Là où les trains nous mènent
mlb
Je ne m'étais pas battu pour me frayer un chemin dans le train précédent, mais celui-là, je n'avais pas le choix, fallait que je le prenne. Il avait autant de retard que le printemps, pas un coin de ciel bleu et autant de personnes décapitées de bonheur que celui d'avant quand la porte s'ouvre sur le quai de Colombes. Elle est moche comme tout cette gare, et chaque matin elle est un peu plus moche que la veille. Je me faufile comme je peux, l'air vicié d'assez de mauvaise humeur pour vous tenir un homme debout, des coudes et d'autres encore et pour se prouver qu'ils existent ils en jouaient ces corps encombrés des coudes, à trainer leur stress sous leurs aisselles, les restes de la nuit sur leurs visages bouffis.
Il menait à rien ce train, je l'avais bien compris, et plus il avançait plus je sentais l'odeur rance des souvenirs monter d'entre les carcasses, des bribes et des murmures, d'autres bribes encore quand un couple jabote sur l'impossibilité d'une place, tous ces bonhommes de pailles dans le train, ça les éloigne les corneilles, bien décidées elles à plonger dans les escaliers de vignes de mon enfance après la gare de Bois-Colombes.
Quand on avance vers Saint-Lazare, il suffit de regarder à gauche sur le pont d'Asnières pour voir une cheminée d'usine violenter les cimes d'un souvenir, des senteurs d'août qui me manquaient tant lorsque les restes d'une nuit d'orage arrachaient à l'eau des brumes par-delà les rives du Minho, je la dévalais sur une route escarpée, la vallée, gardée par une sainte à flan de montagne, un milan au-dessus quand je barbouille mes lèvres sur un sentier de mûres avant de troquer mon vélo pour un maillot de bain, prêt à plonger du rocher en bas du chemin, je ne nage pas encore très bien et leurs regards inconnus se noient dans une eau trop épaisse, c'est une éternité pour retrouver la surface, la même éternité dans le cimetière où mon nom sur une pierre, celui de mon grand-père certainement, un inconnu avec qui je partage un prénom, peut-être d'autres choses aussi, mais déjà le prénom, et c'est bien assez pour se sentir étranger au milieu de ces chairs décomposées qui vous piétinent à chaque secousse du train.
Ça ne vous désemplit pas un wagon Clichy-Levallois, ça vous soumet aux regards torves de qui ne veut pas céder sa place, des flots de travailleurs blêmes et la force de leurs coudes dans mes côtes, je n'entends rien que le bruit sourd des portes qui se referment jusque dans les profondeurs du fleuve, la joie de mes cousins ici ou ailleurs, je remonte à la surface en suivant les bulles, les yeux rivés sur leur téléphone et l'écho lointain des chiens dans les montagnes, ils hurlent à la mort mais la mort est un silence sans écho dans les montagnes, des senteurs d'août d'hier, un avril sans bougainvilliers aujourd'hui, entre les deux une bassine où trempe le poids de quinze ans d'absence sur une chemise trop grande, le même poids imposé par les draps sur le fil à linge, si seulement je pouvais me rappeler le nombre de bouchons de lessive nécessaire pour ressentir le linge frais de ma mère, je m'enroulerais dedans comme les promesses que le vent emporte entre les forêts de pins.
À se perdre dans le bourbier de soi-même le monde s'exhale de miettes de bonheur consumé, l'odeur des pains ronds s'échappe du four de la boulangerie lorsqu'un homme ôte son béret en poussant la porte, des venelles pavées d'un bourg sans nom où des vieilles déambulent à l'ombre de leur tristesse sous les châtaigniers, et peu importe de ne pas savoir où je vais lorsque la moustache de mon père irrite d'un baiser ma joue trop tendre, je n'aime pas ça, papa, tu sais, tu piques et j'ai la joue rouge comme les mûres, aujourd'hui autant de barbe que toi quand dans le bruit de moi-même j'entends une voix clinique annoncer le terminus, une route vers la mer où l'eucalyptus porte un nom et les affluents de ma mémoire jusqu'au port d'Ericeira, les mouettes militent en arc de cercle pour récupérer un peu du labeur des pêcheurs, il se noie dans le vin l'un des leurs, il titube, dans l'immensité d'une gare, sur un dock l'océan à portée de main, la mienne sur la poignée et l'agitation d'une foule prête à en découdre avec la vie dans la violence moite d'un matin comme les autres, une dernière marche avant le quai, nos pieds dans le vide mais l'impression que les vagues dessus lorsqu'elles se brisent sur les rochers, un pêcheur s'avance vers la mer, des flots se déversent dans Saint-Lazare et toi et moi sur cette falaise sans mot dire, ta nuque blanche derrière laquelle s'efface le soleil et des bribes et des murmures dans les pins, j'aimerais être ton genou et attendre tes doigts lorsqu'ils avancent à l'endroit où ton jeans se troue, ton intimité concentrée dans un carnet à dessin, ces bonhommes de pailles un terminus à sens unique, le mouvement de ton poignet si fin le vent le ne brise pas il accompagne tes ratures loin de moi, ça m'émeut l'odeur des pains ronds dans toute la crasse de la ville, j'avance avec eux au rythme de leur volonté, une masse informe et le vacarme de milliers de pas qui résonnent et demain, demain je me lèverai, je dis je me lèverai parce qu'il faut bien se tenir debout, si je m'allongeais maintenant qui te porterait, je t'observerais couper quelques patates, la délicatesse mêlée à l'intransigeance de ton geste, ta tête dans le creux de mon épaule lorsque la nuit emporte les derniers contours de toi et entre deux nuances de sommeil
- Ça t'a plu
La légèreté d'un murmure et tout ce que les voix ne disent jamais quand elles s'endorment, juste assez de force pour te porter jusqu'au lit et la tendresse de tes lèvres, quand là, nous, aussi près que les corps peuvent se fondre dans l'étreinte d'une nuit qui jamais ne devrait cesser, mais les jours se heurtent à la nuit comme les vagues aux rochers, une gare plus moche que la veille où d'autres trains plus moches eux aussi, ils m'emporteront dedans sans me demander, ils m'emporteront car je ne m'appartiens plus, et malgré tout toi, ou seulement quelques restes chaque jour dans ce train à cheminer sans lendemain.