La nouvelle du RER

junky

A tous ceux, qui comme moi, ont passé des heures et des heures dans les transports en commum en espérant que quelque chose vienne y rompre la monotonie...

____

Le train achevait d’entrer en gare dans un grincement métallique, lorsque Noé repéra la fille en rouge parmi la foule qui en descendait.

            -Tib... Thibault, regarde c’est elle ! dit-il en agrippant le bras de l’homme assis au volant de la camionnette.

Tib se pencha par-dessus Noé et jeta un œil à la gare en contre bas. Il grogna.

            -Merde... merde, tu es sûr ?

            -Certain ! Comment ça ne pourrait pas être elle ?

Tib se gratta la barbe qu’il avait naissante et regarda l’heure sur l’écran de l’autoradio.

            -Deux heures moins vingt-trois. Comment est-elle habillée ?

Noé se jetait déjà sur la banquette arrière, se contorsionnant pour enfiler l’épaisse veste noire et mauve sur son corps massif. 

            -Rouge, comment veux-tu qu’elle soit habillée ? C’est elle je te dis. Bouge putain, on a plus que quelques secondes avant qu’elle sorte de la gare.

Tib obtempéra, tournant les clés dans le contact et conduisant la voiture à deux pas de la gare. Il en sortit en même temps qu’il enfilait sa propre veste de contrôleur. Les deux hommes pressèrent le pas sous la fine pluie qui commençait à tomber, parlant d’une voix basse et précipitée.

            -Tu as l’appareil ?

            -Oui, fit Noé en tapotant la poche avant de sa veste. N’oublie pas, il ne faut pas que des gens nous voient, ni nous entendent. Ni ne l’entendent elle, si jamais elle crie.

Tib fronça les sourcils alors qu’ils descendaient la pente douce menant à l’entrée de la gare. Aucun agent RATP au guichet, l’homme était probablement parti en pause. Ils passèrent les portillons et se postèrent, à la sortie même du quai. Déjà une petite foule en ressortait, mais Noé et Tib se contentèrent de les laisser passer sans dire un mot, leurs têtes tournées vers le mur.

            -Elle va forcément se débattre, tu sais, finit par grommeler Tib.

            -Je suis là pour la maîtriser ! Si tout se passe comme prévu, nous n’aurons même pas à courir vers la camionnette. Elle traîne le pas, rêvasse, et la foule sera largement disparue quand...

            -Tais-toi, voilà le vieux et sa valise.

Un vieil homme grimpa les marches menant aux deux contrôleurs tout en traînant une énorme valise à roulette. Il fut immédiatement suivi par deux femmes parlant d’une voix énergique et haut perchée, puis un jeune garçon qui s’apprêtait à allumer sa cigarette dans les escaliers mais se figea sur place en apercevant les contrôleurs. Tib et Noé ne lui accordèrent aucun regard alors qu’il filait ventre à terre, toute leur attention concentrée sur la gueule des escaliers d’où filtrait la lumière grise du jour. A mesure que le martèlement de la pluie s’accélérait, les trois personnes restantes à passer pressèrent le pas et ne remarquèrent même pas la présence silencieuse des deux hommes.

Tib se mordit la lèvre en voyant que derrière les tourniquets de sécurité, certains voyageurs traînaient le pas pour s’engager dans la rue sous la pluie battante.

            -Elle en met du temps...

            -Rattache son lacet, ajuste son mp3 sur les oreilles, répondit en écho la voix de Noé.

Thibault reportait son regard sur l’escalier quand elle apparut. Le capuchon de sa veste rouge farouchement relevé sur sa tête, des mèches éparses s’en échappant, elle s’engagea sur la première marche sans lever une seconde le regard vers eux. La veste rouge était bien trop grande pour elle et, comme prévu, lui arrivait à mi-cuisse. Les deux fils noirs de ses écouteurs se balançaient au rythme de sa montée.

D’un discret coup de coude, Noé repoussa Tib en arrière et celui-ci obéit aussitôt, reculant de deux mètres avant de tourner le dos. La gare était désormais déserte. Il serra les dents lorsqu’il entendit Noé interpeller la jeune fille, puis sortit de sa poche le coton et la bouteille de chloroforme.

            -Mademoiselle, titre de transport s’il vous plaît ?

Elle sursauta, apparemment trop plongée dans sa musique pour remarquer la présence massive de Noé. Son œil enregistra d’ailleurs ce dernier détail aussitôt, et elle recula d’un demi pas face à la haute carrure de l’homme. Noé ne ressentit rien d’autre qu’un amusement mêlé à de la pitié.

Elle retira un écouteur et le laissa pendre tout en balbutiant un bonjour peu convaincu. Elle fouilla un instant dans ses poches à la recherche de sa carte avant de la tendre à Noé.

A travers la demi-pénombre de la gare, et le capuchon n’aidant pas, celui-ci avait du mal à distinguer le visage de la fille en rouge. Quelque part, la plus grande crainte de Noé était qu’il ait pu se tromper de cible. Cette perspective le pétrifiait tellement d’horreur qu’il se sentit obliger de vérifier avant. Et cela ferait gagner du temps à Tib qui, du coin de l’œil Noé le voyait bien, semblait en grande difficulté pour verser quelques gouttes de chloroforme sur du coton.

Il leva la carte à hauteur de ses yeux, fronçant légèrement les sourcils avant de reporter son regard sur la figure de la jeune fille. Ses yeux semblaient encore plongés dans une profonde rêverie mais le plissement de ses lèvres montrait que la situation la dérangeait au plus haut point.

Et moi donc, songea Noé en se raclant la gorge avant de dire :

            -Baissez votre capuche, s’il vous plaît.

Trop agressif, beaucoup, beaucoup trop. Il n’avait pas l’intention de formuler sa phrase comme un ordre mais la nervosité qui habitait Tib depuis ces derniers jours, avait enfin fini par le gagner. Il vit la fille se tendre, mais elle se retint de reculer et obéit machinalement. L’uniforme faisait ça, sans parler du fait qu’elle ne semblait pas très futée. Noé en fut rassuré, le caractère passif correspondait, sans parler du physique. Il fit mine de comparer pendant une poignée de seconde, le visage sur la photo et celui pâle, encadré de cheveux ternes, de la jeune fille. Dix-huit ans, et un regard froid et éteint. Toutefois, sa figure commençait à s’illuminer de suspicion à mesure que le temps s’étirait.

            -Bien, attendez un instant maintenant.

Noé avait répété mille fois cet instant dans sa tête. Il exécuta quelques pas, contournant la fille en rouge, tout en extrayant de sa veste l’appareil pour contrôler la validité de la carte. Ce dernier n’était qu’une réplique sans aucun dispositif électronique à l’intérieur. Noé s’arrêta, de sorte que la fille se trouvait entre lui et Tib. Il passa la carte, mais comme prévu, il n’y eut aucun bip de confirmation.

            -Ah, nous avons un problème.

La fille pivota vers lui, cette fois-ci l’impatience sourdait clairement de son visage. L’avantage de cette manœuvre était qu’elle tournait complètement le dos à Tib.

            -Je réessaye, des fois ces vieilles machines.

            -Oui, faites s’il vous plaît, cracha-t-elle clairement de mauvaise humeur. Je suis montée à Orsay, crut-elle bon d’ajouter d’un ton plus calme, et je n’ai jamais eu de problème avec cette carte.

Tib se retourna, une bouillie humide de coton dans la main. Noé ne cilla même pas quand il s’approcha doucement de la jeune fille.

            -Désolé, mademoiselle, mais votre carte ne passe pas. Si vous voulez bien patienter quelques...

            -Si je passe les portillons de sécurité, c’est que ça marche ! Regardez.

Voilà qui n’était pas prévu. Elle lui arracha la carte des mains et se retourna d’un bloc.

Thibault faillit en perdre l’équilibre. Il glapit de panique et franchit le dernier mètre le séparant de la fille. Elle n’avait aucune échappatoire possible mais ces quelques secondes qu’il perdit alors qu’elle le voyait lui plaquer le coton sur la bouche, et qu’elle se reculait pour se cogner contre le poitrail de Noé, sa bouche s’ouvrit sur un long cri. Il fut noyé dans les vapeurs du chloroforme et s’étrangla aussitôt. Mais le mal était fait, et quelqu’un ne tarderait pas à surgir d’une seconde à l’autre. Tib sentit à travers ses doigts, les canines de la fille mordant dans le coton et essayant par là-même d’atteindre sa main. Un dernier réflexe de survie, sans doute. Ses réflexes à lui étaient cependant endormis par l’émotion et les vapeurs du soporifique, et il fallut la frappe musclée de Noé sur son bras pour qu’il reprenne ses esprits.

            -Je la porte, ouvre moi le passage et vite. On traîne pas, allez !

