La nuit d'avant
patrick-eillum
Ceci est une histoire vraie. Seuls les noms ont été changé afin de préserver l'anonymat des protagonistes.
Le jour d'avant
Je m’appelle Patrick Ebly et je suis né le 4 mars 1982.
Mais c'est bien plus tard que commence cette histoire. Mon histoire.
Son point de départ remonte au dimanche 12 février 2012 où j'étais parti au marché de Fives sur la place Caulier. La femme accompagnant le vieillard au teint jaune et aux yeux globuleux qui faisait la manche sous le pont en massacrant un titre des Beatles que je n'arrivais pas à reconnaître, m'arrêta au moment où je leur donnais mon habituelle aumône dominicale.
En baragouinant dans sa mâchoire édentée, elle me tendit une bague. Argentée et ornée d'une pierre bleue, elle scintillait dans ce matin blême. La seule chose que je compris de son sabir fut: «Cadeau pour la familia».
La famille ! Pas de frères ni soeurs et je suis célibataire. Mes parents William et Linda, sont décédés dans un accident de la circulation pulvérisés sur leur tandem par un camion qui ne les avait pas vu son angle mort. J'ai depuis ce jour funeste de mon enfance une aversion pour les transports motorisés et voue une quasi-religion pour le vélo.
Après quelques salamalecs lui signifiant ma gratitude, j'enfilais machinalement l'anneau au doigt sans nom.
La journée se passa bien sans m'en laisser un souvenir particulier si ce n'est de légers picotements à l'annulaire.
Ce n'est qu'au coucher en essayant sans succès de retirer le bijou, que je m'aperçus qu'il m'était impossible de l'ôter comme si mes doigts avaient gonflé. Après plusieurs essais infructueux en m'aidant d'huile de massage à l'argan et en vérifiant avec le gabarit de mes gants d'hiver, j'en arrivais à l'improbable conclusion que «mon précieux» avait rétréci.
Mais le plus incroyable restait à venir. Le lendemain matin en allant au travail, je ne croisais aucun VLS ou VLD. Etonnant au regard de cette température quasi-printanière. Au bout de quelques minutes de trajet, quelle ne fut pas ma stupéfaction de constater qu'il n'y avait pas de stations V'Lille aux endroits habituels. Celle du Mont de terre semblait en réfection et celle de la place de Geyter avait disparu. Les marquages au sol indiquant les contre-sens cyclistes semblaient également s'être évaporés.
Croyant à un moment digne de la caméra cachée, je m'arrêtais à un feu rouge. Mais ce fut la manchette des quotidiens affichés sur le kiosque à proximité qui me stoppa. Le Monde titrait: “Les manifestants de la place Tahrir”. L’Humanité faisait sa une sur “Moubarak a dégagé ! ”. Sur tous ces journaux, seule la date retenait mon attention; 11 février 2011. Il ne me fallut que quelques secondes pour comprendre que ce n’était ni un rêve, ni un cauchemar. Par je ne sais quelle sorcellerie, j'étais bien en 2011
Désespéré par mon incroyable sort, je me mis à traîner le pavé fivois, indifférent à cette révolution arabe qui accouchait. J’errais à la recherche d’un moyen hypothétique pour regagner “mon époque” quand mon estomac se rappela à mon bon souvenir par une série de gargouillis: J’avais faim et surtout très soif. Après tout je n’avais ni mangé, ni bu depuis plus d’un an ! Il devait être aux environs de 20 heures et mes déambulations m’avaient mené près de chez moi, rue Mattéotti.
Par chance mon double de 2011 n'était pas chez lui car je me souvenais être parti à une cyclo-rando d'une semaine à cette période. Je passais la nuit dans mon lit après m'être restauré des restes du réfrigérateur sur que le lendemain ma ramènerait à la réalité.
Mais à mon réveil, cette folie ne s'était pas arrêtée ; Sur la table du salon se trouvaient les photos de la Vélorution du 6 février 2010 à laquelle j'avais participé déguisé en Marty Mc Fly. Pas de doute sur la datation, je me reconnaissais nettement sur les photos figé à la hauteur du pont de Tournai,accompagné de mon vélo de l'époque, un gazelle «trendy».
La quinzaine de jours environ qui suivirent défilèrent pour moi comme pour le voyageur imprudent de Barjavel sans en garder quasiment aucun souvenir. Je n'avais qu'une certitude ; Chaque jour qui s'écoulait m'envoyait d'une année de plus vers le passé.
Je trainais dans le quartier à longueur de journée en cherchant un lieu où je pourrais dormir tout en étant certain de me retrouver le lendemain dans un endroit tout aussi tranquille l'année précédente.
