LA MONTAGNE ENVOÛTÉE

peter-oroy

Issues de la mémoire d'antan, les légendes du Pays des Loups nous font revivre un passé qui a forgé l'histoire et la culture des peuples. Nous sommes en l'an 1915 en Suisse alémanique...

          Cette année 1915 la neige s'est invitée jusque tard dans la saison. Elle a noyé les replis du vallon et s'éternise comme par paresse. Le village se recroqueville sur lui-même en attente de la belle saison. Les cheminées des fermes trapues à grands toits crachent encore des volutes de fumée grise. Dès l'aurore, les effluves de bois de sapin que l'on brûle dans l'âtre embaument les étroites ruelles.

On scrute la montagne. Les vaches dans l'étable s'impatientent. Au fond des greniers la réserve de foin baisse. Au travers des venelles glissantes du village, quelques chiens viennent humer l'air froid du matin.

L'aube naissante jette un pâle rayon de lumière dans la Stube[1]. La mère tisse sur le métier rudimentaire. Toute la journée est rythmée par le passage de la navette et du grand peigne que l'on abat sur la toile, en poussant du pied en alternance les marches qui actionnent le harnais. Une fine poussière plane alors dans la pièce baignée du soleil traversant les rideaux de fin voilage, achetés dans la vallée un jour de kermesse annuelle.

Le père, lui, il s'occupe des bêtes et emploie le reste de la journée à confectionner de petits objets en bois tournés que l'on vendra pour quelques Batz[2] aux gens de la ville lors des foires d'automne, pour agrémenter l'ordinaire.

Les enfants se rendent à l'école, qui en luge, qui à ski, un peu plus bas dans la vallée. La remontée sera plus fatigante. Il faudra tirer la luge ou porter les skis, mais on rit malgré tout.

 ***

          Puis, petit à petit, les ruisseaux se réveillent, la neige commence à fondre. Le vent encore froid fait trembler les jeunes pousses d'herbe au bord des chemins. Le soleil est enfin revenu et le rayon annonciateur de printemps s'immisce de plus en plus loin sur le parquet disjoint de la Stube. Progressivement, l'effervescence croit au village. Les regards observent de plus en plus la montagne, jusqu'au jour où tout se décidera.


La malle postale peut de nouveau monter au village et l'on a enfin des nouvelles d'en bas.

« Le petit de la Johanna est né cet hiver et tout va bien. Le vieux Matthias n'est plus. Le pasteur a bien parlé et la cérémonie fut belle. Il y a une guerre à nos frontières. Les Pays-Bas sont noyés sous les eaux de la Mer du Nord. On voit une photo floue d'une vaste étendue submergée. Des pauvres gens meurent encore par la folie des grands… »

Ainsi se dévoile le monde, en quelques pages de la gazette que l'on lit avidement jusqu'à la dernière virgule. Parfois la lecture est laborieuse, alors on va frapper à la porte du vieux pasteur qui habite en haut du village. Lui, il a été longtemps à l'école et sait bien lire, oui vraiment bien ! Il ne butte jamais sur les mots et il y met le ton. C'est merveille que de l'écouter !  

On entend les vaches meugler et l'air embaume la paille souillée de la literie qui finit sur le tas de fumier d'où s'échappe la vapeur d'un froid matin. L'odeur doucereuse se répand alors dans tout le village.

          – C'est pour bientôt ? Se demande-t-on alors.

Les jours passent et hier ressemble déjà à demain.

L'on réunit le conseil de commune pour délibérer. A l'ordre du jour quelques problèmes de voirie à résoudre, un peu d'intendance. Mais le principal objet étant : « Quand ? »

Alors chacun, selon sa faconde et ses connaissances ancestrales, donne son avis. Les plus anciens bénéficient de plus de crédit que les jeunes. Et l'on écoute en faisant oui de la tête. Une réprobation donne lieu à de soudains éclats de voix. Le Gmeindspräsident[3] ramène le calme. La réunion s'éternise et le Öpfubrand[4] fait place à la bière. La soirée est bien avancée lorsque que l'on se met d'accord sur une date. Les brumes d'alcool, après avoir échauffé les esprits, apportent un bienfaisant souffle soporifique anesthésiant les humeurs.

On retrouve le froid de la nuit tombée. Le pas mal assuré on rentre à la maison. La lutte a été âpre. Mais la date est arrêtée. On allume une pipe à couvercle au coin d'un chalet, là où le vent n'a pas trop de prise. Les discussions se prolongent au gré des haltes, pour bien expliquer la chose, avec force arguments à celui qui n'est pas encore d'accord. Demain tout sera oublié. Seule la date compte.

 ***

          Au fur et à mesure que le soleil réchauffe l'atmosphère, le village redevient bruissant de ses activités. On se prépare avec calme, mais l'impatience est présente au fond des cœurs. Cette année, il est décidé, sans grand enthousiasme, que pour la première fois le Häusi [5] puisse venir.

Les lueurs des bougies enluminent jusque tard dans la nuit les fenêtres des fermes.

Et puis c'est la veille du grand jour. On s'est réuni dans la salle communale pour dialoguer sur les derniers préparatifs et l'organisation de la montée. Pour l'occasion, les femmes ont préparé une bonne soupe aux pois et au lard bien gras. Une soupière pansue et ébréchée fume sur la table de bois brut, raclée par les ans. De grosses miches de pain trônent au milieu. Les Zinnkanne[6] sont remplies d'un vin aigre venu d'en bas.