Noé ne se formalisa pas des caméras de surveillance et balança la fille sur son épaule. Leurs casquettes de contrôleurs les cachaient du regard métallique selon l’angle avec lequel ils se déplaçaient. Le deuxième écouteur tomba de l’oreille de la fille et Noé l’arracha avant de le jeter à terre lui et le lecteur mp3. Courant devant lui, Tib ouvrit les portes arrière de la camionnette avant de se jeter à l’avant démarrer le moteur. Noé se rua à l’intérieur avec son fardeau et la voiture fit un bond en avant, alors qu’il s’escrimait à refermer les portières. Au moment où la camionnette s’engageait sur l’artère principale, Noé le vit. L’homme se tenait, tout serré et mal à l’aise dans son costume cravate anthracite, sous l’arrêt de bus. Son visage lisse n’affichait aucune émotion, mais ses yeux bleus électrique étaient fixés sur lui, Noé. Il en fut comme foudroyé, la sueur froide de la terreur lui rendant la main moite et il s’en fallut de peu qu’il tombe dans le virage que prit la camionnette. La gare et l’homme aux yeux bleus disparurent alors et il ne resta qu’une rue envahit par la pluie torrentielle.

Du brouillard émergeait des voix.

            -Je te dis que ce type savait !

            -Je comprends pas... Il n’a fait que nous voir, et ça fait vingt minutes et toujours pas de flics au cul !

            -Il n’a pas fait que nous voir, je me tue à te dire ! Il sait !

Il y eut un choc dur sur la tête. Une vrille d’étoiles dansa devant ses yeux alors qu’elle tentait de les ouvrir. Elle ne distingua rien d’autre qu’une obscurité peuplée de voix qui parlaient de manière précipitée. Son corps vibrait et était légèrement ballotée. Une voiture.

            -Elle se réveille.

            -Pas encore arrivés. Rendors-la...

La voix rajouta autre chose, mais elle ne perçut qu’un gargouillement lointain alors qu’un tissu humide se plaquait à nouveau contre sa bouche. Elle sentit aussitôt sa tête roulée sur le côté, mais fut consciente pendant une poignée de secondes encore du roulement du véhicule.

Des lumières. Des flashs. Ces mêmes voix toujours. Mais elles semblaient réciter quelque chose.

...l’objet. Alors il fallait refermer la plaie, et prendre garde de recoudre suffisamment bien pour que le sujet ne puisse pas l’arracher avec ses doigts. Ou s’il tente de le faire, cela aura pour conséquence de déclencher l’objet.

Une pause. Des vapeurs desquelles elle émergeait, elle sentait son corps complètement paralysée. Elle tenta d’ouvrir la bouche, d’appeler à l’aide, mais tout son être refusait de lui obéir. Peu à peu, elle distingua des formes plus sombres à travers la lumière blanche. Elle cligna, une fois, deux fois, des yeux, tentant d’accommoder son regard et d’enlever les larmes qui lui envahissaient le regard. Son odorat, envahi d’antiseptiques, lui transmettait aussi les fragrances lourdes de sueur et de sang.

La douleur surgit alors.

Quelque chose lui piquait, lui déchirait le crâne. Elle comprit que sa tête reposait sur la gauche, et les voix provenaient de son côté droit, accompagnés de petits cliquetis métallique. La peur, sourde et vicieuse, fut suffisamment forte pour lui tirer un gémissement de terreur et de souffrance.

Son nez fut alors envahi par l’odeur écœurante du caoutchouc et elle sombra à nouveau, la bouche désespérément ouverte sur un cri muet.

Jane sursauta quand retentit le son long et discordant de la sonnerie du RER. Son regard s’affola un instant sur le quai qui commençait à défiler, et elle se tordit le cou pour essayer de distinguer sur le panneau d’affichage les arrêts marqués par le train.

Elle retomba sur son siège. Saint-Rémy Lès Chevreuse. Elle en avait pour une bonne cinquantaine de minutes avant l’arrivée à Paris. Son corps se détendit. Le voyage serait presque agréable. Une bonne place. Peu de monde et un train qui roulait à son allure la plus soutenue, permettant à une brise fraîche d’entrer par la fenêtre. Le soleil de début de fin d’après-midi perçait à travers les nuages, réchauffant doucement le siège où était assise Jane.

Elle voulut vraiment profiter du voyage, mais quelque chose lui tiraillait l’esprit. Une impression, un cauchemar qui s’effaçait. Elle en fut pétrifiée, et ses mains se portèrent machinalement à l’arrière de son crâne. Rien. Jane emmêla ses doigts dans ses cheveux longs à la recherche de... elle ne savait quoi. Elle laissa retomber ses mains et observa son environnement.

Ce compartiment était presque vide, à l’exception d’un groupe de jeunes assis sur les strapontins à côté d’une des sorties, d’une dame âgée lourdement appuyée sur sa canne et dont les yeux vifs la fixaient, et d’un homme assis sur le carrée de sièges à sa gauche. Jane n’essaya pas de soutenir le regard de la vieille femme, mais se concentra sur l’homme. Il était grand, chauve, habillée de noir et de pourpre et lisait avec attention un journal.

Elle contempla l’homme sans vraiment le voir, se demandant pourquoi elle y accordait autant d’attention. Ce dernier dut se sentir observé, car il tourna la tête vers Jane, le regard interrogateur.

            -Vous voulez le journal ?

Jane hocha la tête sans même y réfléchir. Le train marqua le premier arrêt et l’homme en descendit, non sans lui accorder une œillade suspecte. Mais sa voix ne disait rien à Jane, qui prit le journal laissé par l’homme et se demanda pourquoi elle se sentait plus rassurée sans sa présence. Un début de mal de tête lui titilla le côté droit du crâne et elle se massait les tempes quand elle remarqua la date sur le journal.

Jeudi 29 avril.

Il fallut quelques temps à Jane pour se rendre compte qu’elle retenait son souffle. Elle regarda autour d’elle comme cherchant la preuve d’une évidence qui commençait doucement à poindre. Le paysage défilait de plus en plus vite, à mesure que le train reprenait son rythme monotone. Le camaïeu de vert du paysage Essonnien calma ses battements de cœur, et elle fourra la main dans sa poche pour en sortir son téléphone portable.

Même date, bientôt dix-huit heures.

Jane secoua la tête et se concentra. On était jeudi donc. Quels étaient les cours du jeudi déjà ? Son esprit hagard compta machinalement les stations qui lui manquaient avant d’arriver à Orsay. Orsay, répéta-t-elle dans sa tête.

Son premier reflexe fut de se retourner et de regarder bêtement par-dessus son épaule. Mais cela faisait plusieurs kilomètres que le panneau Saint Rémy lès Chevreuse avait disparu. Elle fronça les sourcils. Elle avait bien quelques connaissances à Saint-Rémy, mais il ne lui semblait pas qu’elle leur rendrait visite un jour de semaine et puis… n’était-on pas mercredi ?

Jane finit par se lever, lassée par le tangage du RER et colla son front au sas de sortie le plus proche. Réfléchir. Elle ferma les yeux. Son esprit n’était que brouillard. Le claquement régulier des caténaires n’aidait pas à son concentration. Jane soupira. Tout compte fait, sentir le roulement du train se répercuter dans sa tête, avait quelque chose de tellement désagréable que cela ne faisait qu’augmenter son début de migraine.

Jane se rassit. Elle consulta rapidement son téléphone. Aucun message ou appel manqué mercredi ou jeudi. Merde. Jeudi, déjà ? Elle se mordit la lèvre inférieure et songea qu’il ne lui restait que quelques heures pour réviser l’examen de demain.

            -Excusez-moi, jeune fille.

La forme sèche et voutée parut se matérialiser à quelques centimètres de son nez. Jane ne fit même pas mine de sursauter. Si la vieille femme qui la fixait déjà de manière suspecte, n’était pas désormais convaincue de son comportement étrange et de ses yeux affolés qui cherchaient à se focaliser, alors elle devait être assurée d’avoir affaire à une saleté de junkie. Jane essaya de se composer un visage aussi neutre que possible, mais cacher la panique dans son regard lui fut impossible.

            -Eh bien ! dit la vieille en faisant claquer sa canne contre le sol plastifié du RER, ce qui en soit était un exploit.

Elles échangèrent un regard. La bouche pincée de la femme et ses yeux étrécis de sévérité firent se ratatiner Jane sur son siège.

            -Vous laissez traîner vos cochonneries par terre comme ça ? On ne vous apprend pas à l’école la propreté et le respect ?

A l’école ? Sérieusement ?

Jane baissa les yeux. Un sac en toile trônait à ses pieds. Jane cilla, et son esprit vaporeux finit par lui assurer que jamais elle n’avait possédé un tel bagage.

Nouveau claquement sec de canne. N’y a-t-il point de juste milieu entre la gentille et la méchante vieille femme ? songea très fort Jane qui se baissa pour ramasser l’objet.

La voix du RER la sortit de l’embarras en annonçant la station suivante.

La vieille dame disparut à travers les portes aussi vivement qu’elle était apparue malgré son âge. Une vague odeur de naphtaline et de rose demeura, et Jane ne put que rester éberluée face à cette intervention.

Elle n’en ouvrit pas moins le sac en toile, avant de songer que cette horreur en toile sale pouvait bien contenir quelque charmante surprise que seul le RER B pouvait fournir.

Jane demeura interdite alors qu’elle extrayait du sac inconnu, sa veste rouge. Son profond état d’hébétude ne l’avait même pas fait remarquer l’absence de son vêtement. Le soleil d’après midi chauffait suffisamment bien le wagon pour qu’elle ne remarque pas l’air frais d’avril ? Non, cela faisait déjà plusieurs minutes qu’elle grelottait sans y avoir fait attention.

