages blancs pour essayer de m'envoler. J'ai des amis d'un jour qui ont disparu le matin lorsque je me réveille de mon rêve. Je fais tout cela parce que je n'ai pas envie de m'engueuler encore une fois avec ma mère. Tous les deux finalement, avec le temps, on a manqué de choses à se dire, de choses à partager comme une vraie famille et je ne peux pas expliquer pourquoi. A deux, elle dans le rôle de la mère et du père à la fois et moi, dans celui du ″je ne sais qui″, qui n'en finit pas de courir après une chose qui n'arrive jamais, qui se cherche partout, sans parvenir à s'apercevoir lui-même, comme un fantôme qui vient de prendre conscience qu'il n'est plus qu'un spectre, on a glissé dans une espèce de malaise à se retrouver face à face, assis à la table chez elle. Je repousse mon café devant moi, elle fait pareil. Ce n'est pas chez moi, je suis devenu une sorte d'étranger au milieu de tous les meubles de l'appartement. La télévision berce le silence d'une façon que je déteste, la sonnette de la porte d'entrée me fait tressaillir, l'alarme du micro-ondes me fait bouillir de colère. J'éprouve une répugnance insurmontable à former ce drôle de couple avec ma mère, à envisager ce tête à tête infernal où j'oserais soudainement lui dire tout ce que je lui reproche car cela lui ferait mal. J'ai bien vu que de son côté, elle trouve aussi, que je ressemble de moins en moins, au père qu'elle a voulu être pour moi et de plus en plus, au géniteur qu'elle n'a pas voulu que j'appelle papa. C'est de cette façon qu'on s'éloigne d'une personne qu'on aime, c'est de cette façon qu'on se met à fouiller les tiroirs à la recherche de son identité, mais malgré tous mes efforts, je n'ai rien trouvé. Il n'y a que ce visage dans le miroir, avec les yeux en amande et la lèvre inférieure fine de ma mère, qui me regarde mais reste obstinément silencieux sur la question du ″qui est-il″ ? Des gens que je croise dans la rue me disent qu'avec le temps on en prend son partie, on s'habitue à tout mais moi, je ne m'habitue à rien, ce besoin de trouver la réponse à cette question m'obsède. Je ne serai pas capable d'aimer quelqu'un d'autre qu'un chien, tant que je n'aurais pas cette réponse-là, car je sens bien que je ne peux pas m'empêcher de détester tout le monde. Lorsque j'étais enfant, il y avait ce petit indien qui courrait dans mon livre de lecture, pour s'en aller dormir sous les étoiles avec sa couverture de laine, tout contre son cheval dans la paille, pour qu'il ne soit pas seul. Et alors tous les deux avaient l'air d'avoir chaud et de toutes les façons qu'on regarde l'illustration de cette histoire, l'un était avec l'autre et inversement. C'est cela que je veux pour moi d'une certaine façon de le dire, qui est différente de cette histoire que je lisais et relisais, lorsque j'étais petit garçon. L'histoire est étrange et différente pour tout le monde et pour chaque vie, j'en ai bien conscience. On commence par être un enfant à qui tout le monde sourit. Un enfant innocent, qui s'imagine que le monde est si vaste, que tout ce qu'on peut rêver est réalisable et un matin, on se retrouve incarcéré pour un crime qu'on a commis en réunion dans une rue à Paris. Je l'ai commis un jour où il y avait autant de brouillard autours de moi que dans ma tête. Je vais alors commencer à regarder la télévision, je vais cantiner, je vais nettoyer la cour de promenade, je vais balayer ma cellule, étendre mes serviettes mouiller, chier avant le passage du surveillant, être fouillé à corps, distiller de l'alcool de fruits pourris, tourner en rond sans voir la lumière du jour dans les coursives puantes, soulever de la fonte en écoutant de la musique infernale pour me croire toujours vivant. Je vais surtout continuer d'attendre en vain, comme j'ai fait toute ma vie, avec cette différence qu'ici, au bout de chaque couloir, j'arrive devant une grille ou une porte infranchissables et qu'il faut que je recule. Il n'y a plus de fuite en avant possible c'est peut-être le plus dure. J'écris des lettres à mon père, jamais à ma mère, je n'ai toujours rien à lui dire. Mes lettres