La nuit

nouontiine

La nuit

Il a faim. Il a terriblement faim cette nuit-là. Des heures qu'il songe, les yeux fermés, à ce qu’il a détruit. Il a froid aussi. Il essaie tant bien que mal de se maintenir au chaud sous la couverture polaire qu'elle lui a donnée mais, sournoise, la nuit glaciale s'insinue dans l'habitacle de la voiture. Il s'est pourtant garé sous un porche, pour se protéger à la fois du vent et des regards, dissimulé dans la pénombre de son véhicule. Mais soudain, en dépit de ses efforts, il a envie de pleurer et de s'apitoyer un peu sur son sort. Las, meurtri et transi, il se laisse aller et verse d'épaisses larmes sur sa fine couverture.

Comment en l'espace de quelques jours a-t-il pu en arriver là ? Au point de se retrouver seul et effrayé, à dormir sur la banquette arrière de sa petite auto ? Voilà bientôt sept ans qu'il est arrivé dans cette ville et qu'il a arpenté le quartier sans imaginer qu'un jour, ce porche si souvent emprunté abriterait sa déchéance. Pour la première fois il se sent vraiment seul, désemparé. Pas d'amis, que des potes qu'il ne servirait à rien de solliciter. Il mesure alors le temps perdu, les heures passées à boire tous les soirs, à arpenter les trottoirs dans le noir, sans s'apercevoir qu'il y a longtemps qu'il a cessé de croire.

Des déboires, il en a eu.

Il l'a suivie. Il a quitté Ouagadougou sans en être épris, sans mesurer les conséquences de cette alliance sur sa descendance. Il pense à ses enfants, au père qu'il voulait être. Il ferme les yeux à nouveau et de dépit, il prie. Il est arrivée avec elle, un peu comme une curiosité que l'on ramène d'un pays exotique, avec pour tout bagage, quelques recommandations, un peu d'argent et beaucoup d'espoir.

Il décide de sortir et de marcher un peu pour semer son angoisse et sa solitude. Peut-être trouvera-t-il quelqu'un pour lui offrir une bière, histoire de diluer sa détresse dans un verre.

Il marche hagard, au hasard des rues et des rencontres. Il croise quelques couples enlacés et visiblement joyeux, qui hâtent le pas pour gagner le réconfort de leur demeure, dans un beau rire partagé. Il essaie de ne pas penser au confort ou peut-être au simulacre de bien-être qu'il a  perdu. Il reserre autour de lui les pans de sa veste, qui peine à le protéger du vent. Il songe avec appréhension à l'hiver qui arrive et qu'à ce rythme-là, il ne tiendra pas longtemps. Il est épuisé déjà par ces quelques jours - six exactement – passés à l’arrière de sa voiture. Il passe devant quelques enseignes largement éclairées, dont la devanture laisse échapper les bavardages de gens repus. De rage, il donne un coup de pied dans une canette de bière égarée sur le trottoir. Son geste vindicatif lui attire de mauvais regards qu'il ignore avec superbe.

Il n'ose pourtant pousser la porte des quelques endroits où il avait l'habitude d'aller, de peur que le patron ne lui indique d'un mouvement de tête nonchalant, la pancarte généralement placée au-dessus du comptoir « Crédit est mort. L'ami confiance l'a tué ». Cette maxime qui l'avait si souvent fait sourire, aujourd'hui ne le fait plus rire. Il poursuit son errance le coeur rance et avance, presque par inadvertance, en suppliant ses ancêtres restés au pays de lui venir en aide. Il se résout finalement à pousser la porte de L'espérance.

La lumière blafarde qui régnait dans la pièce l'aveugle un instant. Celle-ci tranche avec la profondeur de la nuit. D'un bref coup d'œil, il repère une table libre dans le fond de la salle et s'y glisse rapidement avant qu'on ne l'interpelle. Une nouvelle humiliation le guette. Même pas de quoi se payer une bière, encore moins un rhum ou quelque chose de suffisamment fort pour réchauffer même temporairement son corps affamé et transi. Rien avalé depuis le sandwich trouvé la veille, lui, cet artiste auquel on prédisait une flamboyante carrière, lui, le père de famille attentionné et patient. Impatient, il l'a souvent été. Inconscient aussi. À croire qu'aujourd'hui encore, à l'aube du XXIe siècle, on pouvait vivre de rêves et d'eau fraîche. Des chimères, des mots prononcés en l'air, la tête à l'envers.