Jane secoua le vêtement, avant d’y enfouir sa tête. L’incompréhension cédait le pas à la panique et une profonde inquiétude. Il n’y avait pas à tergiverser, quelque chose n’allait pas. Quelque chose de grave. D’important. Jane devait se souvenir de cette chose, mais sa mémoire butait inlassablement sur la demi-journée du mercredi à laquelle venait se souder un jeudi complet. Et entre temps ?

Rien.

Elle reprit son téléphone. Entendre une voix familière lui ferait le plus grand bien, même si c’était celle alcoolique de sa mère. Jane finit par pousser un profond soupir agacé devant l’absence de tonalité du téléphone. Pas de réseau.

            -Evidemment, marmonna-t-elle malgré elle.

Jane enfila sa veste et reporta son attention sur le sac. Elle sentit alors sous ses doigts le contact rugueux du papier. Un petit livret de feuilles grossièrement collées entre elles apparut dans sa main. Jane le tourna et le retourna, soucieuse de savoir pourquoi sa veste se retrouvait dans ce sac avec ce qui paraissait être un livre auquel on aurait arraché la couverture.

L’arrêt à la station suivante la fit sursauter. Le wagon parut se remplir d’un coup, alors que des groupes de personnes prenaient place sur les sièges libres. Deux hommes s’installèrent en face à face à côté de Jane et se lancèrent aussitôt dans une conversation animée. Elle les observa, fascinée, écoutant leurs voix. Elle finit par se détourner.

Jane reprit son téléphone. Toujours aucun réseau. Elle leva la tête et essaya de repérer parmi la trentaine de personnes, le type au téléphone. Jane se tordit le coup pour le voir à l’autre bout du wagon, adossé aux strapontins, le dos voûté et le bras relevé, parlant avec animation.

Jane se laissa retomber sur son siège. Son voisin tourna brièvement la tête vers elle.

Par dépit, Jane finit par éteindre son téléphone, décidée à le rallumer au prochain arrêt.

Le sac était désormais vide. Et inutile, pensa distraitement Jane. Elle le froissa entre ses mains. Elle se sentait incapable de réfléchir, tout son esprit coinçait dans une boucle sans fin où elle se voyait prendre le RER tous les jours, suivre les cours, reprendre le RER, étudier, dormir, partir. Mercredi et jeudi se suivaient sans soucis. Quelque chose manquait cependant. Les cours du mercredi avaient ça de bien c’est qu’il s’agissait du jour des travaux pratiques donc pas besoin de sac à dos.

Un sac. Le jeudi elle portait son sac de cours. Son beau, rutilant sac de cours mauve. Et à la place…

Jane fixa la boule de toile entre ses doigts. Il y avait quelque chose de ridicule là-dedans, comme si on avait voulu lui faire croire que tout était normal. Elle fronça les sourcils, sentant peu à peu un filet de sueur froide lui couler dans le dos.

Des voix d’hommes. Une peur, sourde mais bien présente. Ses écouteurs, qui tombaient arrachés.

Jane se leva d’un bond et fouilla ses poches de veste et de pantalon. Elle n’y trouva ni lecteur mp3 ni carte de transport ni portefeuilles. Plus rien. Juste son téléphone portable, vieux, usé et de toute évidence, en panne.

L’un des deux hommes lui demanda si tout allait bien et sa voix la ramena sur terre. Le groupe de personnes assises en face l’observaient aussi.

            -Je crois qu’on m’a volé, bafouilla Jane.

L’homme hésita, se décida pour une grimace compatissante et se replongea dans sa conversation. Jane se laissa lourdement retombée, son cœur battait la chamade. Elle voulut se calmer, mais des vagues d’horreur la faisaient trembler. Elle était sûre maintenant, on l’avait agressé, d’une façon ou d’une autre, assommé ou drogué puis…

Un frisson de dégoût la parcourut. Et puis quoi d’autre ? Jane ne voulut pas imaginer quelles sortes d’horreurs avaient pu lui arriver. Elle ne se sentait pas nauséeuse et son corps ne paraissait souffrir d’aucune douleur, mais ce mal de tête persistant pouvait toujours être attribué à une agression rapide et silencieuse.

Jane utilisa le manche de sa veste pour essuyer la sueur qui lui perlait au front. Elle sentit alors, vague et lointaine, une odeur chimique. Elle eut la vision d’un cabinet médical, des odeurs de maladie et d’antiseptique. Jane faillit en vomir.

L’arrêt suivant fut si brutale que le livre sans couverture glissa du bord de la fenêtre où Jane l’avait laissé. Une ribambelle d’étudiants pénétrèrent dans le wagon et occupèrent ainsi les dernières places libres. Une jeune femme toute serrée dans sa chemise se glissa sur le siège en face de Jane.

Le livre, ou du moins ce qu’il en restait, avait des pages épaisses, grossièrement coupées et collées. Quand Jane ouvrit le livre, la colle émit un craquement sec. Le texte commençait dès la première page, sans aucun titre ni nom de l’éditeur. Jane fit tourner délicatement les pages, noircies d’une écriture numérique, à la police et aux interlignes inégaux. En tout, le livre comptait une douzaine de pages. Jane ne savait quoi en faire, peu désireuse de se plonger dans une lecture dont le support paraissait fait manuellement, et qui s’était retrouvé en sa possession par un concours de circonstances dont elle en ignorait la gravité.

Son regard parcourut les premières lignes du livre. Elle s’arrêta, en relut le début puis leva la tête. La jeune fille en face finit par lui accorder un regard interrogateur avant de froncer légèrement les sourcils. Jane baissa les yeux, ferma le livre, l’ouvrit et se remit à lire.

Il y a du monde mais l’air n’est pas étouffant. La fille en face a les cheveux courts et noirs, et sa chemise rose lui cintre la taille de sorte qu’elle se tient très droit sur son siège. Les deux hommes à côté n’arrêtent pas de parler et…

 

Jane faillit éclater de rire et son regard parcourut le visage de personnes présentes, s’attendant à tout instant à les voir réagir, à rire eux aussi, à crier « surprise ». Pas un mouvement dans sa direction, le roulis du train faisait tanguer les personnes sur leurs sièges et aucun d’eux ne lui accorda un coup d’œil. Ou plutôt si. Certaines fixaient leur regard dans le vide, le sol, parfois la figure des autres, dont celle de Jane. Mais leurs yeux se détournaient dès que Jane les croisait. Le comportement aurait pu paraître normal à Jane en temps normal.

… et leurs voix se noient dans le brouhaha ambiant. Un étudiant en face est en train de surligner des pages et des pages de cours, tout en mâchonnant le bouchon de son marqueur. Une femme aux cheveux roux vifs est assise sur les strapontins, une poussette à ses côtés, et elle berce doucement l’enfant à l’intérieur. Un homme de quarante ans force le passage entre les deux wagons. Une cicatrice lui barre la main gauche. Il cherche de la place, et finit par s’assoir à côté de…

 

Jane fit un bond. La jeune fille en face poussa un soupir de colère et il y eut un silence plus long dans la conversation des deux voisins. Mais leurs réactions parurent lointaines à Jane.

L’homme semblait bien avoir la quarantaine, et son visage luisait encore sous l’effort. Alors qu’il dépliait le strapontin à côté de la femme aux cheveux rouges, Jane distingua très nettement la marque rosée sur sa main.

Ignorant les grognements des deux hommes, Jane leur trébucha à moitié dessus afin de sortir du carré où elle avait la sensation d’étouffer à mesure que les secondes s’égrenaient. Ça n’avait aucun sens. Ses doigts tremblants collaient légèrement au papier rugueux du livre et elle en tourna la première page.

Les strapontins près de la sortie la plus proche sont occupés par un couple d’étudiants qui s’embrassent. Un grand homme en costume se tient devant eux, sa main gauche sur la barre centrale du train, son autre main glissant sur son téléphone tactile. Sur les autres places à côté, une femme en jupe tient un sac à ordinateur portable dans ses bras. Sa voisine avec qui elle discute, porte un long manteau noir et elle se tient à moitié assise sur une énorme valise calée contre les strapontins relevés.

 

Jane ne pouvait s’en empêcher. A chaque ligne, elle levait la tête, sa démarche devenant de moins en moins assurée. Le train changeait de voies pour entrer en gare d’Orsay, et le tangage la rendait instable. Mais les mots, les mots lui sciaient la tête, compressaient son estomac en une boule de terreur et d’incompréhension. La femme assise sur sa valise finit par croiser son regard et elle pencha la tête de côté.

Jane ne savait quoi faire si ce n’est continuer à lire et essayer de ne pas avoir l’air trop perdue.

Le train entre dans le tunnel juste avant Orsay. L’obscurité n’est pas totale puisque les lampes du wagon s’allument une à une, n’empêchant pas à Jane de lire la …

 

Elle plaqua le livre contre son cœur. C’en était trop. Si blague il y avait, elle devenait de très mauvais goût et dangereuse. Jane se surprit à prononcer cette même phrase à voix haute, dévisageant les figures les plus proches. Tous lui renvoyèrent cet air mi-surpris, mi-méfiant puis comme Jane ne les gratifiait pas d’une autre folie, ils replongèrent dans leurs occupations. Elle en eut le souffle occupé, le sang battait à ses oreilles. Jane s’essuya les joues, sentant la sueur lui baignait la figure et les yeux. Les personnes autour d’elle commençaient à remarquer son étrange manège, et alors qu’elle agrippait la barre du train pour éviter de basculer sous le freinage, l’homme au téléphone portable se recula, serrant son appareil contre lui.