Les vieux se tiennent vers l'âtre où craque une bonne flambée de bois sec, et se racontent les veillées d'antan, en sondant leur mémoire quelquefois défaillante. Parfois l'un d'eux fait revivre du fond de ses souvenirs, d'horribles histoires que les enfants, soudain intéressés, écoutent en tendant l'oreille. L'ambiance est survoltée et les lampes à pétrole diffusent leurs effluves huileux venant se mélanger aux senteurs parfumées de la fumée des bouffardes.

La veillée se poursuit jusqu'à ce que la vénérable pendule de parquet vienne rappeler à l'ordre les participants. Onze coups tintent et résonnent dans le coffre de l'austère gardienne du temps.

Les ruelles du village s'animent alors et deviennent pour un court moment bruyantes comme lors d'une foire de saison, puis le calme se referme sur la communauté d'Engenthal.

 

***

          Au petit matin, après la traite des vaches on se prépare au départ. La meneuse est parée de sa couronne en forme de cœur et de l'énorme toupin[7] au son grave. Le brouillard du matin monte en volutes humides depuis la vallée. Six heures trente sonnent au petit clocher du village. Toutes les vaches des environs sont réunies en un impressionnant troupeau de plus de cinquante têtes de bétail. Les aides des bergers, munis de bâtons courent de long en large tentant de rassembler les bêtes qui, lentement, prennent le chemin de l'Alpe. Le berger de tête - appelé armailli - siffle dans ses doigts et, tenant la meneuse par une de ses cornes, donne le signal du départ. Les bouviers bernois, fidèles chiens de bergers, sont aux aguets et disciplinent le troupeau. Le tintamarre des sonnailles envahit le village. Par tradition, et surtout pour conjurer le sort, on chante des chants religieux à capella. Les voix de basse des hommes résonnent en écho dans le village. Des visages d'enfants aux yeux encore engourdis de sommeil s'encadrent dans l'ouverture des fenêtres basses.

On part pour une montée de quatre heures vers les verts pâturages à l'herbe grasse.

Les femmes des fromagers, elles aussi revêtues de leur costume traditionnel, accompagnent la transhumance. Elles vont aider à la fabrication du Bergkäse[8].

Les sonnailles sont assourdissantes. Quelques bêtes portent les chaudrons de cuivre rutilant, d'autres les ustensiles destinés à la fabrication des meules. Tout ce petit monde s'affaire et se réjouit de retrouver le vieux chalet d'alpage.

On a tiré une vieille corde effilochée le long de la caravane pour maintenir et canaliser les vaches.

Les cailloux de la route ravinée roulent sous les pas. Le brouillard humide colle au visage et l'on n'y voit pas à cinquante mètres.

Le premier de convoi allume un fanal pour passer un tunnel creusé à même la roche. On ne sait jamais ! Une malle-poste peut à tout moment débouler sur le chemin. Le tintement des cloches est devenu fracassant et se répercute à l'infini sous la voute du boyau. Telle une horde envahissante, le troupeau prend possession des lieux au fur et à mesure de son avancée.

On a traversé des villages et des hameaux, emprunté des sous-bois mystérieux, passé à guet plusieurs ruisseaux, escaladé des monticules recouverts d'un glacis de givre. La troupe s'étale maintenant sur au moins un kilomètre.

Bientôt on atteindra les pâturages. Les bêtes et les hommes pourront se reposer.

***

          Quelques pierres viennent chuter aux pieds de Häusi. Puis d'autres plus grosses. On entend comme des bourdonnements dans les cimes perdues dans le brouillard, comme si la montagne en sortant de sa longue léthargie hivernale poussait des grognements en se réveillant. Puis encore des éboulis et des lambeaux d'herbe arrachés tombent de la falaise. Les vaches sont nerveuses et tentent de s'échapper. Häusi, lui non plus, n'est pas tranquille. Il bondit de long en large en évitant les pierres qui dévalent le flanc de la montagne maintenant avec fracas. Les chiens rampent presque sur les cailloux du chemin, les oreilles rabattues. Ils sentent le danger.

Puis, soudain, dans un grondement terrifiant un pan de la montagne s'écroule devant le troupeau entrainant dans sa folie dévastatrice un bout du passage et quelques arbres rabougris par l'altitude.

          – La montagne tombe ! S'égosille Häusi en faisant de grands moulinets désordonnés de ses bras. La montagne tombe ! La malédiction revit ! Hurle-t-il encore une fois. Puis il s'enfuit sans que l'on pût rattraper.

Tel un diable propulsé hors de sa boîte, Il dévale en bas du chemin en tenant son chapeau d'une main et son bâton de l'autre. Il saute comme un cabri au risque de se rompre le cou. On entend ses cris disparaître, happés par le brouillard. Puis plus rien. Le silence revient sur la montagne. Un silence lourd et pesant. Personne n'ose rompre ce linceul de peur muette. Quelques vaches se mettent à mugir, la tête en l'air. De la vapeur sort de leurs naseaux. Leurs sabots raclent le sol jonché de pierres et de mousses arrachées à la roche. La montagne tremble encore. Un ruisseau s'est formé qui glisse doucement vers le précipice. Les chiens ramassés sur eux-mêmes, les oreilles basses, courent le long du troupeau et guettent le moindre éboulis.

