La part des anges

Patrice Salsa

Ils sont quatre, ils ont quinze ans. Arrive un temps où on quitte l’amitié pour entrer dans l’amour, un temps où il n’est pas possible d’être séparé des autres sans être séparé de soi.
Plus les âmes sont rebelles
Plus leurs peines sont cruelles
Philippe Quinault
Alceste ou Le triomphe d'Alcide
tragédie lyrique de Jean-Baptiste Lully
1674
Mon amour, mon ami
Je ne peux vivre sans toi
Mon amour, mon ami
Et je ne sais pas pourquoi
Paroles d'Eddy Marnay
Musique d'André Popp
Interprétée par Marie Laforêt
1967
Si je dois tomber de haut
Que ma chute soit lente
Mylène Farmer
Désenchantée
1991

I

Tu veux bien ?

Tu veux pas ? Tu veux vraiment pas ?

Peut-être… J'sais pas.

Tu sais pas si tu veux ?

Oui. Enfin non. J'sais pas. Je voudrais vouloir. Oui, c'est ça que je veux.

 

 

Kevin est en haut, tout en haut. Au dernier niveau du plongeoir. D'en bas, on peut croire qu'il va toucher la verrière. Qu'il va s'envoler, faire explo­ser le plafond de verre qui retombera en pluie de glace. De gros éclats effilés de glace, transparente, pointue, tranchante. Une pluie comme une plaie d'Égypte. Qui transpercera, déchi­rera, déchiquettera les baigneurs bruyants. Le bleu insouciant de l'eau se teintera de rouge, le silence se fera, les corps transpercés, déchirés, déchiquetés couleront au fond, les vagues devien­dront vaguelettes, puis ondulations, et simples fris­sons. À la fin, plus rien ne troublera l'eau rouge marbrée de violet. Kevin se sera envolé dans le ciel gris, laissant derrière lui un bain de sang. Inscrivez-vous à la piscine des Haulières : sa pataugeoire, son petit bain, son grand bain de sang. Dans le ciel gris, une étincelle bleu roi. C'est le Speedo de Kevin, qui paraît peint sur sa peau.

 

Kevin s'envole, se casse en deux au niveau du bassin, puis s'ouvre comme un compas. C'est une flèche blanche avec un cercle bleu roi qui perce l'eau, sans la froisser, sans laisser de blessure, sans écume.

Kevin, quand il plonge, il est mortel.

Jordan n'attend pas que Kevin revienne à la sur­face, qu'il ouvre l'eau par-dessous. Il ramasse sa serviette et s'en va vers les douches. Il voudrait pouvoir fermer les yeux tout de suite, pour se rejouer la séquence du bain de sang. C'est comme ça qu'il va l'appeler, celle-ci. Le bain de sang.

 

Tu es cinglé, Jordy. Tu es malade, tu vas te rendre malade.

L'eau, glacée, ne coule plus.

Non, je ne serai pas malade. Ça ne me fait rien. Ça ne peut rien me faire.

C'est plus froid dedans encore.

Et bien moi dedans, c'est chaud, sacrément chaud même. Tu as vu qu'elle était là.

Oui bien sûr qu'il a vu qu'elle était là. Depuis la rentrée, elle est presque toujours là.

Est-ce que tu as vu si elle a regardé, pour le saut ?

Qu'est-ce que j'en sais moi, si elle a regardé ? J'avais trop de sang dans la tête pour voir si elle te regardait faire la flèche blanche et bleue.

Alors, elle a regardé ou pas ?

 

Tu réponds quand tu veux, Jordy.

Mais Jordy ne répond pas. Kevin ne s'impatiente pas, d'habitude. Jordy, il a toujours fait comme ça. Presque jamais, il ne répond de suite. Même si tu lui demandes des trucs cons comme s'il a faim, s'il veut un verre de Coca, s'il veut faire une partie de Prince of Persia. Mais là, Kevin, il voudrait que Jordan réponde immédiatement. Merde, c'est important, cette fois.

Des fois, tu fais chier, Jordy.

Kevin et Jordan se connaissent depuis toujours. Depuis toujours, ils vivent dans la même tour. Ils ont le même âge à une semaine près. Il n'y a que Kevin qui l'appelle Jordy. Personne d'autre. Les autres n'ont pas le droit.

 

Kevin tourne les talons, s'arrête face au mur pour pendre sa serviette à une patère. Il ne sursaute pas quand une main glacée se pose sur son épaule. Il n'est pas surpris, il savait que Jordy ferait ça. Ma bite à couper qu'il ferait comme ça. Sacré Jordy.

Oui, elle a regardé. Et même, avec ses copines, elle a applaudi.

C'est vrai ? Tu charries pas ?

Elles ont toutes applaudi, mais c'est elle qui a applaudi la première. C'est elle qui a entraîné les autres.

Jordy, tu sais quoi ? Je me demande si je ne devrais pas prendre une douche glacée, moi aussi. Je crois que je suis en train de fusionner à l'intérieur.

Pas fusionner, Kev, fondre, on dit.

OK, ben moi je vais aller fondre sous la douche.

Il n'y a que Jordan qui peut l'appeler Kev. Juste lui, les autres n'ont pas le droit.

 

Jordan se sèche en attendant Kev.

Il voudrait ne pas regarder, mais il ne peut pas. Il faut qu'il regarde, qu'il s'étonne, encore, qu'il s'émerveille, toujours, du Speedo humide, lisse et brillant, tellement ajusté qu'il se confond avec sa peau.

 

Kevin aime le bleu. Il n'aime que le bleu, et encore, pas n'importe quel bleu. Pas le bleu de la marine, de la police et des petites filles sages en jupe plissée. Pas le bleu turquoise des mamies aux cheveux violets. Non, le bleu qu'il aime, c'est le bleu des rois, et ses diverses tonalités… Ça lui a plu, ça, quand il a découvert le nom de ce bleu-là. Ce bleu qui lui plait depuis toujours. Le bleu roi est aussi le bleu des reines et des princesses. C'est une des nuances de ce bleu-là qu'il y a dans les yeux d'Alison.

