La Nature a la mort esthétique
Aurélia Demarlier
J'ai écrit ce texte en octobre, après une promenade automnale.
Ce matin, je suis sortie me promener. Les feuilles mortes qui jonchaient le sol donnaient l’impression que les pieds des arbres baignaient dans un tapis de sang. L’été se meurt, ai-je pensé. La Nature a la mort esthétique. Les érables étaient rouges des pieds jusqu’aux cheveux, offrant un spectacle éblouissant aux yeux des passants qui ne semblaient pourtant guère sans extasier – à part moi. Je trouvais que les érables faisaient preuve d’une extrême délicatesse à se parer ainsi de leurs plus beaux atours alors que la lumière se faisait rare et que leur sève s’amenuisait. Si seulement le corps de l’homme pouvait lui aussi, à l’aube de la mort, se parer de couleurs chatoyantes, offrant à ceux qui lui subsistent une consolation.
Ah, si l’homme pouvait mourir avec autant d’esthétisme… alors les hôpitaux deviendraient des musées où l’on se bousculerait pour admirer les mourants. Alors la mort deviendrait un feu d’artifice, la beauté sublimerait le chagrin – à défaut de le supprimer –, peut-être verrait-on venir la mort avec moins d’appréhension. Qui aimerait l’automne si le pus suintait des arbres et si l’air embaumait le rat crevé ? Qui aimerait l’automne sans ses cascades mordorées, ses feuilles crépitantes sous nos chaussures, cette avalanche de couleurs qui semble davantage célébrer un heureux avènement qu’une fin prochaine ? Qui soupçonnerait que, sous ce paysage glorifié, la nature se meurt ?
Dénombrerait-on autant de maisons de retraite si le corps décrépi de nos ancêtres se drapait de lumière et nous abreuvait de chansons olofactives à l’égal des sous-bois où l’esprit se perd en rêveries ?... Aurait-on autant besoin de cadenasser la mort, de dresser un périmètre pour qu’elle ne contamine pas la vie, de garder les mourants à l’abri… Mais qui les maisons de retraite mettent-elles à l’abri ? Les mourants ou les vivants ? Seraient-elles encore nécessaires si la mort seule pouvait extraire du corps l’apogée de sa beauté ? Combien serions-nous encore à trembler à l’idée que nos parents puissent un jour nous offrir une vision mirifique ? Certes, l’absence serait la même – toujours impossible à combler. La beauté n’ôterait pas le caractère définitif, effroyable de la mort. Mais tout ce qui la précède – cette période que certains craignent plus que la mort – deviendrait une expérience que l’on pourrait envisager comme une sorte de privilège, de justice rendue à celui qui s’en va.
Mais peut-être suis-je loin de la vérité. Peut-être si la mort devenait belle, alors la beauté deviendrait-elle mortuaire ? La beauté serait indéfectiblement associée à la mort et l’esprit en viendrait à fuir la beauté comme la peste. Ôtez-moi ce beau visage de ma vue, il ressemble à un éloge funèbre… Ce serait l’avènement des moches. La laideur deviendrait l’emblème de la vie, tandis que la beauté couronnerait la fin. Tout ce qui est beau serrerait le cœur. Tout ce qui est beau reflèterait l’au-delà. La beauté ferait mal – comme aujourd’hui – mais plus mal encore. Loin d’évoquer l’éternelle jeunesse, la fontaine de jouvence, elle miroiterait l’éternel repos de la mort et quiconque serait beau porterait la mort en son sein.
Quel monde préférez-vous ?