On s'appelle, les mains en porte-voix devant la bouche… l'écho répercute lugubrement les voix. Le berger de tête, après avoir attaché la Trudy à un rocher revient en courant le long du convoi.

          – Tout va bien ? Demande-t-il en se hâtant vers la fin de la colonne maintenant silencieuse et inquiète.

Les regards sont fixés sur la crête de la montagne encore enrubannée de nuages. Le brouillard s'agrippe aux cimes des sapins comme une toile d'araignée dans les cheveux. De temps en temps quelques vaches meuglent. Puis le silence retombe, pesant et effrayant. On écoute la montagne…

          – Le malheur est sur nous ! S'écrie une femme en se tenant la tête entre les mains.

        – Mais non, on doit redescendre et prendre le chemin du Metsch ! Ordonne Ueli.

Il va chercher la Trudy qui l'attend en broutant quelques chiches brins d'herbe du bas coté.

Heureusement, ils ne sont pas encore montés trop haut. Le sentier permet le croisement. La Trudy, de son pas lent, rebrousse alors chemin sous la conduite habile de Ueli. Arrivé au bout du troupeau on fait retourner les vaches vers la vallée. Toute la troupe repart vers l'embranchement du Chemin du Metsch. De Häusi, aucune trace.

          – Où est-il donc ce garnement ? Grommelle le Röbu.

          – On n'aurait jamais dû le prendre avec nous ! Renchérit un fromager barbu.

***

          En bas, au village, les fenêtres se sont ouvertes sur des regards inquiets. Le tremblement a été perçu jusque dans la vallée.

Graduellement la petite bourgade s'anime. Les portes des maisons s'ouvrent et, des hommes et des femmes sortent, la mine désappointée, le regard soucieux. Le raclement de semelles de godillots des villageois tourmentés se fait entendre dans les ruelles. Des femmes, coiffées d'un fichu de laine, abandonnant leur ouvrage se massent sur la place du village, les bras croisés sous la poitrine, s'interrogeant mutuellement du regard. Les vieux, les yeux rivés en haut vers les cimes maudissent celle qu'ils aiment et craignent tant à la fois. Parfois on entend un juron lancé par un ancien: « Par le diable ça recommence ! ».

 

Dans la mémoire ancestrale pourtant, se répercute cette peur latente. Pour vivre au pied des pâturages fertiles, il faut partager aussi cette menace. La montagne reste instable, particulièrement à la fin de l'hiver quand le sol se réchauffe après les grands froids et le gel. La roche bouge et se descelle jusqu'à l'éboulement. D'habitude, seuls quelques rochers dévalent les gorges profondes pour terminer leur course dans le lit du torrent, emportant avec eux quelques barrières en bois et des fûts de sapins fragilisés. Il y a bien longtemps que pareil cataclysme n'avait secoué la vallée jusqu'au village, à en faire trembler les maisons !

***

          En haut on s'affaire à regrouper les bêtes pour reformer au plus vite le convoi. Nerveuses, elles sentent le danger et montrent quelques réticences à se laisser diriger. Parfois l'une d'elles se cabre et s'échappe du convoi. Il faut lancer les chiens et courir à flanc de montagne pour la rattraper jusqu'à ce qu'elle regagne le rang. La montagne gronde en permanence. Tout là-haut des pierres se détachent et viennent s'affaler en éclatant sur les éboulis déjà présents.

Les bergers sont inquiets pour le village situé en contrebas. En bas il y a leurs épouses, leurs fils et filles et surtout le chalet, vieux de plusieurs siècles construit par leurs aïeux, et que des générations n'ont cessé de rendre plus confortable.

La caravane se dirige lentement vers l'embranchement du Chemin du Metsch. Tout semble intact vers ce flanc de montagne. 

          – Allez, maintenant on remonte par l'autre versant ! Ordonna Ueli de sa voix grave.

Le convoi suit la Trudy menée de main de maître. Au loin on entend encore la montagne gronder de douleur.

Le demi-silence est pesant. Les bergers aux aguets écoutent la colère de la montagne. On se confesse en aparté en murmurant quelques paroles divines. On cherche au fond de soi-même quel affront a-t-on perpétré contre la montagne pour engendrer ce courroux dévastateur. Les chants se sont tus. Par intermittence on appelle le Häusi. Pas de réponse ! Où peut-il être ?

Le pas des bêtes crisse sur les cailloux. Les sapins pleurent des larmes de pluie froide. Le soleil brille quelque part là-haut au-dessus des nuages. De petits ruisseaux se forment au flanc de la pente et serpentent vers le précipice.

La matinée est déjà bien avancée. Au hasard d'un chemin Ueli retrouve le chapeau de Häusi sur le bas côté. Il envoie un jeune armailli qu'il sait débrouillard à la recherche du fugitif.

          – Tu remonteras du village demain, Samuel ! Lui dit-il en lui tapant sur l'épaule.

           – Sois prudent…! Crie-t-il encore alors que le jeune garçon s'élance sur le chemin vers la vallée, accompagné par un des chiens.