Alison c'est sa princesse. Est-ce qu'elle a vrai­ment regardé quand il a plongé ? Quand il a fait ce saut parfait. Parfait, parce que l'espace du saut, il n'a fait qu'un, un avec l'air, avec l'eau, avec le temps du saut. Exactement comme il est écrit dans Zen in the Art of Archery. C'est pas des conneries. Et puis, aussi et surtout, il a fait un avec lui-même. C'est pas facile de faire un avec soi-même, enfin pour lui. Est-ce que c'est diffi­cile pour tout le monde, ou simplement pour quelques-uns ? Jordy, par exemple, il donne tou­jours l'impression qu'il fait un avec lui-même sans problème. Est-ce qu'il a un truc pour ça ? Est-ce qu'il s'entraîne ? Ou bien est-ce que c'est en lui de faire un avec lui-même ? Est-ce que c'est sa nature ? Il faut que je lui demande, ce soir. Jordy, est-ce que c'est facile pour toi de faire un avec toi-même ? C'est une sacrée putain de question à la con, ça. Mais avec Jordy, il n'y a pas de questions à la con. Bon, parfois y'a pas de réponse non plus, mais c'est pas grave. C'est ça qui est bien avec Jordy. C'est pour ça que Jordy et lui, c'est pour la vie.

 

 

Alison retient son souffle. Le dieu va plonger. Son dieu va s'élancer, et se mettre à voler comme un missile sous la verrière, puis après quelques virevoltes élégantes, les bras le long du corps, il va venir sur elle comme un trait, guidé par sa tête chercheuse. Sans se poser, il la prendra contre lui, la ravira au cercle de ses copines. Devant eux montant en chandelle, la verrière s'ouvrira comme une fleur de givre et en quelques instants, ils ne seront plus pour les baigneurs médusés qu'un point de lumière dans le ciel de l'hiver. Ils n'auront pas froid, son dieu diffuse une aura de chaleur. Il n'y a pas d'hiver là où se trouve son dieu. Plus tard elle saura voler aussi. Son dieu lui donnera ce pouvoir. Les dieux sont comme ça, ils partagent leur divinité avec ceux qu'ils aiment. Quand il l'emportera, il faut qu'elle pense à faire un signe de la main à Solveig, un au revoir. Solveig ne sera pas surprise. Elle sera heureuse pour elle. Solveig sait tout d'Alison.

Son dieu ne s'est pas envolé. Tel un pieu blanc cerclé de bleu, il a pénétré l'eau. C'était rapide, mais pas violent. D'ailleurs, dans le bassin, on ne voit même pas l'endroit où il a pénétré l'eau. Son dieu ne saurait être violent. Il est vif, furtif, insai­sissable, mais pas violent. Alison serre les cuisses. Elle croit que la chaleur de son ventre est un feu que tout un chacun peut voir. Mais non, qu'elle est bête. Personne ne peut savoir. Il n'y a que Solveig, parce qu'elle lui a dit, ce que ça lui faisait de voir son dieu s'enfoncer comme un pieu dans ce bassin cyclopéen. Comment son dieu, maître de l'air et de l'eau, savait si bien porter le feu en elle. Car maintenant, il évolue sous l'eau, c'est une torpille. Car l'eau est son élément aussi, comme l'air. Il les domine, s'en joue et s'en sert, comme il convient à un dieu.

Du coin de l'œil, elle voit l'autre qui s'éloigne du bassin, sans attendre que Kevin ne fasse surface.

Castor et Pollux, on les appelle. Un des deux est immortel, c'est la prof de français qui l'a expli­qué. Mais elle ne se souvient plus lequel. Aucune importance, celui qui est immortel, c'est son dieu, forcément.

Cador et Police, comme disent les jaloux. Cador parce qu'on a toujours l'impression qu'il se donne des airs, et Police, à cause du bleu, évi­demment.

Jordan et Kevin. Elle les connaît. Ils sont dans son lycée. Jordan est même dans sa classe.

 

 

Le père de Kevin est en Australie.

Parfois un homme s'installe, pour quelques jours ou quelques semaines, chez eux. Ça dépend du temps qu'il faut à cet homme pour comprendre que la mère de Kevin n'attend rien de lui. Qu'elle n'est pas là. Qu'elle est ailleurs, dans un lieu où il n'ira jamais, où il n'est pas invité, où il serait de trop, parce qu'il n'y a pas de place pour lui dans ce lieu-là. Dans ce lieu-là, il n'y a pas de place pour grand monde. Parfois, il n'y a même pas de place pour Kevin. Quand arrivent ces moments où il n'y a pas de place pour lui dans le lieu de sa mère, Kevin s'en va. Il quitte la maison pour vivre quelques jours chez Jordan, deux étages plus haut. C'est moins fréquent depuis deux ou trois ans, mais quand même, cela arrive, quatre ou cinq fois dans l'année, quand elle oublie, ou décide, de ne pas prendre ses pilules.

Un de ces hommes, qui s'installent pour quelques jours ou quelques semaines, a essayé la violence. Un pas bien malin. Un qui n'a pas senti, instincti­vement comme les autres, que cette femme-là, elle n'était pas du côté des victimes, pas de la race de celles qui se laissent faire, qui encaissent, qui prennent des coups sans les rendre, malgré les pilules.