Orsay-Ville. La station où Jane avait l’habitude de descendre, même s’il était rare qu’elle prenne le train dans ce sens. Il était déjà dix-huit heures mais l’habitude la conduisit à descendre du train. C’était plus qu’elle ne pouvait en supporter de toute façon.

Jane croassa de colère quand une petite bande de jeunes la repoussa dans le wagon. Un regain d’énergie la fit jouer des coudes pour s’en dégager et elle retrouva avec un soupir de soulagement le quai en béton d’Orsay. Marcher le long du train lui parut la meilleure chose dans l’immédiat, mais la curiosité la dévorait. Son prénom était écrit dans ce semblant de livre. La plaisanterie aurait dû s’arrêter à partir du moment où elle quittait le wagon mais aucun être de sa connaissance ne surgissait pour rire à gorge déployée de son air paniqué. Jane songea brièvement à se composer un visage un peu plus neutre pour ne pas paraître trop ridicule si farce il y avait bien. Elle leva le livre à hauteur des yeux.

…suite. L’air est froid, mais le soleil a chauffé le quai toute la journée. Jane marche. C’est là que la douleur vient.

 

Et la douleur vint en effet.

Puissante et violente comme un coup sec derrière la nuque, Jane se retrouva à genoux, sa main agrippant l’arrière de son crâne. La douleur dura, demeura plus d’une minute, lui arrachant des spasmes mais l’empêchant de pousser un son. C’est à peine si elle entendit des voix l’interpeller, lui demander si tout allait bien. Une main l’aida même à se relever, et la douleur disparut aussi vite.

            -Je vais bien, bredouilla-t-elle à l’homme noir qui l’observait, persuadé du contraire.

Le RER se traînait à quai, et l’homme finit par retourner dans le wagon. Jane s’essuya les larmes qui lui coulaient sur les joues. Ses genoux lui lançaient et elle vit qu’elle s’était déchiré le pantalon. Jane se massa l’arrière du crâne, encore tremblante de la douleur. Son autre main tenait toujours étroitement serré le petit livre, passablement chiffonné après cet accès de souffrance. Son regard hésita sur la suite qu’elle se devait de lire, alors que quelque chose, l’instinct de conservation, lui soufflait que la douleur pouvait revenir à tout moment.

Et elle a raison de penser ça.

 

Jane en fut glacée. Sans même prendre le temps de réfléchir, elle se jeta sur les portes les plus proches du wagon à l’instant même où retentissait la sonnerie stridente du RER.

            -Ca va mieux ? lui demanda la femme à lunettes contre qui Jane se cogna.

            -Oui, beaucoup, merci, répondit-elle précipitamment en s’éloignant dans le couloir du compartiment.

Elle s’assit au bord d’un siège dédaigné par les autres voyageurs car recouvert d’une matière gluante peu engageante. Sans doute de la graisse. Mais Jane n’avait pas le temps de faire la difficile, et son corps courbaturé de douleur réclamait un semblant de repos.

Réfléchir. La seule chose dont Jane était persuadée c’est que ça ne pouvait pas être une plaisanterie dont les complices se trouveraient dans le train. L’accès de douleur avait été réel et de toute évidence, cela expliquait son esprit brumeux et l’impression d’avoir oublié ces dernières vingt-quatre heures. On lui avait fait quelque chose, et ce quelque chose avait le pouvoir de la torturer. Elle sut alors une chose avec certitude. En aucun cas, elle ne pourrait quitter ce RER. On la surveillait, sans quoi la personne n’aurait pas su qu’elle quittait le train. Ni qu’elle lisait la suite du livre afin de faire coïncider la douleur avec la lecture de celui-ci.

Jane fit mine de lever la tête pour consulter le plan de parcours du train. Elle s’attarda ainsi plus d’une demi-minute, espérant desceller un quelconque suspect parmi la foule. Mis à part ceux qui s’étaient enquis de son état et qui de temps à autre lui jetaient des œillades, personne ne semblait lui accorder une attention particulière.

Jane fit une dernière tentative avec son téléphone portable mais le réseau lui demeurait inaccessible. Une idée, qui en temps normal elle aurait répugné à appliquer, lui vint. Retirant sa carte SIM, elle se tourna vers sa voisine, une jeune fille de son âge aux lunettes rouges et à l’air sévère.

            -Est-ce que je peux vous emprunter votre téléphone pour juste un appel ?

Elle répondit non presque trop rapidement, mais Jane avait prévu le coup et elle lui mit sous le nez sa carte SIM.

            -S’il vous plaît…

Ce fut plus facile que prévu après tout, songea-t-elle alors qu’elle collait le téléphone de la fille contre son oreille. Lorsque résonna la première tonalité, les titillements à l’arrière de son crâne devinrent plus forts, comme si des milliers d’aiguilles étaient introduites et grésillaient sous une forte chaleur. A la deuxième tonalité, Jane sut que le destin s’acharnait contre elle quand le monde devint flou et qu’une main lui agrippait le crâne et le serrait jusqu’à qu’il explose. Elle éloigna le téléphone de son oreille, laissant échapper un grognement de colère et de douleur. Inutile. Jane ne s’en sentait qu’à peine surprise.

La jeune fille et ses voisins parurent interpréter son attitude comme de la frustration pour ne pas avoir réussi à passer son coup de fil et Jane trouva bon de ne pas les démentir. Intuitivement, elle comprenait que si elle cherchait à entrer en contact avec quelqu’un d’autre pour parler de ce qui lui arrivait, la douleur reprendrait jusqu’à la tuer.

Dépitée, elle ouvrit le livre à la deuxième page, tout en se massant doucement la tête.

C’est à cet instant que Jane commence à comprendre l’enjeu. Mais elle n’en comprend pas encore la portée. En passant sa main juste derrière son oreille droite, elle peut sentir les contours d’une cicatrice fraîchement refermée. Délicatement glissée sous la peau, se trouve la cause de sa douleur. Un appareil réagissant à certains stimuli, et qui, si Jane sort des sentiers battus, pourra lui exploser la tête après lui avoir causé une souffrance innommable.

 

Jane s’arrêta de lire. Elle n’avait pas besoin de se leurrer pour ne pas sentir les coutures encore fraîches sous ses doigts. Cet endroit de son crâne paraissait encore fraîchement anesthésié ce qui expliquait qu’elle n’avait pas senti la légère bosse et la chaleur qui commençait à s’en échapper. Jane fit glisser ses doigts le long de la cicatrice, longue de quelques centimètres, consciente que si elle sentait la moindre protubérance anormale, elle en deviendrait folle.

Des petites choses cliquetèrent très légèrement sous ses doigts. Des composants, des fils.

Une bombe.

Jane sut qu’elle devait paniquer, crier, faire quelque chose. Au lieu de cela, elle laissa mollement retomber sa main et fixa le petit livre. Que se passerait-il si elle n’en lisait pas la suite ? La réponse lui parut évidente. Et si elle demandait à l’aide aux personnes autour d’elle ? Là encore, évidente. Jane en aurait pleuré si elle avait été sûre que cela ne déclencherait pas le mécanisme. N’ayant aucun moyen de savoir comment cet appareil réagissait, elle n’avait aucune raison de douter de la véracité des mots du livre. Ses accès de douleur en étaient la preuve.

Il apparaissait clairement alors, que si sa tête n’avait pas encore explosé, c’est qu’on attendait quelque chose d’elle. Jane lut la suite du livre, et comprit aussitôt qu’elle avait raison en voyant que le style changeait.

Le train est un direct jusqu’à Paris. A la fin de ce trajet, le mécanisme à l’intérieur de la tête de Jane s’enclenchera et mettra fin à son existence. Une alternative est donnée cependant pour en venir à bout. Découvrir celui qui possède la clé pouvant dés-enclencher la bombe à l’intérieur même de ce RER. Plus le temps passera, plus des indices seront données pour découvrir le possesseur de la clé, mais alors la douleur sera de plus en plus forte et de moins en moins support…

 

C’en était trop. Jane glissa un doigt à la dernière page du livre et à la seconde où elle s’apprêtait à tourner la page, une vrille de douleur lui cilla le crâne en deux. Ce n’est qu’après que le train eut redémarré après avoir marqué son arrêt, que Jane put retirer la main qui cachait sa figure tordue de douleur. Bien. Il fallait au moins essayer. Elle regretta de ne pas avoir lu en détail ce qui était rédigé dans ce bouquin lorsqu’elle l’avait découvert. Mais sans doute était-il prévu que Jane n’y prête qu’une attention limitée la première fois.

… de moins en moins supportable. Un indice sera donné par arrêt marqué. Le premier a été donné entre Orsay et Le Guichet et il s’agit de l’atroce révélation d’une mort imminente.

 

Du sarcasme. Jane grinça des dents.

Un indice par page. Un palier de douleur franchi à chaque fois.

Indice Le Guichet-Lozère :

C’est un homme habillé de gris.

Jane faillit en jeter le livre par la fenêtre la plus proche. C’est une putain de blague ou quoi ? pensa-t-elle se mordant la lèvre jusqu’aux sangs. Un homme, oh merci beaucoup pour l’indice, habillé de gris. Jane se passa machinalement la main derrière l’oreille. N’y avait-il pas un moyen de rendre obsolète l’appareil en l’arrachant d’un coup sec ? Bien sûr que non. Le livre avait tout prévu.