Pendant ce temps la colonne continue de monter. Le martellement du troupeau est cadencé et le sifflet des bergers se fait entendre, rappelant une vache qui s'éloigne trop.

Après avoir longé une combe profonde, on arrive sur un plateau. Dans un brouillard tenace on devine la première métairie. Les bêtes pourront se désaltérer et prendre un peu de repos. C'est là qu'habite le vieux Walter, « l'Ermite » comme on se plait à l'appeler. 

Il se tient là sur le pas de porte du vieux chalet de planches grises, brûlées par le soleil et la neige. Une fumée blanche et odorante s'échappe de la cheminée. Les fenêtres laissent apparaître la lueur vacillante de la lampe à huile.

Walter, les poings refermés sur les revers des pans de son gilet élimé par les ans, regarde la caravane monter vers lui. La pipe toujours vissée dans la bouche, son vieux chapeau sur le chef, sa lourde silhouette bouche l'encadrement de la porte ouverte. Son regard d'acier compte les vaches. Il semble être taillé dans un tronc de sapin. Impassible il attend que les bergers s'approchent.

          – Allez, venez vous réchauffer. J'ai de la soupe sur le feu et de la gnôle.

Ils conduisent les bêtes au pré et prennent place sur la longue banquette de la terrasse du chalet. La grosse soupière joufflue arrive sur la table. Dès le couvercle soulevé, un fumet de lard s'échappe. On émiette le pain rassis dans les assiettes fumantes. Tenant quelques petits verres dans ses mains rudes et crevassées, Walter s'assoit à califourchon sur le banc encore humide de la fraicheur du matin. Il verse un liquide transparent à l'arome de prunes. En quelques phrases courtes, Ueli lui raconte leurs péripéties de ces dernières heures. Il lui confie comme il leur tarde de se retrouver au chalet d'alpage.

L'eau de vie et la soupe redonnent des couleurs aux joues. Les discussions vont bon train. Des rires commencent à fuser. Un accordéon un peu nasillard se met à entonner des chansons folkloriques que l'on reprend en chœur. Un tournoi de « Jass[9] » improvisé achève de mettre de l'ambiance au sein de la petite troupe.

L'heure passe et il faut bientôt reprendre le chemin de l'alpage. On réunit les vaches qui se sont éparpillées dans le pâturage, et l'on reprend la transhumance au son des sonnailles allègres.

Le brouillard s'est déchiré laissant apparaître un ciel laiteux qui s'obscurcit au fur et à mesure de l'ascension. Ça et là quelques volutes blanchâtres s'accrochent encore à la cime des sapins.

Au détour du chemin apparaissent les contours du château que l'on appelle « Turm der Raben »[10], qui n'est en fait que le vestige en ruine d'un donjon médiéval, mais dont la réputation maléfique a laissé son empreinte jusqu'à la grande ville là-bas au fond de la vallée.

En 1782 on y a brûlé la dernière sorcière répandant ses sortilèges sur la région. Depuis, on le dit hanté.

Il y a bien longtemps de cela, des notables du canton sont venus pour se rendre compte in vivo du phénomène. On les vit gravir la pente qui mène au pont-levis. Le crépuscule venu on distingua de la lumière, mouvante et dansante, de la fumée sortant de la cheminée, des chants plaintifs comme des prières ; ou bien était-ce le vent ?

Lors des longues veillées d'hiver certains racontèrent même que durant la nuit, d'horribles cris emplirent les lieux.

On ne les revit jamais partir. Un jour pourtant - c'était l'hiver et la neige abondait - un chasseur s'étant aventuré trop près des ruines, crut y voir une silhouette vêtue de haillons, le cheveu hirsute cachant les traits de son visage, un cierge à la main, se déplaçant sans un bruit, effleurant le sol en criant comme un corbeau. S'étant rapproché, le braconnier vit l'apparition disparaître et se fondre dans la pénombre de l'édifice. Pendant de longues années l'endroit resta maudit et on le laissa à son triste sort. 

Un évènement bien étrange avait pourtant éveillé les curiosités.

Lors d'une estive un participant fit remarquer qu'un pan entier de mur avait été relevé et orné d'une large fenêtre à meneaux donnant sur la vallée. Après enquête aucun mécène ne fut reconnu comme étant le rebâtisseur du donjon.

On oublia l'affaire jusqu'à un jour de décembre où un voyageur s'était perdu dans la montagne. Il y redescendit  un soir de janvier. Il semblait avoir perdu l'esprit. Ses propos étaient totalement irrationnels et on le confia au pasteur qui le soigna sans pouvoir lui redonner la raison. Un jour il disparut et on ne parla plus du « fou de la montagne ». Cette année là, la montagne s'écroula jetant l'effroi dans le village. On s'en référa au pasteur qui alla prier par là bas en haut pour apaiser les esprits, dit-on alors. Longtemps le village connut des heures paisibles jusqu'à aujourd'hui.

L'ancien qui a maudit le diable n'a pas tort d'être inquiet. Les croyances et superstitions sont très présentes dans l'esprit de ces rudes montagnards. Tout a un sens et rien n'arrive par hasard. Les souvenirs de la domination des Habsbourg et les troubles de l'invasion napoléonienne, puis la « Stecklikrieg[11] » de 1802 animent encore la mémoire de certains anciens. 