Un qui s'est réveillé un soir, entravé sur le lit, émergeant nauséeux d'un sommeil de mort – les pilules, c'est redoutable quand on n'a pas l'habitude, surtout mélangé au whisky – avec le canon d'un petit pistolet automatique posé juste entre les deux yeux. Un pistolet tenu par une main qui ne tremblait pas, et au-dessus un visage comme un masque, figé comme un masque, un masque tragique avec un œil cerné d'un vilain hématome et une lèvre largement fendue. Et d'une voix qui ne tremblait pas non plus, le masque a dit : Je vais te détacher, tes affaires sont dans ton sac dans l'entrée. Tu vas les prendre, sortir, et disparaître de ma vie. Tu as compris ? Tu m'as bien compris ? L'autre a bredouillé, se pissant dessus de voir la jointure de l'index blan­chir sur la détente de la petite arme de poing. Quatre minutes plus tard, il était au pied de la tour et se faisait embarquer par un car de police, dans lequel son teint livide, son état comateux, ses propos incohérents, son haleine alcoolisée, son odeur d'urine et le Batman en caoutchouc trouvé dans une poche de son blouson ne produisirent pas une bonne impression.

Un car de police qui n'était pas là tout à fait par hasard.

Dans la journée, la mère de Kevin était d'abord aller faire constater ses blessures par un médecin, puis munie d'un certificat d'incapacité totale de travail de cinq jours – foulure du poignet – elle avait déposé une plainte au commissariat, préci­sant que le responsable la menaçait de bien pire encore à son retour dans la soirée. Et pour faire bonne mesure, elle avait laissé entendre que le salaud avait eu des gestes déplacés envers son fils de sept ans, exprimant, en larmes, l'opinion que ce pervers qui appâtait ses victimes avec des figu­rines représentant des super-héros méritait une bonne leçon. Moyennant quoi, le car de police fit une petite pause d'une demi-heure dans le par­king désert en sous-sol du centre commercial. Une demi-heure, c'est long, pour un passage à tabac à la matraque, surtout quand on est à moitié étouffé par un Batman en caoutchouc enfoncé dans la bouche.

Sur le rapport, il fut consigné que le suspect, parti­culièrement agité, avait violemment résisté à son interpellation, ce qui justifiait sans peine deux côtes fêlées, trois doigts cassés à la main droite et ses testicules tuméfiés.

 

Pourquoi son père est en Australie, et ce qu'il y fait, ça, Kevin ne le sait pas.

Enfin pas avec précision. Le père de Kevin s'est rendu en Australie parce qu'il a gagné un voyage dans une loterie organisée par le supermarché voisin. Il est allé seul aux antipodes parce que la mère de Kevin n'a pas voulu l'accompagner, elle travaillait et lui était au chômage. Le voyage était pour deux personnes, alors il est parti avec un copain à lui, que la mère de Kevin connaissait à peine. Le séjour devait durait dix jours, mais le père de Kevin n'est jamais rentré. C'est tout. Il n'a pas donné de nouvelles non plus. Un an et demi après, la mère de Kevin a fini par obtenir une recherche dans l'intérêt des familles, et un inspecteur désinvolte lui a déclaré que l'enquête était allée vite. Le père de Kevin vivait à Sydney. Il s'y était marié, était père d'une petite fille, et son épouse légitime – l'inspecteur avait eu une façon particulièrement odieuse d'appuyer sur ce mot – était de nouveau enceinte. C'est tout, l'inspecteur n'avait pas le droit d'en dire plus, le père de Kevin, qui n'avait enfreint aucune loi, n'ayant pas souhaité que ses coordonnées soient communiquées à quiconque. Kevin avait fêté ses six ans la veille.

Trois jours plus tard, la mère de Kevin, aidée par la mère de Jordan, déposa toutes les affaires de son ex compagnon sur la pelouse mitée devant la tour où elles demeuraient, au pied d'un forsythia en fleur, en signifiant aux quelques témoins que chacun était libre de se servir. La nouvelle se répan­dit rapidement dans la petite cité, mais pas assez vite pour que les derniers curieux trouvent encore quelque chose à emporter quand ils arrivè­rent devant le buisson d'un jaune éclatant.

Pour ses dix ans, Kevin reçut une carte d'anniversaire accompagnée d'une photo de son père portant deux petites filles blondes dans ses bras. Sa mère y mis le feu avec un briquet, atten­dant sombrement qu'elle soit entièrement consu­mée dans le cendrier de cristal. Kevin, qui avait déjà vu sa mère menacer un homme attaché avec un revolver, trouva qu'elle réagissait plutôt bien. Il déchira la carte de vœux ornée de koalas et descendit rejoindre Jordan pour aller faire du skate-board. Franchement, qu'est-ce qu'il avait à foutre de son père et ses koalas à la con ?

Jordy lui explique que les koalas sont des marsu­piaux se nourrissant exclusivement de feuilles d'eucalyptus. Kev décrète que ses habitants sont encore plus cons que l'Australie et que c'est bien fait pour sa gueule si elle s'est fait ravager par les lapins. Puis la conversation dérive sur le point de savoir si le Surfer d'Argent est plus fort que les 4 Fantastiques réunis. On finit par conclure que oui, puisque c'est Galactus qui l'a créé. Puis les deux gamins partent à toute berzingue sur leur planche à roulettes, essayant d'adopter la pose élégante et virile du héros super-métallisé sur son surf, quand il slalome entre les planètes du système solaire.

 

 

Jordan a une sœur, Kasia. Une petite sœur de quatre ans sa cadette. C'est la fille de son beau-père, Czeslaw. Une demi-sœur, donc. Une sœur utérine, comme dit le dictionnaire. Czeslaw a épousé la mère de Jordan un an après être venu lui annoncer que son mari, dont il était le cama­rade sur un chantier, venait de passer sous un bulldozer. Enfin, il ne l'a pas dit exactement comme ça. Czeslaw est polonais, et son français à l'époque était encore frustre, hésitant et râpeux. Il dit que quelque chose de trrrrès grrrrave était arri­vée. Puis comme la mère de Jordan s'est mise immédiatement à pleurer, il l'a prise dans ses bras, a commencé à la bercer et à lui parler douce­ment en polonais. Jordan, un pouce dans bouche, regarda longtemps ce géant – qui lui évoquait un de ces ours blonds du Canada vus la veille dans un reportage animalier – serrer sa mère entre ses grosses pattes en lui jouant à l'oreille, en sourdine, une musique chaude, cares­sante et mystérieuse.

