La nuit c'est permis

Jerry Milan

La théorie du complot nocturne


Depuis quelques temps déjà, je me couche crevé, ce qui est plutôt normal, mais ce qui l'est moins, c'est que je me réveille aussi crevé, voir encore plus. C'est dingue. Je ne suis ni bourré, ni défoncé quand je me couche et je dors plutôt très bien. Comme une masse pourrait-on dire, je ne me rappelle même pas de mes rêves. Le lendemain matin, après en moyenne, mes 8 heures de coma, il me faut des longues minutes pour m'assoir au bord du lit, puis enfin, pour arriver à me lever. Je me sens comme si un géant m'avait mâché, puis recraché. L'impression d'avoir tous les os brisés, la carcasse douloureuse et les muscles idem. Comme si j'avais fait une séance de huit heures dans une salle de muscu à soulever de la fonte ou alors, avoir fait mes huit heures dans une fabrique de merde, genre haut fourneaux ou fonderie, qui fonde justement ces galettes pour la muscu. Aïe...
Du coup, j'ai comme l'impression de vivre deux vies à la fois: une diurne et une nocturne. Peut-être que chaque fois que je m'endors, je me lève ensuite, je me rhabille et je me rends dans un genre d'endroit tenu par un fou allumé qui a piégé des milliers d'esclaves comme moi à travers le monde pour les faire bosser la nuit, gratuitement et sans qu'ils ne se rendent compte de rien et d'où on sort en pièces détachées tous les matins au réveil ? Ca peut même être un complot mondial tenu au grand secret et mis en place par Bilderberg ou un autre groupe d'enfoirés de vampires suceurs esclavagistes. Comment expliquer autrement mon état au réveil ? Et même celui dans la journée ? Dès que je m'assois, je m'endors. A me demander quelle mouche tsé-tsé m'a piqué et si je n'ai pas la maladie du sommeil. Peut-être que toutes les nuits, je traverse à pied la ville endormie pour me rendre dans cet endroit de malheur. Ca ne peut être qu'à pied, car quand je vérifie l'état du compteur kilométrique de mon véhicule que je relève tous les jours, celui-ci n'a pas bougé d'un iota, je n'ai ni tickets des transports en commun ni des notes de taxi dans mes poches. Il ne me manque pas d'argent que je compte soigneusement tous les soirs avant d'aller me coucher. C'est un sacré mystère. Personne n'en a jamais parlé, ni les médias ni la télé, les mecs sont sacrément bien au point pour se servir de nous sans que personne ne le sache. Aucun soupçon, même infime, ne plane sur cet état de fait. Rien ne transparaît. Peut être que j'ai plein de collègues, voir même des copains dans le même cas et avec lesquels je discute avant ou après le boulot. De nos journées respectives, de nos familles, des vacances, du boulot justement. Va savoir. Parce que nous avons tous une autre activité le jour, c'est certain. On doit se dire qu'il serait temps d'arrêter tout ça, qu'on en a tous raz le bol et qu'il serait enfin le temps d'aller à la pêche peinards. Des nous R E P O S E R enfin, de ne plus rien branler ni le jour, ni la nuit !!! Juste tâter le goujon en compagnie du silence, d'un bon sifflard, du pain qui sent bon et qui croque sous la dent et d'une bouteille d'un excellent rouge, voir même d'un rosé bien frais.
Ou alors, je commence à me faire vieux. Les vieux ont du mal à se lever d'un bond, de sauter dans leur slip et d'attaquer la journée à fond. Les vieux se trainent. Moi-même je me traine tous les matins jusqu'à la cuisine en m'accrochant à toutes les poignées des portes, en m'appuyant sur les murs tout en gémissant à chaque pas. Je serre les dents avant que je puisse me mettre droit pour attraper le bol et me faire un thé. Mais, si ma théorie du complot nocturne se vérifie, je ne me porte encore pas si mal que ça. Peut-être même que je fais partie de ces individus qui ont leur portrait accroché au dessus de la pointeuse en tant que le ''meilleur travailleur de la semaine'' comme dans les Macdo ou quelque chose comme ça, tandis que la journée, je la traverse crevé et à moitié endormi, avec les paupières éternellement gonflés et les yeux rouges, plutôt mort que vivant !