Des corbeaux bavards ont maintenant pris possession des arbres et des anciens mâchicoulis encore intacts de l'édifice. Leur vol audacieux se transforme en acrobaties sur ce ciel si lugubre.

Du fond de la vallée, le son du corps retentit ! Chacun prête l'oreille aux différentes tonalités de l'instrument pour en comprendre le message.

L'estafette qu'Ueli avait envoyée au village n'avait pas retrouvé le Häusi.

          – Où ce cache-t-il donc, cet idiot ? Maugrée Ueli rageur.

***

        Les sapins ont fait place aux prairies et on arrive à un promontoire où trône le chalet d'Alpage.

C'est une bâtisse robuste et trapue, bardée de planches brûlées par le temps. La façade s'orne de petites fenêtres protégées par des volets de bois peints en vert. A gauche, le toit descend presque jusqu'au sol, donnant un aspect encore plus râblé à la bâtisse. Sur le flanc droit du terrain, monte un chemin raviné qui mène à l'étable servant à abriter les bêtes en cas de mauvais temps ou d'orage. A mi-chemin, un bassin ventru taillé dans un monolithe, sert d'abreuvoir.

Le rez-de-chaussée abrite le laboratoire où l'on transforme le lait en fromage. La cave donne sur l'arrière de la maison et se perd dans un repli du terrain. Un peu plus loin, hors de portée du chalet, un bosquet de sapins à la cime pointue sert de paratonnerre. Une barrière de bois de sapin entoure la parcelle de façon à préserver le petit jardin potager. De fines gouttelettes d'humidité imprègnent encore la prairie. Une ambiance surréaliste et évanescente émane du paysage et alloue l'impression d'un tableau romantique du XVIIIe siècle

Martha, la compagne d'un des bergers, repousse un à un les volets de bois geignant en vibrant sur leurs gonds. Les fenêtres à culs de bouteilles décorées de rideaux de toile fine s'ouvrent sur la vallée. Ainsi rendues à la lumière elles ressemblent à des yeux qui s'ouvrent après un long sommeil.

L'installation se poursuit par la pose des chaudrons de cuivre et tout le matériel nécessaire à la fromagerie d'alpage. Les bêtes s'égaillent en broutant l'herbe déjà riche des hauts pâturages. L'âtre monumental commence à grésiller en dévorant les boisseaux de branches sèches coupées l'année passée. De grosses bûches viennent apaiser l'appétit du feu qui rougeoie maintenant en projetant des éclairs pourpre et or ondulant au fond de la pièce. Bientôt, de la marmite joufflue s'élève une vapeur odorante de légumes et de couenne de porc. Le pain cuit dans le four encastré dans un mur. Le repas du soir est en route. Des femmes s'affairent encore au putzage[12] de la maison. Le soir tombe et les fenêtres s'éclairent d'une lumière mouvante et chaleureuse. On dit une prière pour le petit berger en espérant que les gens du village le retrouvent bientôt.

***

          En bas, au village, on s'inquiète aussi de la disparition de Häusi. Demain il faudra partir à sa recherche ! La nuit tombe et il y a grand danger à affronter la montagne dans l'obscurité. Le petit est assez malin pour se réfugier dans quelque grotte ou abris de fortune.

La vieille Anna, la grand-mère de Häusi qui a la garde du petit orphelin s'est levée de bon matin pour aller injurier les notables qui ont accepté la présence du jeune berger pour cette estive.

          – Soyez damnés chiens galeux ! Lance-t-elle aux élus qui se préparent à former une colonne de secours.

Sans se démettre de leur superbe face à la vindicte populaire que représente la Anna, ils continuent à rassembler les vieux villageois et ceux qu'ils ont désignés pour partir à la recherche du Häusi.

Le pasteur tente bien de calmer les esprits en citant les Béatitudes de Saint-Mathieu: « Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux. Mathieu 5,3-12 ».

Son discours n'apaise pas le courroux de la Anna qui ne cesse de vociférer contre les hommes et la terre entière, épargnant le ciel par respect ou peur de l'homme d'église. Celui-ci se tient droit, la tête penchée en signe d'apaisement, sa main gauche enserrant sa bible qui ne le quitte jamais. Sa main droite, paume tournée vers la démente lui offre le salut muet de Dieu. Tout en lui exsude la miséricorde.

Les hommes partent en silence en direction des cimes lointaines. Les femmes, restées au village, se réunissent au temple pour une courte prière avant de reprendre leur ouvrage. Les maîtres tisserands de la plaine attendent les travaux achevés sous peu.

Le village parait mort, seules les cheminées qui fument dénoncent une présence humaine. 

Le groupe de montagnards mené par le jeune armailli monte maintenant en direction du Chemin du Metsch en appelant « Häusi, Häusi, où te caches-tu ? » 

En atteignant la Tour des Corbeaux, les villageois entendent les maîtres des lieux croasser dans les branches encore décharnées des arbres entourant l'édifice. Ils s'arrêtent et font silence. Leurs yeux tentent de percer les murailles encore debout. Y aura-t-il un fou assez courageux pour aller inspecter les ruines ? …En retrait, au pied des vestiges, on préfère appeler le Häusi. 

C'est alors que mystérieusement les corbeaux cessent leur ballet aérien et, leurs cris perçant et rauques se perdent dans le silence des décombres du château.