Jordan s'occupe beaucoup de Kasia, depuis qu'elle est revenue vivre avec eux. Il la fait man­ger, il lui essuie la bave et la morve de son visage. Il lui fait les marionnettes et les ombres chinoises, et elle glapit de joie. Lui seul parvient à la calmer facilement quand elle pique un de ses accès de rage, quand elle se griffe les joues et s'arrache les cheveux.

Kasia est atteinte du syndrome de Down. Gogole, comme on dit dans la cité.

 

Jordan aime beaucoup son beau-père, un timide maladroit dont la rudesse pataude dissimule une vraie gentillesse. Jordan lui a appris à lire et à parler correctement le français, au fur et à mesure de sa propre scolarité, et souvent la mère souriait de voir penchés ensemble, sur les livres et les cahiers, son géant blond et le lutin brun que lui a laissé son premier amour, mais elle a fait en sorte que jamais Czeslaw ne prenne la place du père de Jordan. Bon, c'était un accident, il n'y a aucun doute là-dessus, un regrettable accident, mais c'est quand même Czeslaw qui conduisait le bulldozer. Parfois, elle y repensait, en les regar­dant chahuter sur la carpette devant la télévision, l'ours blond faisant semblant d'être dominé par le petit garçon. Quand l'enfant, épuisé et hors d'halei­ne finissait par se coucher sur le titan terras­sé les épaules au sol, elle entendait qu'il lui parlait doucement en polonais. Une litanie comme une berceuse, pleine de ferveur avec par moments des pointes presque angoissées. Czeslaw, inlassablement, remercie Święty Stanislaw, Święty Metody, Święty Cyryl et la bienheureuse Vierge Marie de lui avoir permis de racheter son péché. Le jour de l'accident, comme tant d'autres, il avait un demi-litre de vodka dans l'estomac, et rien de plus. Le père de Jordan aussi, d'ailleurs, seulement lui, il était du mauvais côté du bulldozer. Quand la mère de Jordan a accep­té sa demande en mariage, Czeslaw a fait le vœu de ne plus boire une goutte d'alcool. Et il a respecté ce vœu.

C'est dur pour Czeslaw, de ne plus boire d'alcool du tout, surtout la nuit, quand il se réveille en sur­saut, après avoir entendu, une fois de plus, les chenilles du bulldozer passer dessus le père de Jordan. L'horrible craquement de la cage thora­cique du père de Jordan. Enfin c'est dans son rêve, car le jour où l'accident s'est produit, Czeslaw n'a rien entendu, le vacarme du bulldozer couvrait tout autre bruit, même les cris de ceux qui à quelques mètres assistaient à la scène. Mais son rêve, il n'y a personne d'autres que lui, sur son bulldozer ; dans son rêve, il n'y rien d'autre le silence brisé par ce craquement.

Après les treize ans de Jordan, ces luttes pour rire ont cessé, et sa mère s'en est inquiétée, pensant que peut-être son fils commençait obscurément à en vouloir à son beau-père, mais Czeslaw lui a expliqué que c'était normal, que Jordan cessait d'être un petit garçon pour devenir un homme, et que certains jeux qui amusent les petits garçons n'intéressent plus les jeunes gens.

C'est à peu près aussi à cette époque que Jordan a cessé d'accompagner Czeslaw à la messe domini­cale. Même à la piscine, ils y vont moins souvent ensemble, maintenant. Czeslaw y emmène seul Kasia qui adore barboter des heures dans la patau­geoire, bien à l'abri dans le cercle de tran­quillité que la stature de son père maintient autour d'elle.

 

L'autopsie ayant mis en évidence une alcoolémie élevée, et l'employeur n'ayant manqué à aucune de ses obligations, la mère de Jordan n'a pas reçu grand-chose en compensation de la mort de son premier mari.

 

 

Jordan revient du lycée, c'est un jour où il n'a cours que jusqu'à quinze heures. Sa mère est sor­tie faire quelques courses, on entend Kasia qui babille dans sa chambre, et Czeslaw, comme tous les jours où il est de l'équipe du matin, après s'être douché, dort la bouche ouverte sur le cana­pé, devant la télé dont le son est presque coupé. Tout doucement, sans faire de bruit, Jordan entre dans le salon pour récupérer le dernier numéro de Strange qu'il y a laissé la veille. Czeslaw a un bras replié sous la nuque, et sa masse imposante déborde presque du divan un peu avachi. Son autre main est posée sur sa légère bedaine que laisse découverte son T-shirt remonté, parmi les poils blonds et soyeux. Czeslaw grogne et mar­monne dans son sommeil et Jordan s'immobilise. Il s'en voudrait de le réveiller. Attendant sans un geste que son beau-père replonge dans un som­meil moins agité, Jordan le détaille, et une cha­leur violente et subite lui monte au visage. Sous le bas du survêtement de Czeslaw, quelque chose d'énorme palpite et tressaille. Jordan quitte le salon à pas de loup, renonçant à son magazine. Une fois dans sa chambre, les oreilles en feu, il descend la fermeture éclair de ses pantalons, il libère son sexe tendu du slip qui le comprime et commence à se caresser, debout. Mais voilà que Kasia, qui l'a entendu arriver, l'appelle d'une voix joyeuse, alors il se rajuste et la rejoint, pour faire leur habituelle et interminable partie de petits chevaux. Plus tard, il entend Czeslaw se lever, et pisser longuement, avant de les rejoindre pour se mêler à la partie. Quand la mère revient, depuis le vestibule, elle les écoute quelques ins­tants rire aux éclats. Dans la cuisine, elle découpe un quatre-quarts et le pose avec trois verres de lait sur un plateau qu'elle emmène dans la chambre de la petite pour un goûter joyeux.

 

 

J'y crois pas ! Mais comment t'as fait ?

Je leur ai juste demandé ; plutôt j'ai demandé à Solveig.

Solveig c'est la goth ?