s'entassent, mais je ne les écris pas pour rien, ce sont les surveillants qui les lisent. Tu sais, ces lettres, elles contiennent tout mon amour pour mon père, sans l'écrire bien sûr, puisque je suis devenu un homme. Je voudrais parfois accuser les hasards de la vie, mais je sais parfaitement comme ma mère, qu'on a toute la liberté d'être libre de ses choix dans ce siècle. Est-il possible de rattraper le temps perdu quand on a tout gâché ? Je me pose la question tous les jours lorsque j'ouvre les yeux, allongé sur mon lit sous le plafond de béton de cette cellule. Et puis un matin le gardien se pointe au pied de mon lit. C'est un type sympa, un père de famille, il a deux fils et quatre filles. Il bosse dure pour que ses gosses aient tout ce qu'il leur faut, on peut carrément dire qu'il se crève le cul. Il se lève tôt comme c'est pas possible, il se couche tard comme c'est pas humain. En hiver, il marche dans la neige pour aller prendre son tour de garde dans le mirador pendant que je regarde Columbo à la télé. Et c'est encore lui qui vient s'occuper de moi ce matin, après avoir fait sa nuit, ce type avec son uniforme, un type comme tout le monde sans son uniforme. Il me dit de me préparer pour me rendre au parloir, quelqu'un m'y attend, un homme de loi qui est passé pour me voir. Je rencontre un notaire pour la première fois. Quand il me décline sa fonction, je m'affole intérieurement, est-ce que ma mère a eu un accident ? J'ai peut-être fait une connerie de plus ? Est-ce que c'est, ce que j'ai fait ? Dieu merci le notaire me rattrape en plein vol, il m'amarre au carrelage du parloir avec une chaîne et l'ancre qui est attachée au bout, le nom d'un homme que je ne connais pas, un certain Joseff Ergan, récemment décédé, qui l'a mandaté. Il intervient dans le cadre de sa succession. Je m'imagine aussitôt qu'il s'agit peut-être de mon père, l'homme que j'ai toujours cherché. Le notaire m'explique qu'il s'agit de mon grand-père paternel. J'avais un grand-père qui avait un fils unique, qui était mon père et tous les deux, je ne les ai pas connu. J'apprends que mon père, Elvis Ergan, avant son décès, cinq ans auparavant, avait demandé à son propre père de me rechercher. Mon grand-père n'est parvenu malheureusement à tenir sa promesse qu'après son propre décès. Ma mère m'avait porté et je portais le nom de ma mère, point. Maintenant, tout était vraiment fini puisque ma lignée paternelle s'était résolue en néant. J'en disposais de la preuve tangible, en la personne de ce notaire tout roux et tout maigre comme un fil de fer rouillé pour boucler les cercueils qui se ré-ouvrent. Si j'avais toujours vécu à la dérive, si les grilles et les portes étaient toutes fermées, s'il n'était plus question d'écrire de lettres en attendant de trouver l'adresse où les envoyer, vers quel horizon pouvais-je à présent me tourner ? A quoi pouvait servir ma vie ? Quel en était le sens ? J'ai fermé les yeux et pour la première fois, je me suis laissé aller à pleurer. C'était comme si j'étais allé assister en personne à l'enterrement de mon père et à celui de mon grand-père avec des années lumières de retard. J'avais mis un pantalon noir, une chemise blanche, une cravate sombre et la belle veste qui va avec. Je voulais les impressionner avec mon physique, je voulais qu'ils soient fiers de leur fils et petit-fils au moins ce jour-là. A mes côtés, je n'avais voulu voir personne. J'avais la tête baissé, je regardais tantôt le gravier, tantôt les deux cercueils, c'était un enterrement où nous étions tous les trois réunis pour la première fois et seulement nous trois. Des hommes qui se ressemblaient physiquement avec la même façon de penser et de voir les choses, c'est ce que je me disais intérieurement en retrouvant ma famille que le destin avait terminé de me voler. Le notaire m'a tendu une enveloppe, ça faisait longtemps que plus personne ne m'avait appelé ″Monsieur″ parce qu'en détention on perd le droit d'être appelé ″Monsieur″.
― Monsieur !
m'a dit le notaire.
― Il y a quelque chose que je dois à présent vous communiquer de la part de votre grand-père.