Frustrée, Jane finit par quitter son siège. Son jean était légèrement collant et puant. Elle en avait oublié l’affreuse tâche de graisse qui le parsemait. Bien, parfait, comme ça elle pouvait parachever son costume du clochard fou.

Son regard parcourut la foule du wagon. Une forte dominance masculine, et des couleurs de vêtements passablement sombres vu la saison. Voilà qui allait l’aider. Jane songeait amèrement que la seule chose qu’elle pouvait faire, c’était attendre la prochaine station pour en savoir plus. Ou commencer à se tordre de douleur.

Alors que le train ralentissait en vue du quai de Lozère, Jane se faufila jusqu’au sas séparant cette rame de la suivante. De ce qu’elle avait vu avec sa sortie ratée à Orsay, elle se trouvait dans le dernier wagon du RER B. Si elle faisait aveuglement confiance à ce que disait cet affreux bouquin, elle aurait donc droit à neuf indices en tout et pour tout. Le train étant un direct pour Paris, plusieurs stations seraient ignorées lors du trajet, notamment pour les cinq longues minutes sans arrêt entre la dernière station de banlieue qu’était Bourg-La-Reine et Cité Universitaire, la première station bordant Paris. Jane se surprit à souhaiter qu’un quelconque incident oblige le train à faire son trajet en omnibus avant de songer que cela doublerait les paliers de douleur et qu’elle en mourrait de toute façon. Après tout, le nombre de pages du livre étaient fixées et de ce qu’elle avait entre les doigts, il lui en restait une dizaine à lire. Jane était suffisamment pessimiste pour se dire cependant que l’augmentation de la douleur ne serait pas ignorée.

Lozère vit peu de monde monter dans le train. Mais Jane savait très bien qu’à Massy-Palaiseau, elle serait compressée contre les vitres du RER. Heure de pointe oblige. Combien de personnes dans le train, alors ? Et surtout combien d’hommes habillés de gris ?

Elle ne put s’empêcher de lâcher un petit rire nerveux alors qu’elle ouvrait le livre à la page suivante.

Indice Lozère – Palaiseau-Villebon :

C’est un adulte aux cheveux courts, blonds. Yeux clairs.

 

Jane relut la phrase en fronçant les sourcils. Un doigt de douleur vint s’ajouter à l’arrière de son crâne. « C’est un adulte » ? Merde, mais pas une seconde elle n’avait songé à ce que ça pouvait être un enfant. Elle fut furieuse de sa naïveté. Qui que soit cette personne, Jane était convaincue qu’elle aussi était en danger. En précisant la tranche d’âge, les monstres derrière tout ça prouvait que cela aurait très bien pu être un enfant.

Jane se hissa sur la pointe des pieds et fixa une à une, les personnes présentes dans la rame. Elle finit par repérer un type, petit, habillé d’un manteau pelucheux gris et dont les cheveux d’un blond délavé lui tombaient en mèches sur la figure. Agrippé à la barre du train, à l’opposé de là où se trouvait Jane, il regardait droit devant lui d’un air morne. Son regard délavé finit par croiser celui de Jane qui le fixait d’un œil rond. A cet instant, le RER ralentissait pour son prochain arrêt, et quelqu’un bouscula l’homme pour sortir. Jane ne l’avait pas vu car il était assis parmi ses amis, pull gris, les cheveux blonds comme les blés. Un étudiant. Il salua ses compagnons d’un signe de main puis appuya sur le bouton d’ouverture des portes. Jane le suivait encore du regard alors qu’il marchait sur le quai avant de se rendre compte que le petit homme au manteau gris le suivait. A travers les vitres, il lui adressa une œillade mauvaise.

Le train repartit. Quelque chose lui mordit l’arrière de la tête et y resta les crocs plantés diffusant des vagues de douleurs plus agaçantes qu’insupportables sur le court terme.

Merde, merde, merde.

Indice Palaiseau-Villebon – Palaiseau :

Il est assis et a avec lui un sac de transport noir qu’il tient farouchement contre lui.

 

Voilà qui est mieux, murmura amèrement Jane. A force d’observer la foule autour d’elle, son esprit torturé réussit à se souvenir que personne ne correspondait à une telle description. Elle aurait voulu pouvoir vérifier une dernière fois, mais parcourir tout le wagon lui prendrait trop de temps vu la quantité de personnes entravant les couloirs et de toute façon le prochain arrêt était Palaiseau. Ce qui signifiait que le prochain indice serait suffisamment révélateur pour l’empêcher d’agir rapidement, car alors, on arriverait à Massy-Palaiseau et là, ses chances de se déplacer vite dans le train tomberaient à zéro.

Aussi, elle n’hésita pas et pivota sur elle-même. Elle cala le livre sous son bras, et força des deux mains pour ouvrir le sas. Les panneaux coulissèrent avec force grincement de protestation, et Jane ménagea assez d’espace pour se glisser dans le sas. Le bruit de tonnerre du train envahit ses oreilles, et le sol tremblait sous ses pieds. Jane dut cligner plusieurs fois des paupières pour accommoder son regard sur la deuxième porte du sas. Il lui fallut redoubler d’efforts pour ouvrir cette dernière, et elle se retrouva alors dans la touffeur de la deuxième rame, le nez collé au dos trempé de sueur d’un grand gars qui lui barrait le passage.

Jane le contourna en marmottant une excuse et fit face à la nouvelle rangée de visages. Si l’autre rame lui avait semblé bruyante, celle-ci battait des records niveaux décibels. Des dizaines de lycéens discutaient, criaient, riaient entre eux tout le long de la rame. Des adultes ou non ? se demanda Jane en se frayant un chemin parmi eux. Certains émirent des commentaires gras sur son accoutrement et l’odeur écœurante qu’elle devait charrier, mais Jane n’en avait cure. Les plus âgés d’entre eux n’étaient pas blonds et ne portaient pas de gris. Pas d’adultes.

Elle faisait son chemin jusqu’au sas suivant mais déjà le quai de Palaiseau ralentissait à la fenêtre. Jane se pelotonna alors dans le recoin que formait le sas et ouvrit le livre.

Indice Palaiseau – Massy-Palaiseau :

Il se trouve dans la première partie du train.

 

            -Putain ! cria-t-elle.

Une aiguille chauffée à blanc lui pénétra le haut du crâne, lui envoyant des spasmes tout le long de la figure. Jane connaissait les migraines via sa mère qui lui en parlait souvent quand elle émergeait d’une cuite, mais jamais elle ne s’était imaginé quelque chose d’aussi fort. Toutefois, elle devait faire fi de la douleur et elle ne s’accorda que deux longues respirations avant de reprendre son chemin.

Encore deux wagons à parcourir. Puis, si elle était suffisamment rapide, elle arriverait au bout avant l’entrée en gare à Massy-Palaiseau où il lui faudrait fouler le quai pour accéder aux quatre rames de tête. Et cela en résistant à l’accès de douleur qui surviendrait vu qu’elle quittait le RER. Même si elle ne faisait que suivre les règles de ce jeu de maniaque, Jane était certaine qu’elle en subirait les frais.

Pour la première fois depuis il lui semblait une éternité, Jane laissa ses pensées de côté et se concentra sur son avancée. L’épreuve requerrait en effet toute son attention, le train d’heure de pointe étant bondé et ses passagers peu enclins à bouger rapidement. Jane sentit le RER entamer la boucle le menant à Massy-Palaiseau alors qu’elle jouait des coudes pour ouvrir le dernier sas. La panique l’envahit comme une coulée d’eau froide lorsque la deuxième porte résista plus longuement que les autres. De désespoir, elle frappa du plat de la main pour que les personnes de l’autre côté lui ouvrent mais la cacophonie des caténaires empêcha quiconque de l’entendre. Jane rebroussa chemin, sortit du sas et de dépit, se jeta sur une des portes de sortie du troisième wagon. Elle buta cette fois contre les personnes massées à la sortie du train.

La femme contre qui se cogna Jane, tandis qu’elle essayait de se mettre le plus proche possible de la grosse porte vitrée, se tourna vers elle aussi vivement qu’un serpent et se mit à l’insulter vertement. D’autres voyageurs se joignirent à ce concert, ceux-là même que Jane avait copieusement bousculés à l’aller.

Je m’en fiche, songeait très fort Jane qui sentait le rouge lui montait au visage. Je m’en fiche, je m’en fiche. Je vais mourir alors allez vous faire foutre.

Elle serra les dents, se força à respirer calmement. L’ouverture des portes lui procura une diversion. Car pour pouvoir sortir, la quinzaine de personnes dont Jane, durent d’abord lutter contre la marée humaine massée sur le quai. Cette dernière poussait pour entrer et ce fut Jane qui força le passage parmi elle, créant alors un filet de chemin pour elle et les autres voyageurs sortants. Le quai de Massy-Palaiseau était trop étroit et bondé pour pouvoir courir, aussi Jane adopta un rythme de marche rapide couplé par des pas d’esquives. Il lui fallait parcourir toute une longueur de wagon pour pouvoir atteindre le dernier du quatuor de tête. Ses jambes tremblèrent sous elle quand le nouveau palier de douleur lui cisailla la tête. Jane se sentit aussitôt nauséeuse et sa vue vacilla sensiblement. Non, vraiment pas le moment de s’écrouler.