Oui, elle est pas goth, plutôt dark je crois.

Bah, tout ça c'est corbac et compagnie. J'espère qu'elle va pas nous gaver avec ses trucs de dark.

T'es chiant, Kev. Non, elle va pas nous gaver avec ses trucs de dark. Cette fille, elle est plus drôle que tous les comiques du bahut. Faut voir comment elle répond aux profs, l'air de pas y toucher. On sait jamais si c'est du lard ou du cochon.

Du quoi ?

Laisse tomber.

Oui, je m'en tape. Alors, explique comment t'as fait ?

Ben à la fin du cours de math, avant la récré, je lui ai demandé, et elle m'a dit oui au début du cours d'histoire-géo.

Mais comme ça ? T'es allé lui demander et elle t'a dit oui ? Une fille à qui t'as jamais parlé tu lui demandes si elle veut bien aller au ciné avec nous et sa copine, et elle dit oui en dix minutes ? Une dark en plus. T'es sûr qu'elle a pas compris que tu l'invitais à un sacrifice humain ?

Je lui ai dit qu'on commençait d'abord par le ciné. Je lui avais déjà parlé.

Ah oui ?

Une fois qu'elle a manqué l'école, je lui ai passé mes cours pour qu'elle les recopie.

Ce que Jordan ne précise pas, c'est que Solveig est assez souvent absente.

C'est elle qui t'a demandé ?

Nan, c'est moi qui lui ai proposé.

Comme ça ? Pour ses beaux yeux cernés ?

Et aussi pour ses ongles peints en noir. Je la trouve sympa, c'est tout. Et puis elle est pas con.

Ça, Kevin sait ce que ça signifie. Pour Jordan, être pas con, ça veut dire se taper des bonnes notes.

Ah je vois, c'est une tête comme toi. Tu lui as passé tes cours par solidarité entre grosses têtes ? C'est de la logique de classe… T'es sûr qu'Alison va venir ?

Oui, pas de problème. À moins qu'elles annulent demain.

Mais tu lui as dit que je viendrai ?

Nan, j'ai dit que je viendrai avec Leonardo di Caprio.

Merde, va falloir que je me fasse un brushing avec des mèches. Donc samedi. Et pour voir quoi ?

J'ai proposé X-Men 2.

Et alors ?

Elle a dit que si c'était pas interdit aux moins de dix-huit ans, c'était OK.

C'est une marrante, celle-là.

Oui. Bref, j'ai menti.

Menti ?

Oui, j'ai dit que les films de boule, c'était pas trop notre truc. Donc ça sera X-men.

Ouf, j'ai eu peur que ce soit La nuit mortelle des zombies de la mort au château de Dracula ou une connerie dans ce genre-là.

Nan, celui-là, elle l'avait déjà vu.

Kevin se rue sur Jordan et lui bourre les côtes de petits coups de poing. Mais t'es con, qu'est-ce t'es con. Quand est-ce que t'arrêteras de te foutre de ma gueule.

Ils roulent sur le lit.

Jamais, hoquète Jordan, coincé sous Kevin qui pèse sur sa poitrine.

T'as d'la chance d'être mon frère, Jordy.

Oui, j'ai de la chance.

Non, fait Kevin dans un souffle. C'est moi qu'ai de la chance, une sacrée chance, même. Allez, viens, j'parie que j'te mets trois cents points dans la vue à GTA. Et après, y a le porno sur Canal. J'ai déjà la gaule.

 

 

Alison rentre du lycée. Il va falloir négocier la sortie au ciné de samedi. Pas avec sa mère. Sa mère dira, comme d'habitude, demande à ton père.

Ce n'est pas mon père.

C'est lui qui te fait vivre.

Alison se retient de ricaner. Elle pense, tu parles, ce qui nous fait vivre, c'est les alloc'.

Peut-être, mais ce n'est pas mon père.

Pourquoi tu l'appelles papa, alors.

Tu sais très bien pourquoi. Pour qu'il nous fiche la paix. Pour qu'il TE fiche la paix.

 

Deux ans auparavant, Alison a, sur un coup de tête, dérobé une bagatelle au centre commercial. C'est son beau-père qui est venu la récupérer, en larmes dans le bureau des vigiles décoré de pin-ups siliconées. Comme c'était la première fois, la police n'a pas été avertie.

Dans la voiture avec ses housses en fausse four­rure imitation panthère, Alison pleure doucement, elle a honte mais elle est aussi un peu inquiète. Gérard, qui se met facilement en rogne et qui dès lors ne peut pas prononcer une phrase sans gueu­ler et jurer, est curieusement calme. Déjà le simple fait d'avoir eu à se faire humble devant les vigiles, dont deux étaient noirs, devrait norma­lement déclencher une tempête d'invectives et de considérations ignobles sur les mœurs de ces babouins. Mais non, Gérard est calme, il conduit doucement, et Alison a l'impression qu'il sourit presque. Et c'est ça qui inquiète Alison.

Alison, tu me déçois. Ta mère aussi va être déçue.

Qu'est-ce que c'est que cette nouveauté ? Comme si la vie de Florence, depuis que Gérard l'a épou­sée, lui faisant trois gosses en quatre ans venant s'ajouter aux deux qu'elle a eu d'un premier mariage raté, n'était pas qu'une longue déception continue. Enfin c'est l'opinion d'Alison. Et sur­tout, pourquoi Gérard se préoccuperait-il subite­ment de la déception de Florence, alors qu'il a toujours semblé à Alison que sa distraction favo­rite – en dehors de la customisation de sa voi­ture – était justement de travailler à la mortifier autant qu'il le pouvait.

Non pas que Gérard soit un brutal. Avec son mètre soixante-huit et ses soixante kilos, il ne peut pas se le permettre. Son terrain à lui, ce sont les paroles qui blessent, les mots qui râpent et brûlent, les insinuations barbelées qui enferment et écorchent, les remarques qui cinglent la chair vive imprudemment exposée, les affirmations assénées comme des coups de trique, les propos martelés jusqu'à l'abrutissement, les petites phra­ses acides corrodant la peau des dialogues les plus anodins et mettant à nu les muscles, les ten­dons, les os blancs et fragiles de la relation, les raisonnements vicieux qui prennent comme un collet et étranglent lentement jusqu'au coup de grâce.