Soudain, plus un bruit ! Les durs montagnards doivent maintenant lutter en leur for intérieur contre la peur des légendes imprimées depuis des générations quelque part dans leur mémoire et qui ressurgit devant l'inexplicable.

Le hurlement d'un loup retentit soudain tout près des hommes. Puis un autre. Et encore un autre.

          – …sont au moins trois ! Crie un vieillard barbu comme un bouc. Il lève alors son bâton en vociférant. Les autres reculent. La malédiction se reproduirait-elle ? 

On disait qu'en ces temps immémoriaux, lorsque l'on avait brûlé la sorcière, les loups étaient venus pour protéger les restes de la malheureuse, et que jamais les hommes n'avaient pu détruire le bûcher. En fait, de vieux tronçons de rondins calcinées, mangées par la vermine et envahies par des colonies de champignons bruns ferment encore l'entrée du passage vers le pont levis, tout près de la muraille reconstruite par la main du diable. Elle leur avait bien dit que le sort un jour s'acharnerait sur le village !

Le vieil homme barbu, sans doute le doyen du village, s'approchant du lugubre bâtiment, invoque Belzebuth dans d'incompréhensibles incantations et demande l'entrée vers le donjon. Un éclair bleuté s'abat alors sur lui et le transforme en brandon que les autres ont quelques difficultés à éteindre.

Les hommes, médusés, reculent et ôtent leur chapeau en signe d'allégeance et de respect. De nouveau le hurlement des loups se fait entendre. Les moins courageux des villageois détalent comme des lapins. Les autres un peu plus intrépides se dispersent par petits groupes et cherchent refuge dans la sapinière hantée par les corbeaux.

C'est alors qu'un des montagnards croit voir une silhouette de femme richement vêtue, tenant une torche à la main, les observant par la fenêtre de la tour. Elle ressemble à la vieille Anna : même posture, même stature, le cheveu ébouriffé, le même menton pointé en avant.

          – Par le diable, ça ne peut pas être possible ! S'écrie un des notables du village.

Paniqués, ils se réunissent pour redescendre au village. Ils veulent s'assurer que la vieille femme y est encore. Ils se hâtent sur le chemin caillouteux. Aidés de leur bâtons ils passent à gué des ruisseaux et coupent court au travers des bois, escaladent des collines et, en un rien de temps ils arrivent aux confins de la petite bourgade. Sans se préoccuper des interrogations des villageoises ils se précipitent chez la vieille Anna. Elle est là, enfoncée dans sa vénérable chaise de bois au dossier paillé, son bonnet de dentelle fatigué sur sa toison hirsute. De ses doigts crochus elle file la laine que dévide l'épinglier en pinçant l'écheveau déroulé par la grande roue du rouet.

 A son air hébété il semble bien qu'elle ne sait pas ce qui vient de se passer là-haut vers la tour. Ce ne pouvait donc pas être elle tantôt dans les ruines. Pourtant les villageois sont dubitatifs. Une vague odeur de feu refroidi plane dans la chiche demeure de la doyenne du village. Pourtant l'âtre est éteint et il fait bien froid dans cette sombre masure. Elle leur raconte qu'elle s'en était allée par la montagne quérir quelques boisseaux de branches tombées. Ils s'étonnent qu'elle soit déjà chez elle à l'ouvrage. Son pas n'est pourtant pas si vaillant !

L'atmosphère de cet intérieur est quelque peu surprenante. Sombre et lugubre, la pièce est froide et l'on s'y sent malvenu. De mauvaises ondes règnent entre ces murs. La poussière s'est accumulée au fil des ans. Par endroits de grosses toiles d'araignées emprisonnent les crasseux voilages décousus des fenêtres opaques. Une litière d'où émerge de la paille grisâtre semble être oubliée dans une alcôve. Une lampe à huile encrassée pend du plafond de bois noirci par la fumée. Sur la table de bois branlante un reflet de repas sèche dans une écuelle. Par contre dans un coin reculé de la pièce de vie, une armoire rutilante et astiquée avec soin semble ne pas appartenir à ce décor miséreux.

Ruedi, qui furète pendant que les autres questionnent la Anna, remarque quelques brindilles humides de sapin vers le pied du meuble. Un peu de terre et d'herbe s'y mêlent. Il veut s'en approcher quand un magistral coup le plaque au sol. Il se relève pendant que ses compagnons le regardent avec surprise. La vieille n'avait pas bougé. Personne à proximité de Ruedi !

Son regard parcourt la pièce en cherchant la cause de cette chute. Soudain, il prend peur et s'éclipse en claquant la porte.

Au bout d'un moment ses amis sortent de la maison et, en s'approchant de Ruedi ils lui demandent quelques explications.

A l'écoute de son discours on décide que la Anna allait être surveillée. Il se passe des choses étranges en sa présence. C'est peut-être sorcellerie que tout cela ! Après tout ? 

La montagne qui tombe, un disparu, un vieillard brûlé par les feux de l'enfer. Le village est-il sous l'emprise du Malin ? La question fait le tour de la tranquille bourgade. On se réunit au temple sous la protection de Monsieur le pasteur. On dit des prières, on entonne des chants psalmodiques pour conjurer le sort. Tout le village est présent.