Elle repéra un long chemin vide de gens mais cela impliquait de s’éloigner du train. Tant pis, plus d’une dizaine de secondes s’étaient écoulées et les paquets de foule aux entrées du train avaient bientôt fini de se parquer à l’intérieur. Le train ne tarderait pas à partir ou bien il n’y aurait plus de place pour rentrer.

S’éloigner ou pas du train impliquait de toute façon à ce que sa cervelle explose aussi Jane n’hésita plus.

A peine effectuait-elle le pas chassé pour s’éloigner du train, que les larmes lui vinrent aux yeux. Les deux côtés de son crâne étaient compressés sous un étau de plus en plus puissant à mesure qu’elle courrait. Jane essaya de focaliser toute son attention sur sa course, ses jambes à deux doigts de lui faire défaut et de céder sous elle. Elle trancha dans la foule. Ses oreilles sifflaient, et cela avait au moins l’avantage de couper les protestations des gens. A travers la chape humide de ses larmes et de sa transpiration, elle repéra la séparation entre les deux parties du train et se jeta en avant. Son bras buta contre la porte et pendant une seconde elle crut que le train l’avait déjà refermé. Son ouïe revint brutalement et l’étau se desserra. La sonnerie du RER retentissait de manière irrégulière. Le conducteur avait toutes les peines du monde à refermer les portes sur la masse compacte d’êtres humains qui s’y serraient.

Jane attrapa à deux mains la porte du RER et l’écarta de toutes ses forces. Les deux battants reculèrent de concert, mais les gens à l’intérieur commencèrent à lui crier des insultes.

            -Vous empêchez le RER de partir !

            -Arrête ça putain, y’en a un autre en face !

            -Je m’en fous ! hurla soudain Jane en leur fonçant dessus quand l’ouverture fut assez grande pour elle.

Elle eut conscience des portes qui se refermaient enfin, de son corps compressé contre la vitre, des gens qui continuaient à l’insulter, la bousculer, lui taper sur l’épaule pour qu’elle réagisse. Peu importait. Sa tête n’avait pas fait boum.

Jane était bien incapable de sortir son livre et de découvrir l’indice suivant pour l’instant. Les bras soudés au corps, elle utilisait chaque centimètre carré d’espace qui lui restait pour respirer par à-coups. Elle avait failli mourir, elle en était consciente, mais au final, cela aurait sans doute été préférable à sa situation actuelle. Pour la première fois, le désespoir l’envahit.

Au-delà de ce désespoir, son instinct de survie lui dictait de lire le prochain indice au plus vite. Elle ne pouvait attendre le prochain arrêt, Antony. Plusieurs stations auxquels le train ne s’arrêterait pas seraient dépassés et Jane n’avait pas le temps de rester coincée ici.

Elle repéra un espace plus respirable dans le couloir entre les carrés de siège. Tout en se coulant discrètement, tête baissée, entre les passagers, elle scrutait les personnes assises espérant y voir son libérateur.

Elle progressa aussi loin dans le couloir qu’elle put, puis ouvrit le livre d’un coup sec. Dehors, le paysage défilait à grandes vitesses sur une gare avant de se retrouver dans un lieu envahi de végétations. Une semi-pénombre commençait à tomber sur le RER alors que le jour s’achevait et les lumières du wagon clignotèrent en s’allumant.

Indice Massy-Palaiseau – Antony :

Il ne voudra pas donner l’appareil désactivant la bombe. Sa carrure n’est pas massive, c’est pourquoi il peut être facile d’en venir à bout par la force.

 

Jane secoua la tête. C’était comme si le livre admettait qu’elle eut déjà trouvé le type. Ah ridicule. Que savait ce stupide bouquin sur elle et son envie de vivre ? Cela étant si elle devait se battre pour vivre… Jane n’avait pas pour habitude de se poser ce genre de questions. Elle contempla les gens autour d’elle. En réalité, personne ici n’avait l’habitude de se poser ce genre de questions.

Elle le vit alors. Jane ne distinguait que son dos habillé d’un pull en laine grise. Il était assis sur l’un des derniers carrés de sièges, celui de gauche. Jane progressait dans sa direction quand ses genoux butèrent sur quelque chose. Une main charitable la retint de s’écrouler sur une valise massive qui bloquait complètement le couloir.

La femme avait les cheveux poivre et sel, et elle était assise sur le siège juste à côté de sa valise. Derrière cette dernière, la foule de gens s’amoncelait en un groupe compact.

            -Excusez-moi, bredouilla Jane. Je voudrais juste passer.

            -Non non mais ne vous en faites pas, je descends à Antony, j’ai juste besoin d’être proche de la sortie, fit la femme en adressant un sourire d’excuse à la ronde.

On lui répondit par des grognements et quelques hochements de tête compréhensifs. Jane bouillait de frustration mais même si elle enjambait l’obstacle de la malle, elle ne pourrait pas faire un pas de plus. Le RER fit une légère embardée, et les personnes tanguèrent un peu plus sur la droite. Jane ne pouvait pas savoir si l’homme avait un sac, mais la façon dont il était assis, légèrement de côté, suggérait qu’une chose massive l’empêchait de se tenir bien droit.

Jane n’avait pas attendu un arrêt avec autant d’impatience. Quelqu’un la bouscula pour passer, et Jane dut s’assoir sur la place laissée vide par la femme aux cheveux poivre et sel alors qu’une partie de la foule lui ouvrait le passage pour qu’elle sorte elle et son énorme malle. Avant même qu’un flot de gens aussi nombreux ne rentre à nouveau, Jane bondit sur ses pieds et se précipita du côté de sa cible, collant alors son dos au sas du RER pour pouvoir dévisager en toute discrétion le visage de ce dernier.

Il leva aussitôt la tête. Leurs regards se croisèrent, mais ce fut lui qui la reconnut en premier.

            -Hey Jane, ça va?

La question n’était pas dénuée d’intérêt car Jane devait paraître bien pâle et nauséeuse à l’heure actuelle.

            -Ouais, répondit Jane en esquissant un sourire à Mathieu un camarade de promo avec qui elle avait des rapports plus que distants mais qui pour le moment, était comme un ami de longue date dans ce monde d’horreurs. T’es resté bossé cette après-midi ?

            -Non, pour nettoyer la cafèt’ et faire les comptes avec Jean. Après, on a joué au foot avec les gars de l’IUT.

Un sac de sport noir trônait à ses pieds, les sangles enroulées autour de ses mains. Jane le dévisagea. Blond, c’est vrai, et des yeux verts. Elle était à peine surprise de croiser quelqu’un de sa promo dans ce RER, mais jamais au grand jamais, elle n’aurait cru que le type pouvant lui sauver la vie serait quelqu’un de sa connaissance. Jane se demanda jusqu’à quel niveau il était au courant de sa situation et s’il serait vraiment si difficile d’obtenir ce qu’elle voulait.

Elle se rendit compte que le voisin immédiat de Mathieu l’observait le sourcil froncé, et elle comprit que son camarade venait de répéter plusieurs fois sa question.

            -Pardon, s’écria-t-elle en prenant son air le plus stupide, je n’entends pas grand-chose avec les bruits du train. Tu disais ?

            -Toi ? Tu avais fait quoi toi, cette aprèm ? Réviser pour demain ?

Demain, répéta Jane dans sa tête. Ah, juste, l’examen. La perspective d’un avenir, même d’un avenir avec un examen non révisé, lui paraissait la plus belle des choses.

            -Un peu, répondit-elle incapable de réfléchir concrètement. Mais ça sera dur de toute façon, donc…

            -Ouais, la prof est une vraie saleté sur ses contrôles d’après les autres années. Fiches de révisions ?

Mathieu amorça un mouvement vers le livre. Jane l’aurait presque oublié. Maintenant qu’elle avait repéré sa cible, peut-être trouverait-elle un indice vraiment utile sur la manière de procéder et aussi sous quelle forme la clé se présentait.

Sans prêter attention à la main tendue de Mathieu, Jane fit craquer les pages et lut l’indice suivant.

Indice Antony – La Croix de Berny :

Il n’est pas jeune.

Lisez ça vite et refermez le livre aussitôt. Je suis désolé je voulais arrêter ça mais avec la douleur je ne pouvais pas. Alors je prends ce risque de vous prévenir. Vous n’en serez pas CAPABLE. Pas du tout.

Je suis désolé. Désolé.

Fermer le livre !!!

 

Jane fit claquer le livre si sèchement que la moitié des personnes alentours tournèrent la tête vers elle. Mathieu n’en finissait pas de hausser les sourcils et Jane le devança avant qu’il fasse une remarque inutile.

            -Je dois réviser encore un peu, fit-elle en lui lançant une grimace qu’elle aurait espérée plus joyeuse. A demain !

Mathieu balbutia quelque chose, mais Jane lui tournait déjà le dos et s’engouffrait dans le sas. Même si l’endroit était étroit et bruyant, elle pouvait jouir d’un peu plus d’espace vital et de tranquillité.

Lentement, elle se répéta dans sa tête les phrases qu’elles venaient de lire, essayant d’en analyser la portée. La seule chose qu’elle comprenait clairement c’est qu’elle avait ou avait eu un allié. Et qu’à la seconde même où cet allié était apparu, il avait détruit tous ses espoirs de survie.