Oui, ta mère va être très déçue.

Gérard range la voiture le long d'une chaussée mal éclairée et coupe le contact. Il sort de sa poche et contemple sans mot dire la copie carbo­née du procès-verbal établi par les vigiles.

Tu sais quoi ? Je me demande si je ferais pas mieux d'aller la donner tout de suite aux flics, plutôt que d'attendre la prochaine connerie que tu vas faire. Qu'est-ce que tu en penses, Alison.

Alison n'en pense rien. Ce qu'elle sait, c'est qu'il est en train de disposer autour d'elle les éléments d'un piège dont elle ne distingue pour l'instant que la menace qu'il représente. Elle l'a vu si sou­vent faire avec sa mère. Ne rien dire, ne rien faire. Tout mouvement ne ferait que la précipiter encore plus vite, tête baissée dans la chausse-trappe qu'il construit.

Pourquoi tu es allé voler ce rouge à lèvre, Alison ?

Tu crois que treize ans, c'est un âge pour se maquil­ler et ressembler à une pute ?

Alison se raidit. Elle a cessé de pleurer. Surtout ne pas répondre.

C'est ça, te maquiller pour ressembler à une petite pute vicieuse pour exciter les mecs.

Gérard se tripote nerveusement la braguette, et déglutit.

Une petite salope qui fait bouger ses seins pour allumer les hommes. C'est ça que tu es, Alison, une sacrée putain d'allumeuse.

D'un geste vif, Gérard s'empare de la main de la gamine et la plaque sur son entrejambe. Il main­tient de force la paume ouverte d'Alison sur la bosse qu'il malaxe à travers elle. Il donne des petits coups de bassin pendant quelques secondes avant de se cabrer dans un râle étouffé, et Alison sent sous ses doigts qu'un liquide tiède et gluant suinte à travers le tissu.

Le con, pense-t-elle.

 

Gérard a posé son blouson sur son giron pour dissi­muler ce qui macule ses pantalons. Avant de remettre le véhicule en marche, il a rangé soigneu­sement le procès-verbal dans son porte­feuille.

Je vais garder ça pour l'instant. Ça s'ra notre petit secret à toi et moi. Mais je te préviens qu'à la première connerie que tu fais, je le donne au commissariat. Tu m'as bien compris, Alison ? Et une grosse connerie, ça s'rait d'ouvrir ta gueule, par exemple…

Il la dépose devant l'entrée de leur immeuble.

Monte, et dis à ta mère que je rentrerai un peu plus tard.

Alison regarde la voiture s'éloigner. Elle serre dans sa main le tube de rouge à lèvres qu'elle a volé pour l'offrir à sa mère dont c'est l'anni­versaire demain.

 

Avec qui tu veux aller au ciné, Alison ?

Avec Solveig.

Elle est tarée, cette gamine, je te l'ai déjà dit, Alison.

Peut-être, mais c'est ma copine… Gérard.

Combien de fois va falloir que je répète de pas m'appeler comme ça ? Tu t'y prends très mal, Alison.

Mais Alison sait qu'elle ne s'y prend pas mal. Bien au contraire. Ça l'excite encore plus, ce gros porc, qu'elle résiste, avant de plier. Déjà, une pellicule de sueur apparaît au-dessus de sa lèvre supérieure, et elle voit qu'il retient sa main dans le geste automatique qui la porte à sa braguette.

Et il y aura qui d'autres, avec vous ?

Il est inutile de mentir, dans la cité, tout se sait un jour où l'autre.

Deux copains du lycée.

Vos petits copains ?

Non, pas nos petits copains. Juste des copains.

Tu parles ! Petits copains ou pas, c'est pas ça qui va les empêcher de vous tripoter dans le noir.

Gérard se palpe maintenant convulsivement la braguette.

Je crois pas. Ce sont des garçons bien.

Tu parles ! Bien ou pas bien, ils vont vous tripoter les seins.

Si tu le dis.

Bien sûr qu'ils vont le faire. Et toi tu vas les lais­ser faire. Tu vas même les encourager.

La main masse frénétiquement par-dessus le tissu.

Viens me donner un bisou…

Alison se demande si elle a assez fait durer la conversation. Tout est dans le timing. C'était quand la dernière fois ? Il y a quatre, non, cinq jours. Ça devrait être bon.

Si tu veux aller au ciné, viens me donner un bisou. La voix est basse, haletante.

Alison s'approche.

Ça te plait hein, petite traînée, de te faire tripoter les seins dans le noir ?

De bisou, bien entendu, il n'est pas question. Alison ferme les yeux pendant que son beau-père pose sa main libre sur ses seins et les caresse à travers le pull léger.

Ouais, bien sûr que ça te plaît… La voix est rauque, la respiration courte, comme si l'homme luttait contre quelque chose. Il passe sa main sous le pull, tandis que l'autre tente maladroitement de baisser la fermeture Éclair de sa braguette. Au moment où sa paume touche enfin le soutien-gorge, il lâche un petit couinement suivi d'un long soupir.

Alison se recule. À côté de la braguette à moitié ouverte, une tâche humide s'élargit lentement.

Alison essaie de ne pas regarder. Quelle pauvre loque.

Gérard fuit son regard. Qu'est-ce que t'attends ? Va au ciné. Comme si tu faisais pas déjà ce que tu veux.

File-moi du fric… Papa.