Mais qui m'enlève toutes les nuits de mon lit dès que j'ai fermé ces paupières, lourdes par toute cette fatigue accumulée ? Qui a l'intérêt à ce que tous les matins, j'ai les bras si courts que je n'arrive même pas à bien me torcher le cul? Qui est ce sorcier qu'a inventé cette téléportation diabolique ? Qui me décompose dans mon sommeil en une poignée d'atomes qu'il remet ensemble une fois arrivé à destination? Qui ?
La vieillesse, alors ? Ce serait la théorie la plus plausible, même si je suis rongé par un sacré doute. Il faut tout de même signifier que je n'ai jamais fait partie, même étant jeune, de ces êtres singuliers qui se lèvent d'un coup en sifflotant et commencent illico à papillonner à travers les pièces. S'arrosent d'une douche froide, bouffent les cornflakes au petit deuj et se barrent, frais, joues rouges, pleins d'énergie tout en sautillant sur le chemin de l'école ou du boulot. Aussi loin que je me souviens, j'ai toujours trainé mes pieds. J'avais la tête qui tombait sur ma poitrine dès le petit déjeuner. Je dormais à l'école sauf quand il s'agissait de faire des conneries. Je rendais mes parents fous quand je trifoullais dans mon assiette du diner, à moitié endormi la tête plongée dedans. Ma mère me prenait la température et mon père détournait son regard vers le plafond ayant l'air de dire : '' Mais qu'est-ce que j'ai fais au bon dieu pour avoir un fils aussi mou.''
Il ne me voyaient pas, une fois que j'ai quitté le nid familial. Je me trainais pour aller à l'école, c'est vrai, mais dès que je chaussais les patins à glace et attrapé la crosse de hockey, les autres avaient du mal à me suivre. Je virevoltais à travers la patinoire en faisant des zigzags avec le puck. Pour les conneries, pareil. Les convocations chez le dirlo pleuvaient comme la mousson. Mes vieux usaient leur souliers dans les couloirs menants à son bureau, ils étaient à l'école presque plus souvent que moi. Du coup, ils ne comprenaient rien à l'affaire, car en dehors des toutes les conneries mêmes pas imaginables, j'étais un élève plutôt brillant. Une fois rentré à la maison, j'avais droit à une séance de claques et tartes diverses. Puis je tombais de fatigue, la tête dans l'assiette. Je ne bossais pas, mais personne ne pouvait rien me dire, car malgré tout, je faisais partie des meilleurs. Alors...
A l'époque, pour les gamins, c'était bien plus dur. Les gens étaient sévères avec nous et nous avec eux. Pas de pitié. On n'avait pas ces trucs comme aujourd'hui. Ma première guitare électrique, c'est moi qui l'ai fabriqué avec l'aide du menuisier dans la cour de l'immeuble. Tout était fait maison, même les barrettes et les micros. On n'avait pas des jeux électroniques, les tablettes et les portables farcis de toutes ces merdes abrutissantes et lobotomisantes. Je ne dis pas que c'est plus facile pour eux car de ce fait, ils n'arrivent plus à suivre, ils vivent dans un monde virtuel alors que la réalité est toute autre. Les résultats s'en ressentent. Moi, il suffisait que je me concentre un minimum pour assimiler les cours, ce que je faisais tout en me curant le nez. Je n'avais pas de difficultés particulières et ça m'a toujours sauvé la mise. Il n'y avaient que les claques et les os qui grandissaient qui me faisaient mal. Aujourd'hui, ils me font mal en rétrécissant. Alors, le matin, je me traine de plus en plus difficilement et je n'abandonne pas du tout la théorie du complot nocturne.


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