Il inspecte d'un rapide coup d'oeil la clientèle qui animait le bar ce soir-là. Des habitués pour la plupart. Des gens qui comme lui battaient le trottoir avec vigueur tous les soirs, n'ayant plus personne à retrouver ou avec qui partager la tendresse d'une étreinte. Nonobstant toute fierté, il place sa tête au creux de ses bras et ferme les yeux pour profiter furtivement de la chaleur qui règne dans la salle et bénéficier de quelques instants de répit.

« Qu'est-ce que je te sers à boire ? », lance le patron d'une voix neutre.

Il se redresse lentement, presqu’à regret et pose un regard lointain sur son interlocuteur. Devant son silence, l'homme ajoute :

« C'est pour moi ».

« Un rhum gingembre », répond Racine.

Le patron s'affaire quelques instants derrière son bar, puis contourne le comptoir, deux verres à la main.

« Tiens mon gars, dit-il en déposant un verre devant lui. T'as l'air d'en avoir besoin ».

« Merci ».

Il avale goulûment une première gorgée et le liquide brun se répand au fond de lui avec amertume. Il ressent un léger haut-le-coeur en raison de son estomac vide. Sekouba l'observe en silence. Les deux hommes se passent de paroles. Originaires du même pays et arrivés en France, terre d'espérance, à peu près au même moment, leurs existences présentent certaines similitudes. À intervalles réguliers, ils ont tous deux connu des périodes de solitude auxquelles se greffent un sentiment de nostalgie et d'incompréhension.

« Ça va aller. Découragement n'est pas burkinabé », lâche-t-il avant de retourner à son estrade, où quelques buveurs effrénés s'impatientent.

La vigueur de la première gorgée cède place à la douceur des suivantes.

Une agréable torpeur commence à l'envahir. Il s'alenguit un court instant, puis se redresse brusquement en se dirigeant vers l'entrée. Il tend une main reconnaissante à Sekouba et remonte le col de sa veste. Il ouvre la porte et de nouveau se laisse happer par la nuit.

Il marche droit devant lui dans l'univers de tous les possibles, n'ayant de toute façon aucune destination précise. En dépit du froid, il s’obstine à marcher, redoutant davantage l’atmosphère oppressante de son auto. D'une manière étrange, il se sent protégé par la nuit dense et profonde qui l'enveloppe, peut-être parce que l'obscurité masque aux yeux des autres sa souffrance et son manque d'appartenance. Cela fait bientôt une demi-heure qu'il marche quand, au détour d'une rue, il l'aperçoit. Elle se tient droite comme une vindicte et semble attendre quelqu'un qui décidément ne vient pas. Il avance à sa hauteur et la détaille du regard. Il hasarde un bonsoir auquel elle ne répond pas. Il poursuit son chemin, déambulant sans but précis avant de se décider à revenir sur ses pas, prêt à regagner sa voiture, de colère et de frustration mêlées. Il s'abrite quelques instants sous une porte cochère, afin de rassembler ses esprits. C'est alors qu'il l'aperçoit à nouveau, silhouette frêle et incertaine dans la nuit. Elle n'a pas bougé depuis tout à l'heure et cela l'intrigue. Il se met à l'observer, tapis dans le silence qui règne alentour. Elle semble murmurer quelque chose, mais le sifflement du vent l'empêche de distinguer la nature de ses mots. Peut-être est-ce une chanson, bien qu'une prière eût semblé plus appropriée à cet instant.

Elle attend. Bientôt deux heures qu'elle attend, grelottante. Elle attend son retour et rien ne peut la distraire de son observation. Désemparée plutôt qu'acharnée, elle guette inlassablement les environs de l'immeuble, persuadée de l'intercepter à un moment ou à un autre, mais les fenêtres de son appartement situé au deuxième étage restent désespérément plongées dans la nuit.

Un voile de détresse masque son regard. Elle ne comprend pas. Elle ne peut se résoudre à le laisser déserter sa vie sans préavis. Aussi reste-t-elle campée au bas de son immeuble, semblable à une fleur éplorée de douleur. Il l'observe pour sa part avec une curiosité où perce l'amusement. Qu'attend-elle obstinément à cette heure indue ? Encore une histoire tordue, songe-t-il. Il décide de tenter une seconde approche et s'avance vers elle à pas mesurés pour ne pas l'effrayer.

« Bonsoir », hasarde-t-il.

Elle tourne la tête dans sa direction et ne semble nullement surprise de le voir ainsi surgir au plus noir de la nuit. Elle le jauge du regard avant de prononcer d'une voix à peine audible un vague « salut ».

