La Nature humaine

heathcliff

                                                                                                                            

Ils contemplent la nature, paisibles, loin des hommes, loin de tout, de cette nature humaine qui leur fait horreur. Ils ont tout laissé derrière eux, amour, haine, instinct de survie, et ne le regrettent pas. Sont-ils encore vivants ? Ils n’en savent rien. Ils sont assis ici depuis quelques heures, qui pourraient tout aussi bien être quelques siècles.

Leur passé n’est que souffrance, violence et cruauté. Pourquoi en parler ? Au fond, peut être sont ils seulement endormis, sur le point de se réveiller, de retour dans le monde réel, qui n’est que noirceur. Voilà longtemps qu’ils n’avaient pas été assis côté à côte, sans la peur pour leur nouer la gorge. Et ils sont heureux, satisfaits de retrouver leur amour, intact, d’une incroyable intensité, malgré les épreuves, les obstacles, les séparations. Tous deux sont jeunes, pourtant, ils paraissent avoir cent ans. Leurs crânes sont rasés, leurs traits sont marqués, quelques rides prématurées accentuent leurs visages. Ils sont d’une maigreur effrayante, leur peau grise est couvertes de plaies et cicatrices aussi nombreuses que les vaisseaux sanguins qui la parcourent.  Malgré cela, elle le trouve toujours aussi beau. Lui la trouve toujours aussi belle. Timidement, elle sourit. Enfin, ils se regardent. Lui pose sa main sur la sienne. Chacun a un numéro à cinq chiffres tatoué sur le poignet. Et à ce contact, une vague de souvenirs afflue en eux, malgré eux.

Ces gens qui disparaissaient peu à peu, dans leur entourage. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’eux et leur fils. C’était leur tour. La porte enfoncée, on les frappe, on les insulte, on les emmène. Un wagon exigu. Pas d’eau. Rien. Rien d’autres que tous ces autres êtres humains qui crient, pleurent, et se frappent entre eux. Ils arrachent ce bout de tissu jaune de leurs vêtements. Ils n’en auront plus besoin. Là où ils vont, on sait qui ils sont. Définitivement catalogués. Leur fils ? Le reverront-ils un jour ? Voilà déjà qu’on les arrache l’un à l’autre. La descente aux enfers a commencé.

Il secoue la tête. « Pourquoi penser à cela  maintenant que nous sommes morts ?

-Non, nous ne sommes pas morts. Sinon, nous ne serions pas ici. Mais au fond, quelle différence cela fait-il ? Peut-être faudrait-il mieux l’être », murmure t-elle.

« Pourtant, comment ne pas espérer de tout coeur que nous le sommes ? Je ne veux pas retourner dans toute cette horreur, me réveiller encore une fois entre ces deux hommes qui partagent mon lit, s’il est permis d’appeler cela un lit, pour que nous souffrions ensemble. Je ne veux plus supporter cette boue et ce paysage constamment déprimant, et vivre dans la crainte continuelle du typhus. Je ne veux pas mourir gazé comme tous les autres, mais la mort me paraît d’une douceur incroyable. Ils ont gagné ! Ils ont réussi. Nous voilà anéantis. Nous voilà résignés. Nous ne sommes plus que des animaux. Qu’avons-nous encore d’humain, dis moi ?

- Humains, nous le sommes toujours, rassure-toi.

- Et eux, ces fous qui nous assassinent en y prenant un malin plaisir, sont-ils encore des hommes, ou des monstres ? Des démons du mal ?

- Ne comprends-tu donc pas ? L’humain est naturellement monstrueux. Tu ne voudras probablement jamais l’admettre, mais si tu avais été à leur place, tu te serais conduit de la même manière. Ces nazis sont comme toi et moi, à la différence qu’ils ne sont pas juifs. Eux aussi ont une famille, eux aussi sont instruits. Pourtant, la manipulation a révélée leur nature monstrueuse. Certes, ils prennent du plaisir à nous torturer, mais toi, si tu pouvais leur porter atteinte, tu en retirerais une grande satisfaction, c’est indéniable. Ne parle pas de bien ou de mal. N’avons-nous pas vu des gens biens se transformer en d’abominables dénonciateurs ? N’importe qui peut devenir mauvais, j’en ai la conviction.

A la tête de tout cela, un seul homme. Un fin psychologue qui sait tout cela, et plus encore ! Lui déplaire mène à la mort. Alors, sous l’emprise de l’instinct de survie, ils lui obéissent et adoptent son système de pensée. »

Elle se tait. Lui, impressionné par la démonstration de sa femme, à laquelle il ne trouve rien à redire, la prend dans ses bras et la berce doucement. Il a compris, et n’en trouve l’humanité que plus atroce. Il a fallu que tant d’horreurs se dressent sur son chemin pour qu’il en prenne conscience.

Autour d’eux s’épanouit la nature. Voilà longtemps qu’ils n’ont pas contemplé quelque chose d’aussi beau. Un sentiment qui ressemble à la liberté prend peu à peu possession d’eux. Peut être pas pour longtemps. S’ils s’éveillent, tout recommencera, et leurs réflexions ne leur permettront pas forcément de survivre.

Ils sont le reflet de la nature humaine. Oui, l’être humain est un monstre, un sadique, qui prend un malin plaisir à torturer ses semblables si les circonstances le veulent, mais malgré cette fatale vérité, il est aussi capable d’aimer ses semblables, de les protéger, de les aider, car l’amour est sa plus grande force. Alors oui, nous sommes capable de devenir des monstres, mais nous pouvons tout aussi bien être des anges.

Ils profitent de cet instant car c’est peut-être le dernier qu’ils passent ensemble. L’horizon ensoleillé, d’une belle couleur rouge orangé, n’a jamais été aussi magnifique. Ils s’aiment. Ils sont humains.

Ils sont juifs.

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