Vous n’en serez pas capable. Quelque part cette phrase la mettait dans une colère noire. C’était déjà assez injuste comme situation, voilà qu’on mettait en doute sur ses chances de réussir. Si ces déclarations n’étaient qu’une nouvelle ruse afin de la rendre complètement tétanisée face à sa mort imminente, alors Jane ne comprenait pas l’intérêt de toute cette mise en scène. Jane fit son entrée dans le wagon suivant. Bien sûr, la voir s’acharner jusqu’au bout pour détruire tous ses espoirs à la dernière seconde pouvait plaire à certains maniaques.

La rame suivante n’était pas aussi bondée que l’autre depuis qu’ils avaient dépassé Antony. Jane se positionna dans le couloir, laissant ses yeux chercher sa cible pas si jeune que ça mais personne ne correspondait. Son esprit réfléchissait à toute vitesse, mais les migraines, la rencontre avec un visage familier et le message d’avertissement, tout cela formait une bouillie infecte qui lui alourdissait la tête. Son corps tremblait de fatigue et en dépit de tout, Jane s’assit mollement par terre. Les maux de tête n’en paraîtraient que plus violents lorsqu’elle se relèverait mais pour l’instant ses jambes et son dos soupiraient d’aise.

La Croix de Berny. Jane ferma les yeux et vit presque la lame de fer lui déchirer le front. Elle se frotta les yeux, consciente que même le sommeil ne pourrait pas la guérir d’un tel état. Pourtant, Jane rêvait de se laisser aller à une sieste réparatrice, la tête collée contre la vitre du RER, bercée par le roulis du train et le murmure ambiant.

Au lieu de cela, elle lutta contre les vapeurs de souffrance et ouvrit résolument le livre.

Indice La Croix de Berny – Bourg-La-Reine :

Un trajet de six minutes sans arrêt est fait entre les stations de Bourg-La-reine et Cité Universitaire. Durant ce laps de temps, l’homme enclenchera un mécanisme faisant dérailler le train, et entraînant par là-même l’explosion des charges de C4 greffés sous les wagons.

Le tuer empêchera cela. Ainsi que l’explosion de votre tête.

 

Allons bon, songea Jane.

Elle en aurait presque ri. En fait, il y avait beaucoup de choses que Jane souhaitait faire en cet instant. Comme se trouver partout sauf ici. Ou ne pas être née.

L’indice d’avant avait donc raison. On se moquait d’elle. Sauver sa vie n’avait été qu’un leitmotiv à la con pour la forcer à avancer et faire quelque chose de beaucoup plus dangereux. Tuer.

Jane se leva. Tout en progressant vers le wagon, elle se demanda si son acharnement a trouvé cet homme aurait été si fort si depuis le début on lui avait dit qu’il comptait faire sauter tout le train et ses voyageurs.

Non, songea doucement Jane sans avoir besoin de se mentir. Qui que soit la personne qui avait monté ce plan, il ou elle avait très bien su manipuler son tempérament égoïste.

Comme tout le monde dans ce train, rajouta Jane en soupirant.

Il s’agissait donc d’un attentat, et quelqu’un s’amusait à que ça soit elle qui empêche le massacre. Il n’aurait pu choisir pire héros. Jane songea à Mathieu, qu’elle pouvait peut-être prévenir pour qu’il descende à Bourg-La-Reine mais alors elle devrait le convaincre en moins de quelques secondes et cela ne risquait pas de plaire à l’explosif dans sa tête. Jane se secoua, dépitée mais sachant malgré elle que la seule façon de sauver sa peau et celles des gens de ce train était de continuer à avancer jusqu’à trouver son homme en gris.

Jane abandonna le troisième wagon. Elle s’enfonçait déjà parmi la foule du deuxième, quand le train marqua son dernier arrêt avant Paris. Jane tendit l’oreille mais la voix du RER n’annonça rien d’autre que le chemin habituel. Pas d’arrêt supplémentaire.

Jane ouvrit alors la page du dernier indice.

Indice Bourg-La-Reine :

Deuxième wagon. Strapontin du fond. Dérange car assis malgré la forte affluence. Il porte un couteau suisse en porte clé sur son sac.

 

Le cœur de Jane fit une embardée quand elle le repéra au premier coup d’œil. Il était à l’autre bout du couloir, le dos tourné. Une veste élimée qui avait dû être noire lui rendait les épaules trop larges, par rapport à son cou maigre. Un chaume de cheveux blonds lui couvrait le crâne, et Jane n’avait pas besoin de scruter les visages de la foule pour voir que celle-ci n’appréciait guère qu’il resta assis.

Ca y était. La fin de ce cauchemar. Maintenant il ne lui restait qu’à arracher le couteau suisse de son sac et à lui trancher la gorge. Jane en avait mal au ventre et cela ne faisait qu’une douleur en plus de l’horrible cisaillement dans son crâne.

C’était délicat de leur part en tout cas. Au moins, elle n’avait pas à se compliquer la tâche pour trouver une arme.

Jane ne sentait plus ses jambes. En réalité, cela faisait un moment qu’elle essayait de s’extraire de son corps en proie aux pires tourments pour enfin pouvoir réfléchir à une solution. Une alternative. Voilà ce à quoi elle aurait dû penser plutôt que de suivre aveuglément ces stupides indices. Au lieu de cela, elle se retrouvait avec le choix de mourir avec tous les passagers de ce RER ou bien de tuer quelqu’un. Devant des dizaines de gens qui chercheraient sans doute à l’en empêcher. Non, remarqua Jane, ils seraient trop long à réagir, trop hébétés et effrayés de pendre part. Tout pouvait arriver en vérité.

De toute façon, sa tête était déjà sur le point d’exploser, inutile de réfléchir plus longtemps. Le trajet entre Bourg-La-Reine et Cité Universitaire était peut-être plus long, elle n’en perdait pas moins de précieuses secondes.

Jane ne put cependant se presser alors qu’elle traversait le couloir. Ses mains s’ouvraient et se refermaient, exerçant déjà un mouvement dont elle ignorait tout. Prendre le couteau, trouver la bonne lame puis quoi ? Planter, trancher ? Tout à la fois ? Crier ? Essayer de parler avec le type avant ? Le bouquin n’offrait aucun éclaircissement là-dessus et sur les conséquences de certains actes.

Jane réfléchissait encore à l’avertissement du septième indice. Le type avait bravé la douleur pour lui dire qu’elle n’en serait pas capable. Voilà qui était plus que désespérant. Pourtant, il avait tout risqué, et cette prise de risque pouvait expliquer beaucoup de choses. Jane ne comprenait pas ce qui commençait à la déranger et soudain tout fut clair. Il l’avait écrit. Ecrit. Pas de paroles mais une écriture muette et désespérée.

Jane fit un tour sur elle-même, et repéra alors un jeune homme en noir qui noircissait une grille de mots fléchés sur le journal du jour. Jane se planta devant lui et attendit qu’il lève la tête.

            -Vous voulez quelque chose ?

Jane pointa un doigt sur son stylo et l’homme le lui tendit par pure automatisme. Calant le livre contre sa jambe, elle écrivit d’une patte tremblante sur la couverture blanche.

J’ai besoin d’aide svp. Un attentat va avoir lieu d’ici peu.

Elle retourna le livre et le montra au gars. Il avait une petite barbiche sur le bout du menton qu’il gratta tout en lisant. Ses yeux n’avaient pas fini de s’écarquiller, que Jane écrivait à nouveau. Aucune douleur ne venait s'ajouter mais Jane savait que son stratagème devait se faire rapidement.

C’est lui. Il faut l’arrêter.

Elle attendit que l’homme à barbiche lève ses yeux vers elle, pour lui montrer le blond à la veste grise délavée.

            -Je ne comprends pas, marmotta l’homme en secouant la tête. Pourquoi vous écrivez ? Arrêtez ça.

Il faillit lui arracher le stylo des mains, mais Jane fut plus rapide. Elle lui prit son journal et se mit à griffonner sans ménagement sur sa grille de mots fléchés.

            -Allez rendez-moi ça. Ça va deux secondes votre plaisanterie, et si c’est un numéro de portable que vous m’écrivez…

Jane lui jeta stylo et journal sur les genoux. Elle ne pouvait pas faire plus que ça de toute façon. Son comportement et les protestations du jeune homme commençaient à alerter la foule et Jane ne voulait pas que sa cible la voit.

Tant pis. Pourvu que sa famille et ses amis, ceux qu’elle aimait, croient au moins à ce qu’elle avait écrit.

Jane bouscula sans ménagement la personne qui se trouvait devant l’homme blond. Elle vit son sac à dos en toile noire sur ses genoux, et le couteau suisse qui pendait sur la fermeture éclair. Jane ne vit pas son visage que l’homme avait baissé. Elle ne voulait pas. Elle n’aurait pas pu sinon.

La douleur, Jane réussit à l’écarter pendant les quelques secondes qui suivirent. Les plus horribles, affreuses secondes de son existence. Sa main trembla lorsqu’elle prit le couteau suisse porte clé, lorsqu’elle le décrocha d’un clic et qu’elle fit glisser une des lames hors de son réduit. Quelque part, le jeune homme à barbiche cria. L’homme en blond laissait échapper son sac sans réagir et sa figure se levait lentement vers celle de Jane. Elle y vit dans ses yeux tout le reflet de sa propre incompréhension,  de sa peur qu’elle ressentait depuis ces cinquante dernières minutes.