Je pensais que mon grand-père n'était plus en mesure d'échanger avec moi, qu'il ne serait plus question qu'il me dise un jour quelque chose. Pourtant, Joseff Ergan avait fait une promesse à son fils Elvis et il entendait bien la tenir qu'il ait ou non trépassé. Le notaire me remit une lettre de lui. J'appris dans cette lettre que mon père était né dans une famille de marins pêcheurs, qu'il avait grandi à Aberdeen en Ecosse et qu'il était retourné y faire sa vie lorsque ma mère l'avait quitté en m'emmenant. Ce n'était pas le milieu que ma mère avait rêvé d'épouser, plutôt un accident de parcours, une chute sur un rocher. Ma mère n'aurait pas supporté une vie dure et désargentée. Il fallait en vouloir, il fallait relever les manches pour supporter les tempêtes, tirer les filets, ramener le poisson avant la concurrence, battre la flotte anglaise sur son propre terrain, il fallait aussi croire en Dieu dans l'adversité et à cause des noyés. J'avais de mon côté complètement oublié Dieu, il a fallu cette lettre de mon grand-père pour que j'y songe. Il est vrai que la mer et le ciel se rejoignent toujours quelque part et que c'est une évidence pour les marins qui ont les yeux sans cesse rivés sur la mer et le ciel en même temps. Je crois que jusque-là, j'étais moi-même un noyé, jusqu'à ce que mon grand-père décide d'aller me repêcher pour mon père et qu'il me ramène sur la terre ferme, sur une plage où j'ai senti mes pieds enfin s'enfoncer et s'ancrer comme les racines d'un chêne dans la terre mais aussi le vent de la mer m'envelopper, comme s'il me prenait dans ses bras comme on prend son enfant. Il y a quelque chose qui court dans le sang des hommes qu'ils ne peuvent pas ignorer même quand on le leur a caché. Ils le savent instinctivement, ils sentent que quelque chose manque à leur être intérieur. Mon grand-père expliquait tout ceci dans sa lettre et il répondait aux miennes de cette façon, mais surtout, il me parlait de cette héritage de mon père qu'il me donnait, pour que je continue leur vie, au travers de la mienne. C'était tout l'argent qu'il avait économisé pour son fils mais c'était surtout, un bateau que mon grand-père et mon père avait commencé de construire ensemble et qu'il me demandait de finir. Ce bateau avait besoin du sang qui coulait dans mes veines, de ma tête et de mes mains. Son nom, c'était "La Molpée Banshee". Mon grand-père Joseff m'écrivait qu'on m'aiderait quand j'arriverais et qu'on saurait de qui j'étais le fils. Il m'expliquait, qu'il suffirait que j'aille là-bas au pays et que tout le monde me reconnaîtrait parce que je faisais déjà partie de la famille.Toutes ces années qui s'étaient écoulées, mon père avait parlé de moi à tout le monde et du jour où il irait me chercher pour me ramener et pour que je reprenne la pêche avec "La Molpée Banshee". Maintenant le moment était venu puisqu'on m'avait retrouvé et que je savais qui il était. Alors quand je suis sorti de la cage où je m'étais fait prisonnier moi-même, je me suis envolé comme les mouettes vers ce port en Ecosse. Cette fois, je savais qui j'étais, je savais où je devais aller, j'étais riche de la vie de misère de mon père et il y avait son bateau là-bas qui m'attendait pour prendre la mer, pour me montrer l'horizon, pour m'emmener vers lui. Plus de portes fermées, plus de grilles verrouillées, plus de lit en fer sous un plafond qui écrase, mais la mer qui file sous le ciel comme les dauphins et les orques que le soleil se couche ou qu'il se lève et une vraie famille à laquelle j'appartenais pour de vrai, bruyante et chaleureuse, mes oncles, mes tantes, mes neveux, mes nièces et tous les anciens, réunis sur la plage pour manger ensemble près du feu. Voilà tout le sang vaillant qui coule dans mes veines grâce à mon père et qui donne un sens à ma vie. J'ai la fortune d'être le fils d'un paysan-pêcheur. Ma famille m'a appris à travailler le bois, à le plier, à le tordre, à le coller, à entretenir une coque, à recoudre un filet ou une voile. Elle m'a enseigné l'art de la pêcherie, comment saisir le sens du vent, comment savoir entendre le chant de mon bateau quand il se lance à la poursuite des bancs de surface ou de fond à l'orient. La Molpée Banshee a de nouveau un cœur qui bat à l'intérieur, elle est vivante autant que je le suis. J'ai découvert ce qui échappe à ceux qui ne connaissent pas la beauté de l'océan, ses soleils, ses lunes, tous ses trésors : les reflets colorés des maquereaux et des harengs dans les vagues, la cavale des merlans, des églefins et des morues pourchassés par les indiens des mers et le jour qui se lève où l'on s'en vient piéger les langoustines, les vanneaux, les coquilles Saint-Jacques, les moules, les homards, les crevettes, les coques et les bigorneaux. Les anciens m'ont soufflé aussi le sens des affaires de mon grand-père et de mon père au débarquement de l'arrivage, savoir déjouer les contraintes des quotas avec le fishery officer et parvenir à lui vendre du lançon ou du tacaud alors que personne n'en veut! Sur ce navire fabuleux, dans notre tradition écossaise des petits tonnages, j'ai appris à relever tous les défis de la vie, j'ai appris à aimer la vie mais aussi à aimer les gens dans ma solitude profonde. Quelques fois, le désir me prend d'aller me coucher contre la coque en bois de la Molpée Banshee pour retrouver à nouveau mon père et mon grand-père. Je sais que nous sommes ensemble, je m'y trouve bien au chaud parce que je peux les entendre d'une certaine façon, les sentir et les voir. La Banshee, la Magicienne de l'autre monde nous a réuni ici pour l'éternité et si cela peut paraître étrange d'avoir appris l'amour, par le biais du souvenir et de la mort, c'est pourtant bien ce qui m'est arrivé à moi. J'ai rencontré ma femme et j'ai aujourd'hui moi aussi un fils grâce à la Molpée Bashee. Mon fils en deviendra un jour le capitaine et il écrira la suite de notre histoire. Grâce à ce bateau que nous avons construit, nous n'avons pas fait que passer, nous existons pour ce monde et son futur.