« Vous n'avez pas froid à rester comme ça ?

-- J'attends quelqu'un.

-- Ben, il a l'air d'être en retard ! ».

Elle lui jette un regard mauvais et reprend son observation.

Il se sent bête soudain. D'instinct, il a perçu l'urgence dans son regard, mais il a envie de la blesser pour épancher son désespoir. Il se ressaisit cependant, par habitude.

« Vous voulez que j'attende avec vous ? », s'enquit-il. Pas de réponse. « De toute façon je n'ai rien d'autre à faire ». Il s'adosse contre le mur à côté d'elle et se prend à observer le ciel à peine étoilé.

« Je m'appelle Racine. J'habitais dans le quartier auparavant. Remarque, on peut dire que j'y suis toujours. Et toi ?

-- Moi c'est Zaia... Je n'habite pas ici. J'y viens rarement d'ailleurs, je n'y ai que de mauvais souvenirs », avoue-t-elle dans l'ébauche d'un sourire.

Elle parlait d'une voix douce et profonde. Elle était belle. Vagabonde et belle.

« Que fais-tu sinon ? Je veux dire… à part errer dans le coin ?, ironise-t-elle.

-- Je danse. Je danse parce que j'ai des choses à dire ».

Elle observe soudain avec intérêt cet homme surgit de nulle part, comme une ombre tentant d'échapper à la nuit.

La situation est pour le moins incongrue. Elle se retrouve à l'attendre en compagnie d'un inconnu qui, au-delà de toute attente, fait preuve de sensibilité, voire de compréhension à son égard. Il doit la trouver pathétique.

« T'as pas une clope ?

-- Si », répond-elle en extirpant un paquet de tabac de son sac. Ils roulent une cigarette et fument en silence, jetant machinalement de brefs coups d'oeil en direction du deuxième étage.

« Cela va faire sept nuits que je dors dans ma voiture, et bientôt deux semaines que je n'ai pas vu mes enfants, lâche-t-il brusquement. Ils me manquent. Tout me manque en ce moment. Une douche chaude, un bon repas. Un peu de chaleur, beaucoup d'espoir. Quelqu'un à qui parler ».

Elle le regarde avec surprise. Elle se sent ridicule et même honteuse d'attendre ainsi, sachant pertinemment qu'il ne viendra pas, trop lâche pour affronter une nouvelle fois son regard. Racine lui renvoit l'absurdité de sa démarche.

« Cela te dirait d'aller chez moi ?... Tu pourrais te doucher, manger et te reposer un peu. Je n'habite pas très loin… mais on peut aussi prendre ta voiture », propose-t-elle dans un sourire franc cette fois-ci. 

Elle résidait effectivement à quelques encablures. Ils échangèrent de furtives paroles le long du trajet qui les séparait de son appartement, dont l’intérieur était meublé sommairement et décoré de couleurs chaudes. Le désordre qui régnait dans la pièce le mit aussitôt à l’aise.

Elle lui indique avec simplicité la salle de bains et il s’y enferme avec reconnaissance. Elle chante en préparant le dîner, simple mais consistant. Elle se sent bien. Sa présence, improbable, la rassure. Elle dresse la petite table du salon avant d’extirper du fond d’un placard, une vieille bouteille de rhum qu’elle a arrangée à ses heures perdues. Elle insère un disque de Nina Simone dans son poste à moitié disloqué, qui laisse échapper une mélopée grésillante. Elle se tient, tout sourire, dans l’embrasure de la porte au moment où il sort de la salle de bains. Il l’enveloppe d’un regard malicieux, tandis qu’un sourire inonde son visage.

Ils parlent durant toute la nuit. Elle lui conte une partie de sa vie et de ses incertitudes et il l’écoute, songeur. Grisé par l’alcool, il savoure la quiétude qui imprègne l’instant.

« Quels sont tes rêves ? », demande-t-elle à brûle-pourpoint.

Il faisait sombre encore, mais déjà pointaient les premières lueurs de l'aube. Il avait froid et ses membres endoloris lui faisaient mal. Il songeait avec soulagement qu'il avait survécu une nuit de plus.

« Vous ne pouvez pas rester là, criait l'homme. Je dois aller travailler, moi. Allez ! ».

Il sentait une présence hostile derrière la vitre embuée. La voix, impatiente, était accompagnée de coups répétitifs portés contre la paroi du véhicule.

Il finit par sortir de son engourdissement et ouvrit les yeux.

Nouontiîne Somé

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