Non ! Pas tout le village. Il manque celle que maintenant on appelle « Die Hexe » : la sorcière.

Un petit groupe de villageois bravaches armés de bâtons, de fourches et de crucifix de bois se rue vers la maison de la sorcière. La bâtisse éloignée du village, semble se fondre dans la pénombre des sapins. Elle paraît abandonnée. Pas de lumière aux fenêtres, pas de fumée sortant de la cheminée. L'endroit est lugubre et noyé dans un brouillard poisseux. Le pas des hommes se fait plus lent. Le meneur écarte les bras pour ralentir encore plus la marche de ses coreligionnaires. Ils se faufilent subrepticement vers le taudis d'Anna. S'approchant d'une fenêtre, Fritz, un fier paysan aux bras solides, tente de jeter un regard à l'intérieur. C'est alors qu'un gros chat noir lui saute dessus en poussant un miaulement féroce. Fritz recule précipitamment et trébuche sur ce qu'il croit être un tas de bois. Il s'agit en fait d'un pentacle fait d'ossements et entouré d'un cercle de cailloux noirs. Tout autour on décèle des traces de pas de chiens imprimés dans la boue du talus.

C'en est trop pour les villageois dont la superstition est ravivée par ces évènements. Leur conviction est faite. Il faut neutraliser la sorcière.

Le reste des habitants d'Engenthal est venu en renfort. Qui avec sa fourche, qui une faux à la main que l'on agite en hurlant. Resurgissent les ancestrales croyances populaires. Le pasteur, la bible à la main exhorte à la miséricorde. Personne ne l'écoute. Les harangues se font de plus en plus vindicatives. Plus rien ne peut arrêter ces braves montagnards pourtant d'ordinaire si pacifiques. La masure est prise d'assaut. La porte saute sous la poussée de ces braves gens assoiffés de colère aveugle.

Ils s'arrêtent sur le pas de porte, n'osant franchir le seuil maudit de l'antre de la maléfique Anna.

Une grosse paysanne, plus hardie que les autres se précipite, brandissant un hachoir au-dessus de sa tête. Elle se fige au mitant de la Stube, écarquille les yeux, fixe l'armoire d'un regard hypnotisé.  Son arme redescend lentement le long de son corps et fini par glisser de sa main, heurtant le sol en produisant un son métallique qui semble se répercuter en échos lointains au plus profond de la masure. Les mains en avant, elle avance lentement vers l'armoire béante laissant apparaître des robes d'antan plus chamarrées les unes que les autres. De ses doigts charnus et râpeux elle tâte la richesse des soieries. Sa peau crevassée émet un crissement agaçant en s'accrochant dans les fines mailles de tissus.

Le Gmeindspräsident, fendant la foule, s'approche alors et pénètre à son tour dans la pièce.

          – Ne rien toucher ! Ordonne-t-il de sa voix grave en levant l'indexe de la main droite en signe de mise en garde. 

Sa prestance et son habit du dimanche lui confèrent l'apparence d'un notable de la ville venu se perdre dans la montagne. Il faut dire qu'il est maître tisserand et que tous les métiers hébergés dans les chalets du village lui appartiennent.

On décide alors de faire une battue pour retrouver la sorcière. Elle se cache probablement dans les ruines du donjon. La troupe se met en route vers La Tour des Corbeaux. Par mesure de précaution, quelques villageois retournent vers les chalets pour évincer d'éventuels pillards et surveiller les feux.

***

Pendant ce temps, en alpage, on s'affère à traire les vaches pour produire les premiers fromages. Il se produit alors un phénomène étrange. Le lait des vaches se transforme au fur et à mesure de la traite en vinaigre odorant et piquant au goût.

Les bergers médusés se regardent sans prononcer une parole. Ils savent ce que signifie cette maléfique manifestation.

          – Nous avons été envoutés ! S'écrie une des femmes.

Force est de constater qu'une sorcière rôde dans les parages. Il faut la neutraliser sinon la production de fromage est compromise pour cette année. Ils vont devoir veiller jour et nuit pour la surprendre et inverser le maléfice.

Un fanal brûlera sans interruption à proximité de l'étable. Une prière sera dite chaque matin et chaque soir. On pend une torsade d'ail à l'entrée. On dessine un arc de cercle de sel gris de montagne sur le seuil de l'étable et le pas de porte du chalet.

La visite de trois villageois venus raconter les faits survenus en bas ne rassure pas les bergers. Pendant la journée rien ne se passe. Après avoir rentré les bêtes pour la nuit on tend une corde munie de petites cloches claires et on dispose des branches sèches et craquantes autour des bâtiments. On ne peut utiliser les pièges à loups. A cause des bêtes, ils représenteraient un danger si par mégarde on en oubliait un. On verse le mauvais lait au pied d'une croix plantée sur le chemin qui mène à l'alpage. Ce témoin ostentatoire de la croix en terre réformée parait incongru. Pourtant il remonte aux temps anciens où Zwingli n'avait pas encore converti la région au protestantisme.

Jusque tard dans la nuit les bergers monteront la garde à tour de rôle. Puis le sommeil les terrassera jusqu'au lever du jour.

