La paire d'escarpins qui lui blessait le petit orteil droit

Christel Belle Des Champs

D'après Nighthawks d'Edward Hopper (1942).

Ça s'est passé un lundi soir. En novembre. Il commençait à faire froid. Alice avait déjà fait cinq passes et elle était rentrée au bar du coin boire un café, se réchauffer et soulager ses pieds. Le barman était un ami ou presque. Depuis six ans qu'elle tapinait dans le quartier et que Steve avait été embauché pour le service de nuit, ils avaient eu le temps de faire connaissance.

Steve n'était pas un mauvais type. Un peu brute de décoffrage, mais pas un teigneux. Elle avait compris lors d'une conversation que Steve était un ancien Marine's. Il parlait peu de son passé, mais il avait évoqué une fois une mission en Afghanistan. A vrai dire, l'anecdote lui avait échappée : un client commentait un reportage à la télé sur les mines anti personnelles et Steve avait juste dit qu'il avait vu quelques bons copains se faire dézinguer avec cette saloperie aux alentours de Kaboul. Sitôt après avoir balancé ça, Alice l'avait vu se recroqueviller comme une huitre qui regrette de s'être ouverte. Personne ne savait comment ni pourquoi il s'était retrouvé à servir à l'angle de la rue. Apparemment il faisait bien son boulot, il était suffisamment aimable avec la clientèle et il avait les épaules nécessaires pour séparer les buveurs un peu trop belliqueux. Ça suffisait au patron pour le maintenir à son poste.

Ce soir là, quand Alice est entrée dans le bar, elle était l'unique cliente. A peine avait-elle bu son café et ses orteils repris forme humaine qu'Alex, son mac, avait fait son apparition. Ils ne s'étaient pas vus depuis plusieurs jours. Alex était un homme de pouvoir. Il contrôlait peu ou prou tout trafic illégal sur la ville. Les filles, la drogue, l'alcool, tout était bon pour lui. Il avait des relations et savait les utiliser quand il le fallait. Du coup, quand on tombait sous son emprise, qu'on soit une fille ou un dealer, c'était difficile ensuite de s'en dépêtrer.

Ce soir là, au premier coup d'œil, Alice s'est fait la réflexion que son mac avait pris un coup de vieux. Il avait les traits tirés et semblait soucieux. Il avait décidé depuis quelques temps d'arrêter de camoufler ses cheveux blancs, ce qui lui donnait presque un air plus honnête.

Puis un autre client est entré. Elle s'en souvient car il a commandé un martini blanc, ce qui était peu courant à cette heure pour ce type de clientèle. Elle l'a à peine regardé mais elle pense ne l'avoir jamais vu auparavant. Non, Alex non plus n'a eu aucune réaction à l'arrivée de ce type. Et Steve l'a servi comme il aurait servi n'importe quel client. Il n'avait rien de particulier, ni jeune ni vieux, ni grand ni petit, ni maigre ni gros. Rien. Un type quelconque quoi. Et puis elle était trop crevée pour se concentrer sur un mec que rien ne prédestinait à être crucial.

Elle s'est rendu compte alors que son petit orteil droit saignait à nouveau à cause de cette foutue godasse. Alors elle s'est levée et est allée aux toilettes. Elle voulait laver son pied et se remettre du rouge à lèvres avant de ressortir travailler.

Bien sûr elle a entendu la voiture. Elle a pensé « encore un jeune con qui va plier la voiture de papa. » Et puis la rafale a commencé. Sur le coup, elle a pas compris. C'est pas parce qu'on est une pute qu'on est coutumière des armes à feu. Non elle ne saurait pas dire de quel calibre il s'agissait. Elle a surtout entendu le bruit des vitrines qui s'effondraient. Ça a fait un bruit du tonnerre. Elle s'est accroupie sous le lavabo pour se protéger et elle a ouvert la bouche comme pour crier mais elle est sûre qu'aucun bruit n'est sorti. Elle s'est bouché les oreilles et elle a attendu. Quand tout a semblé calme, elle s'est relevée, elle est sortie, sa chaussure droite à la main et elle a vu les dégâts. Tout le bar couvert de bris de glace, Steve cul par-dessus tête sur le bar, Alex allongé de tout son long et l'autre type recroquevillé entre les tabourets hauts. Vite elle a remis sa chaussure car le verre lui blessait le pied au fur et à mesure qu'elle avançait. Elle a rien compris, le fracas sonore était encore dans ses oreilles. Hein ? Non elle a pas vu la voiture. Oui, les flics, enfin vous êtes arrivés très vite. Quelqu'un dans le voisinage a dû vous appeler aussitôt. Un agent a pris son nom, son prénom, son adresse et l'a laissé filer dans l'ambulance. Sa déposition sera enregistrée le lendemain. Pour l'instant, les services de secours ont dit qu'il fallait qu'elle se remette du choc.

Le lendemain elle apprenait dans les journaux que le troisième client était sorti de taule quelques jours auparavant. Un type au nom italien ou corse, elle ne savait pas trop. Un type au passé lourd en tout cas. Braquage et trafic en tout genre. Apparemment avant de se faire mettre à l'ombre pour plusieurs années, le gus avait un peu oublié de dire à ses complices où il avait caché le butin d'un dernier braquage. Et ses anciens complices, eux, avaient bonne mémoire. Enfin, Alice n'avait peut-être pas tout compris de l'article. Et puis elle s'en foutait. Tout ce qu'elle voyait c'est qu'Alex n'était plus là non plus. Et mine de rien ça allait être un sacré bordel. Parce qu'Alex, il le tenait le quartier. Maintenant plusieurs loups allaient vouloir se partager le gâteau. Et elle, malgré son âge, faisait partie du gâteau. Bon dieu, qu'est-ce qu'elle allait faire ? Dans un premier temps, se mettre au vert chez sa sœur. Ensuite elle verrait. C'était peut-être un sursis. Peut-être devait-elle y voir un signe. Un nouveau départ ? En tout cas une chose était sûre : finalement elle n'allait pas la jeter cette paire d'escarpins qui lui blessait son petit orteil droit.

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