 

 

Solveig est à table, avec ses parents. Elle ne mange pas, comme d'habitude. Ça va faire deux ans que c'est comme ça. C'est venu avec ses règles, qui ont coïncidé avec le déménagement. Au début, ses parents n'y ont pas fait trop atten­tion, il y avait déjà tellement de bouleversements dans leur vie avec ce changement de résidence. Pourtant, ils sont restés dans la même ville. Ils ont simplement laissé le quartier résidentiel chic et la coquette villa et son grand jardin clos qu'ils y occu­paient pour venir vivre dans la cité. Un autre monde. C'était provisoire, a assuré le père, avec mon CV, je ne vais pas rester sur le carreau et je vais retrouver un poste rapidement. Du provisoire qui dure, néanmoins.

Son père, avec son emploi, a perdu le contrôle sur sa vie et les événements. Sa mère règne sans par­tage sur la maison et la vie sociale, à grand ren­fort de chemins de table brodés et d'amples coupes en cristal emplies d'eau teintée où flottent des corolles de fleurs – anémones aux épais pis­tils noirs comme chargés de mascara ou renon­cules d'Anjou pommées et chatoyantes – dont on la complimente dans ces repas faussement décon­tractés qu'elle organise deux fois par mois, durant lesquels elle ne manque jamais de flirter un peu – en tout bien tout honneur – avec les hommes pré­sents. Être une femme au plein sens du terme, être une femme accomplie, c'est aussi ça. Elle n'en doute pas une seconde. Il faut savoir payer de sa personne pour acquérir et maintenir une position, et d'autant plus maintenant qu'elle chancelle.

Alors il ne reste plus à Solveig, désormais loin du jardin, qu'un seul royaume : son corps, et le strict contrôle de ce qui y entre et en sort. Surtout ce qui y entre. L'autre en soi, s'insinuant par effrac­tion, dispute la place à la petite fille modèle et précoce, si sage et si obéissante. Pour vaincre cette possession, il faut rester sans épaisseur, idéalement sans chair et sans volume. Rester cachée, dissimulée sous le masque de la perfec­tion, donner le change ; c'est facile, lorsqu'on possède comme elle, souveraine des apparences, cette formidable clairvoyance du fonctionnement des autres.

Elle ne mange pas, mais elle boit du lait. Presque deux litres par jour. Du lait entier.

Évidemment, elle est maigre. Trop maigre, dit le médecin de la famille. Sa mère lui donne des compléments vitaminés sous forme de tablettes à croquer.

Elle voit un psychologue une fois par semaine, mais sans beaucoup de résultats. Elle lui parle, et il considère que c'est déjà pas mal. Elle lui dit que d'ingérer de la nourriture solide lui fait hor­reur. Que l'idée de manger de la viande de bêtes mortes lui donne envie de vomir. Que d'imaginer qu'elle avale des légumes qui ont poussé dans la terre où l'on enterre les cadavres lui fait venir la nausée. Que de penser aux fruits qui sont gorgés des sucs suintants des corps pourrissants empri­sonnés dans les griffes des racines des arbres lui file la gerbe. Que le fromage est obtenu avec de la moisissure et les yaourts avec de la merde de bébé. Que la mer n'est qu'un cimetière et que les poissons sont froids comme des macchabées. Que les crevettes bouffent les yeux des noyés.

Elle a du vocabulaire, cette petite.

Elle lui dit aussi qu'elle pleure quand elle voit, à la télévision, les enfants, les petits enfants qui meurent de faim. Qu'elle a mal, quand elle les voit avec leurs bras comme du bois brûlé, leurs jambes comme des cannes de vieillard et leur ventre comme des outres malsaines. Que l'Occi­dent est un vampire qui suce le sang des habitants des pays pauvres, qu'elle ne veut avoir aucune part à cela. Qu'elle voudrait être une de ces plantes qui ne vivent que de trois gouttes d'eau et d'un rayon de soleil. Que la planète n'est qu'un charnier pourrissant, fardée telle une prosti­tuée au dernier stade de la syphilis. Que sous la soie de sa robe, il y des chancres et des esquarres. Que des vers sortent de son vagin vérolé, qu'ils grouillent sous ses aisselles.

Elle a beaucoup d'imagination, aussi.

Le psychologue lui dit que tout cela est bien beau, mais que si elle ne reprend pas les cent grammes qu'elle a perdus depuis le mois dernier, il sera obligé de la faire hospitaliser, qu'elle sera nourrie de force, avec des perfusions. Alors sois raison­nable et fais un effort, ma petite.

Solveig fera un effort. Elle a déjà été internée une fois, et fera tout pour éviter de retourner chez les fols dingos.

 

 

Kevin devant le miroir. Il résiste à l'envie force­née d'exploser entre ses ongles un bouton sur le côté droit du front. En ramenant un peu une mèche dessus, ça ira. Bon, j'suis pas mal, en fait. Pas d'acné, enfin presque pas – fait chier, fallait justement qu'il choisisse ce moment pour sortir, çui-là, enfin si j'y touche pas, samedi, il aura dis­paru ou presque – pas de point noir. J'ai bien fait d'écouter Jordy avec ses histoires de savon spé­cial deux fois par jour. Oui, j'suis pas mal, et ça devrait le faire avec Alison. Moins beau que Jordy, c'est sûr, mais pas mal. C'est sûr que les cheveux noirs comme lui, c'est plus classe, ça donne plus de personnalité que les blonds. Peut-être que je devrais me teindre les cheveux en noir ? Mais non, impossible, tout le monde se foutrait de ma gueule au lycée. Bon, j'espère qu'y aura pas d'embrouille avec les filles, ça s'rait con qu'Alison ait compris de travers et qu'elle croit que Jordy a parlé à Solveig juste pour la draguer elle. Oh non pas ça ! Quelle galère si j'suis obligé de me fader la dark et lui faire la conversation… Alors, comment c'était la dernière messe noire ? Il faudra me donner cette recette de jus de cra­paud. Kevin rigole tout seul devant le miroir et se fait des grimaces. Mais non pas de problème, Jordy a tout combiné. Quand même j'en r'viens pas, qu'il ait fait ça. C'est vraiment cool. Qu'est-ce que je peux faire moi en retour pour être à la hauteur de ça ? C'est impossible. Comme le plus souvent, Kevin pense à Jordan avec admiration, il est envahi de ce sentiment d'admiration et il lui envie cette présence sur les choses et les gens, cette évidence qu'il semble avoir à disposer des autres, de tout.