Il avait des yeux bleus clairs, un visage usé par la fatigue et le stress. Des bajoues tombantes. Un air vraiment sympathique. Ailleurs, loin, très loin dans son esprit, elle le reconnaissait comme étant la dernière vision avant le cauchemar qui l’avait amené ici.

Sa gorge était bien découverte et Jane sut aussitôt comment faire.

Elle n’eut même pas à forcer. La lame décrivit une courbe parfaite, et le monde fut couvert de rouge.

Un horrible gargouillis s’échappa de la bouche de l’homme alors qu’il tombait sur Jane. Sa main poisseuse de sang fit un mouvement pour le repousser mais elle tenait toujours le couteau. Elle vit le sang goûter de la plaie grande ouverte, envahir le lino du RER.

Jane entendit alors les cris. Les hurlements juste à son oreille. Des mains l’attrapèrent, la plaquèrent contre la porte. Les gens les plus proches se bousculaient pour s’écarter de la mare de sang, allant même jusqu’à se grimper les uns sur les autres.

C’est juste beaucoup de sang, se surprit à penser Jane qui flottait dans un état second. Beaucoup beaucoup de sang, d’un coup, dans un espace très réduit.

Un sifflement strident retentit alors et Jane fut projetée sur le côté ainsi que ceux qui la retenaient. Tout le train grinça, ses roues hurlèrent de protestation. Puis tout s’arrêta et un court silence s’installa. La personne qui avait tiré la poignet d’arrêt d’urgence la tenait encore dans sa main, ses yeux agrandis de peur.

Par terre, l’homme continuait d’agoniser, une main plaquée contre sa gorge. Son regard s’affolait sur les visages présents et quand Jane parvint à se redresser dans un grognement, ses globes luisants se fixèrent aussitôt sur elle.

            -Pourquoi vous avez fait ça ? gueula quelqu’un au vieil homme ayant arrêté le train. Il est en train de crever, il faut l’amener aux urgences au plus vite !

            -Je ne sais pas, je ne sais pas, balbutia l’autre en se pelotonnant dans un coin.

            -Tenez-la bien surtout. Vous avez récupéré son arme ?

            -Non ! Elle l’a toujours ! Mais vous attendez quoi, vous là ? Enlevez- lui des mains vite.

Les deux personnes qui la maintenaient, un homme et une femme qui paraissaient se connaître, hésitèrent avant d’amorcer un mouvement vers le bras de Jane. Celle-ci se laissa faire, mais dès que le couteau ensanglanté quitta ses mains, elle se redressa.

            -Fouillez son sac, dit-elle par-dessus la panique générale qui reprenait peu à peu. Regardez à l’intérieur, il voulait faire sauter le train !

            -Qu’est-ce qu’elle raconte ?

            -Mais c’est une folle vous voyez bien ! Que quelqu’un parle au conducteur, il faut redémarrer !

            -Appelez les flics !

            -Ce type est toujours vivant, il faut l’aider.

            -Je ne suis pas folle, hurla Jane en se débattant. Fouillez ses poches, regardez dans son sac, il voulait me faire sauter la tête et le train avec, il… il …

Personne ne l’écoutait. Un troisième larron vint se joindre aux deux autres pour la maintenir tranquille. Par-dessus la foule qui commençait à se tasser dans les coins pour éviter l’homme à la gorge tranchée, Jane cherchait désespérément le type à la barbiche. Mais il était comme les autres, trop abasourdi pour réagir encore.

Le livre ! Voilà qui prouverait ses dires.

Jane ne l’avait pas remarqué, ses mains étaient désormais vides. Son regard affolé fouilla les environs, et elle finit par le voir ouvert sur le sol. Le sang de l’homme blond en imbibait ses pages. Les quelques personnes qui avaient osé s’approcher de la mare de sang, tentaient maladroitement de parler au malheureux mais aucun d’eux ne remarqua le livre.

            -Là ! Regardez par terre, le bouquin ! Tout est dit dedans. C’est un attentat. Je n’avais pas le choix. LAISSEZ-MOI !

Du coin de l’œil, elle vit que le mot attentat avait fait réagir l’homme à la barbiche. Il esquissa un geste comme pour prendre la parole et Jane comprit qu’il ne s’agissait que d’un étudiant comme elle.

            -Ecoutez, je crois qu’elle a raison. Juste avant qu’elle fasse… elle m’a parlé. Elle a dit que ce type allait faire un attentat.

Parmi les quelques personnes qui daignèrent lui accorder son attention, personne ne le crut. Jane protesta, cria, faillit mordre la main d’un de ceux qui le retenaient, puis folle de rage, se tourna vers l’homme à barbiche.

            -Ouvrez le sac, bordel de merde ! Ouvrez et regardez !

Elle n’aurait pas cru pouvoir crier un ordre d’une voix si forte. Toute la rame se tut soudain. Seul demeurait le souffle de plus en plus précipitée de l’homme à la veste grise, qui pâlissait de seconde en seconde et dont les yeux se couvraient d’un voile.

L’homme à barbiche contourna le corps allongé, et prit le sac.

Jane attendit. Malgré le train arrêté, quelque chose grondait sous ses pieds. Un autre train arrivait, mais dans l’autre sens. Ou bien déjà la police, les secours. Quelqu’un pour les sortir d’ici.

La voix du conducteur fit sursauter tout le monde. Ce ne fut qu’un grésillement incompréhensif, colérique sur les gens qui tiraient la sonnette d’alarme sans raison en pleine heure de pointe.

Le jeune homme à barbiche ouvrit le sac, le secoua et le présenta à Jane. Derrière lui, l’autre RER passa à une allure ralentie vu l’arrêt urgent de son voisin. Jane pouvait voir les visages des passagers d’en face, calmes, sereins. Désintéressés.

Le sac était vide.

Menteuse. Folle. Dangereuse. Ils la traitèrent de tous les noms. Jane observait la bouche noire et sombre du sac, mais sa migraine ne s’arrêtait pas. Elle ne s’arrêterait jamais. Elle laissa son regard tomber sur l’homme blond, sa figure blanche, sa gorge rouge vif. Ses lèvres pâles s’ouvrirent sur un mot avant de se refermer définitivement.

Désolé.

Je suis désolé. Désolé.

Jane comprit alors. Elle leva brusquement la tête et fixa son regard par-dessus l’épaule du jeune homme à barbiche. De l’autre côté de deux épaisseurs de vitre, dans l’autre RER, un homme en costume gris, les cheveux blonds en bataille, les yeux bleus vifs comme des serpents la regardaient. Son attaché case en cuir noir était relié à son poignet par une paire de menottes. Il sourit à Jane.

En effet, il était impossible à Jane de le tuer. Physiquement impossible.

Ce fut sa dernière pensée. L’homme eut un sourire encore plus grand et appuya un bouton sur sa mallette.

Le monde explosa.

L’écran devint d’un noir charbon. L’affichage du menu se fit quelques secondes ensuite, renvoyant au joueur son visage pétrifié d’horreur.

            -Non… non !

Son voisin direct le vit se prendre la tête entre les mains plus qu’il n’entendit son cri de désespoir. Il retira son casque et se tourna vers son compagnon. Son regard fut aussitôt attiré par l’écran d’accueil.

            -Oh non ne me dis pas que…

            -Le troisième ce mois-ci ! cria une voix rêche derrière eux.

Ils sursautèrent et baissèrent la tête alors que leur supérieur se penchait en avant et collait son visage mauvais contre celui du joueur désespéré.

            -N’êtes-vous donc pas capable de garder un sujet en vie plus longtemps qu’une journée ? Et la mission ? Un échec bien sûr.

            -Un souci de coordination, chuchota le joueur en se tordant les mains d’angoisse. Nos adversaires nous ont roulé et ont corrompu l’un de mes anciens sujets…

            -Combien de perdus ?

            -Un sujet actif. Un sujet inactif. Trois cent pions morts et presque autant de blessés.

Un grognement.

            -Pas de preuves abandonnées sur place ?

            -Juste un dernier mot, griffonné sur un journal : «  J’ai été manipulé. Je ne voulais pas faire ça blablabla ». A brûlé dans l’explosion.

Le supérieur en chef fixa un instant le profil torturé de son employé avant de lui ficher une grande claque sur l’épaule.

            -Vous passerez à l’accueil pour votre paye. Dégagez d’ici.

Il ne se le fit pas répéter deux fois. Plusieurs têtes s’étaient levées de leur écran pour regarder la scène et certains commentaient à voix basse le nouveau score lamentable de leur ancien collègue.

            -Voilà une leçon pour nous tous, commenta le chef d’un ton qui domina le bourdonnement ambiant. Retournez sur vos postes, décrivez vos scènes, le jeu continue.

Les cliquetis des claviers reprirent. Le chef s’avança parmi les rangées de joueurs et d’ordinateurs. La seule lumière provenait des écrans et de la monstrueuse représentation de la Terre sur le mur. Les drapeaux des sujets de leur équipe se trouvaient plantés à divers endroits dans le monde et certains brassés avec eux les pixels miniatures des pions. La main d’œuvre bon marché.

Le chef se planta devant la mappe monde, porta sa main hérissée de pointes métalliques à son menton en acier et dit :

            -Bien. Quel sera notre prochain mouvement ?

Le Fin.

Signaler ce texte