J'avais également essayé de veiller afin de voir si cela suffirait à conjuguer le sort. Mais rien, ni personne ne semblait arrêter ma machine à explorer le temps à rebours. Inexorablement à minuit, je reculais dans le siècle d'environ 365 jours.
Ce n'est qu'arrivé au début des années 90 que je me décidais enfin à faire quelque chose de ce qui m'arrivait. Après maintes réflexions, j'en étais arrivé à cette constatation en forme de pis-aller; Ce maléfice qui m'avait été jeté était peut-être une chance de prévenir la mort de mes parents et de la succession de tuiles et de malchances qui en avaient découlé et encombré mon existence.
Imaginez le pouvoir de celui ou celle qui connaîtrait les méandres de la destinée.
Je me mis d'abord en tête de modifier le futur afin de favoriser les transports doux au détriment des véhicules à moteur. Mon plan était simple ; Il me suffisait de rencontrer les futurs élu-e-s en charge des déplacements afin de les conforter ou de les pousser dans ce qui allait être leur tache des prochains mandats.
Ce fut peine perdu ! Au mieux, ils étaient incrédules et pour eux mon histoire était digne de HG Wells. Au pire, mon récit ne suscitait chez eux que moqueries ou menaces d'internement.
Mais je persistais, persuadé que des graines que je semais jailliraient les vélorutionnaires de demain.
Les jours passant vite, je distinguais années avant années une ville qui se recroquevillait sur la voiture.
Ici, c'était les travaux d'une voie rapide urbaine défigurant le quartier fivois et délogeant des centaines d'habitants.
Là, un rond-point dédié aux pavés et aux rails de tramway.
Plus loin, des pistes cyclables qui disparaissaient sous le bitume ou des ruelles qui se transformaient en autoroute à bagnoles.
Je savais qu'il manquait une pierre à l'édifice; Il fallait que je suscite la création de l'ADAV.
Quelques jours avant le 4 mars 1982, j'allais à la MNE pour y participer à la commission inter-associative, prélude de ce qui allait devenir l'association Droit au Vélo.
Gilles L, Robert B ou Jean-Pierre V qui y étaient pourront probablement témoigner de mon insistance ce jour-là.
En 1980 le surlendemain, je persuadais l’UFC-Que Choisir, l’Union des Voyageurs du Nord , les Droits du Piéton, le Comité National des Usagers des Cycles et des Cyclomoteurs, les Amis de la Terre et la Délégation générale de Lille de la ligue française contre le bruit de lancer un appel « Pour le droit au vélo » après avoir publié une enquête sur les pratiques cyclistes de leurs adhérents. Ce droit au vélo qui deviendra une pétition et qui rencontrera un certain succès.
Cela fait 10 ans jour pour jour que j'ai commencé mon voyage à rebours. Maintenant que je suis convaincu d'être arrivé à la promotion du vélo comme moyen de déplacement et d’avoir amélioré la sécurité des cyclistes, je vais finir mon existence à à contresens du coté de la Mésopotamie d'il y a 5000 ans environ.
Dans une quinzaine d'année d'errance temporelle, je pourrais surement aider l'inventeur de la roue !
Ce récit écrit sur du papyrus a été trouvé dans une boîte en plomb scellée lors du creusement des fondations du futur siège de l'Adav. Situé dans le nouvel éco-quartier dit «FCB» à Fives, ce bâtiment à énergie passive a été inauguré le 12 février 2032. Une grille d'accord de guitare et une bague argentée surmontée d'une pierre bleue se trouvaient également dans le réceptacle dont la datation au carbone 14 le fait remonter au milieu du IX ème siècle avant notre ère.
Lors de la fête de présentation des locaux et de célébration du cinquantenaire de l'association, un musicien a joué cette grille d'accord (Ré-Do-Sol-La/ Sim-Solm6/ Ré-Sol7-Ré-Fa-Sol).
Un vieux fan des Beatles, Pascal M a immédiatement reconnu la chanson « The Night Before » tirée de l'album «Help» paru à l'été 1965.
Patrick Eillum
Mont de Terre
Avril 2012
« La nuit d'avant » fait référence au 30 ans de l'Adav. Elle a surtout été pour moi le prétexte à une histoire de voyage dans le temps dont je suis friand.
· Il y a plus de 11 ans ·De « la machine à explorer le temps » à « Retour vers le futur » pour les plus connus, je suis totalement raide dingue de cet univers. J'ai également dévoré « les compagnons de l'impossible » de Philippe Ebly lors de ma pré-adolescence. Un groupe d'ado qui voyage dans le temps tantôt pour sauver Louis XVIII, d'autres fois pour rencontrer Léonard de Vinci. C'est probablement du à mon besoin imaginaire et impossible de refaire l'histoire, mon histoire.
patrick-eillum