 

Le premier levé, Ueli part inspecter les pièges. Alors qu'il hume l'air frais du matin en passant sa bretelle par-dessus son épaule, il entend les vaches meugler plus que d'ordinaire. Il se saisit d'un bâton qui traîne par là et se dirige sans bruit vers l'étable. Il remarque la corde coupée qui git au sol, le sel balayé et l'ail arraché. Arrivé sur le seuil, dans la pénombre il voit une silhouette revêtue d'une large houppelande et marchant à l'aide d'un bâton de pèlerin en train de chuchoter à l'oreille d'une vache. Il assène un coup de son arme improvisée sur le dos de l'étrange présence. Celle-ci lève un bras décharné et, se tournant vers Ueli lui crache au visage en tentant de fuir. Mais le rude gaillard ne s'en tient pas là et les coups redoublent. Intrigués par le bruit et les cris, les bergers arrivent et maîtrisent l'intrus. A la stupeur générale la capuche qui avait glissé révèle le visage de Anna, la vieille sorcière.

Sans ménagement on l'entrave et, accompagné des trois villageois, on entreprend la descente vers le village. La mégère vocifère et hurle des incantations incompréhensibles. La marche est rendue pénible par les gesticulations de la sorcière. Elle est retenue par trois cordes que chacun s'évertue à tendre pour la maintenir hors de portée des autres. Elle se débat la diablesse !

Le ciel verse des larmes de pluie froide qui détrempe la ravine. Bientôt on sera en vue de la Tour des Corbeaux. Etrangement l'ensorceleuse semble se calmer et vouloir activer la marche vers le village.

          – He là, pas si vite ordonne Ueli. Es-tu si pressée de rencontrer la justice des hommes et de Dieu pour expier tes méfaits ?

En réponse les loups lui répondent par de longs hurlements. Une lourde fumée poisseuse semble leur barrer la route. Les fenêtres de la tour sont toutes éclairées et une crécelle caquette à en perdre ses lamelles.

Stupéfaits, les hommes hésitent et s'arrêtent au milieu du chemin, sous les ricanements sonores de la vieille. On l'attache prestement à un arbre alors que le timbre de son rire glace le sang. Les hommes s'engagent courageusement sur la vire qui mène derrière la tour. Ils arrivent à y pénétrer sans encombre. Le spectacle qui s'offre à leurs yeux est déroutant.

Le Häusi est là, tourné vers la fenêtre. Il agite comme un beau diable une crécelle monumentale et appuie en même temps sur des outres de peaux de bêtes terminées par des cornets en forme de trompe qui imitent à s'y méprendre le hurlement du loup, des loups devrait-on dire. Accroché à sa ceinture, un baudrier de cuir relié par des liens à des soufflets anime de petits foyers disposés près des fenêtres.

Vu de dos, toute cette mise en scène à quelque chose de fantomatique, surréaliste, dantesque.

 ***

          La sorcière ne cesse de clamer que dans les temps anciens on a spolié sa famille de ses terres et de ses biens pour une vague querelle de clocher.

On l'enferme dans un cellier avec le Häusi. On se réfère aux anciens qui ne peuvent accréditer ni réfuter la thèse de la sorcière.

On demande au pasteur qui lui non plus ne sait rien. Alors on fouille dans les archives de la paroisse. On y découvre que le château ne s'appelait pas Turm der Raben, mais Zum Engenthal von Göldin, et qu'il appartenait à une très vieille famille catholique. 

          – Au fait, elle s'appelle comment la sorcière ? Demande un des administrés.

Sur les visages perplexes et fermés de ses compagnons, il décèle un vague soupçon d'incrédulité. Personne jusqu'à présent ne s'était enquis du nom de la Anna.

C'est en furetant dans un fatras de vieilleries poussiéreuses que, dans un vieux livre relié de peau, en ce jour de 1915, un anonyme administré du village d'Engenthal retrouva un acte de propriété manuscrit datant du 14e siècle. Il fut prouvé que les Zum Engenthal von Göldin furent dépossédés de leurs biens, entre autre : le château.

La vieille Anna qui a indubitablement des dons de sorcellerie, voulait, avec l'aide du Häusi redonner splendeur au château qui, il y a bien longtemps, appartenait à sa famille et surtout châtier les villageois d'avoir brûlé son aïeule.

Le calme est revenu dans le village et sur l'alpe. On sait maintenant le fin mot de l'histoire d'Anna Zum Engenthal von Göldin.


FIN


Contes et légendes du Pays des Loups

© by Peter Oroy 2016


[1]Stube: Pièce commune de la maison
[2] Batz : Ancienne monnaie suisse.
[3]Gemeinde Präsident: Maire en dialecte Suisse alémanique.
[4]Öpfubrand: Apfelbrand, Alcool de pomme en dialecte Suisse alémanique.
[5]Häusi: En Suisse alémanique, surnom de Hans.
[6]Zinnkanne: En Suisse alémanique, pot en étain.
[7] Toupin : En Suisse Cloche de vache de forme bombée donnant un  son grave.
[8]Bergkäse: Fromage de montagne
[9]Jass: Belotte suisse
[10]Turm der Raben: Tour des corbeaux
[11]Stecklikrieg: Guerre des bâtons, succédant au départ des troupes d'occupation françaises de Napoléon.
[12]Putzage: dérivé de putzen en langue alémanique. (Nettoyage, faire le ménage)
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