 

 

Alison a fait coucher les petits, qui comme d'habitude avaient plus envie de faire les fous que de dormir, puis elle a aidé sa mère à ranger la cui­sine. Elle a apporté spontanément, avant qu'il ne la réclame, une bière fraîche à Gérard qui regarde un film d'action à la télévision.

Puis quand sa mère s'est installée elle aussi dans le canapé, avec son tricot en cours, elle s'est attar­dée quelques minutes devant l'écran, a simulé un bâillement et annoncé qu'elle allait dormir.

C'est calme à la maison depuis quelques jours. Elle a envie de téléphoner à Solveig, mais il fau­drait qu'elle demande la permission d'utiliser l'unique appareil qui se trouve dans l'entrée ; elle lui serait probablement accordée, mais assortie de quelques remarques peu amènes, voire de sar­casmes, et elle ne se sent pas d'affronter ça. Elle se sent heureuse, détendue. Et puis autant ne pas tirer sur la corde, cela risquerait de compromettre l'autorisation de sortie pour le samedi suivant. Alors elle va se brosser les dents et se laver le visage avec un peu de lotion astringente avant d'y appliquer une crème hydratante. En nattant ses cheveux pour la nuit, elle se contemple dans le miroir. Alison sait qu'elle est jolie, et que son teint frais et velouté n'est pas le moindre de ses atouts, alors elle en prend soin, se maquille très peu, à peine un trait d'eye-liner noir et un soup­çon d'ombre à paupières d'un beige rosé. Pour samedi soir, sur les conseils de Solveig, elle en a acheté un aux reflets légèrement cuivrés.

Elle entre dans sa chambre à pas de loup pour ne pas réveiller sa sœur cadette qui dort déjà, elle n'allume pas la lumière, les volets de fer ne sont pas fermés et celle qui arrive par la fenêtre lui suffit pour se déshabiller et enfiler un ample T-shirt avant de se glisser entre ses draps frais. Elle place les petits écouteurs dans ses oreilles, et baisse le volume.

Call my name and save me from the dark

De son lit, elle peut contempler la petite étagère qui expose sa collection de fées, figurines repré­sen­tant, vêtues de courtes tuniques, des femmes enfants, graciles et souriantes, dont les ailes démul­tipliées de papillons s'échancrent et se contour­nent en de fragiles arabesques saupou­drées de paillettes luisant dans le rayon de lune qui les baigne.

Save me from the nothing I've become

Elle imagine qu'elle les entend chuchoter, qu'elles parlent entre elles d'une princesse et d'un preux chevalier, prêt à tous les combats pour la conquérir, et sur ces rêveries, elle glisse dans le sommeil comme on entre dans le brouillard.

Breathe into me and make me real

Bring me to life

Plus tard dans la nuit, elle rêvera qu'elle est une de ces fées et que son héros vient la délivrer d'une menace vague mais prégnante.

 

 

Il te plaît, Jordan ?

Il est gentil.

Oui, mais est-ce qu'il te plait ?

Il est gentil ; il me passe ses cours quand je suis absente.

Tu es sûre qu'il va venir avec Kevin ?

Bien sûr qu'il viendra avec Kevin. Inséparables, ils sont. Quand tu vois l'un, l'autre n'est jamais loin. Inséparables. D'ailleurs je me demande…

Tu te demandes quoi ?

Rien quoi ?

Rien, des bruits qui courent…

Des bruits sur quoi ?

Rien. Laisse tomber, c'est des conneries. La preuve, ils veulent sortir avec nous.

La preuve de quoi ?

Rien, laisse tomber je te dis.

Tu crois qu'ils veulent sortir avec nous ? Peut-être Jordan veut sortir avec toi, et que Kevin il vient juste parce que c'est son pote et qu'il en a rien à foutre de moi.

Non, je crois pas. À mon avis, c'est exactement l'inverse.

Quoi, l'inverse ?

C'est Kevin qui veut sortir avec toi et il a deman­dé à Jordan de m'inviter pour que tu viennes aussi.

Pourquoi il ferait ça ? Il pouvait m'inviter lui.

Toi, tu l'aurais invité ?

Non, surtout pas !

Pourquoi ?

Et s'il me dit non ? T'imagines la honte ?

Eh bien c'est la même chose.

La même chose ?

Peut-être qu'il avait peur de se prendre un râteau, comme toi.

Tu charries. Les garçons, c'est pas comme les filles. Ils s'en foutent.

Tu te trompes, les garçons, c'est comme les filles.

Tu crois qu'il va vouloir m'embrasser ?

Je sais pas… Tu veux que je demande aux cartes ?

Arrête, tu m'fais flipper avec tes trucs.

Comme tu voudras…

Pourvu que tu aies raison, pour Kevin.

Oui, j'ai raison. Malheureusement.

Pourquoi malheureusement ?

Parce que ça veut dire que Jordan ne veut pas sortir avec moi.

Pourquoi tu dis ça ?

Parce que sinon, c'est Kevin qui serait venu te demander à toi pour le cinéma ?

Donc, il te plaît, Jordan ?

Faut que je raccroche, j'ai ma dissert' à finir…

OK…

Solveig, attends !

Oui…

Si j'arrive à sortir ce soir, tu me les feras ?

Quoi ?

Les cartes…

Oui, à tout à l'heure. On s'appelle, de toute façon.

Il est trop beau, ce mec. Il me tue…

Tâche de survivre jusqu'à samedi. Bye.

 

 

Au cinéma, tout s'est bien passé. Les garçons étaient très en avance. Jordan a acheté les places avec l'argent que Czeslaw lui a donné, et il a filé le reste à Kevin pour qu'il puisse offrir pop corn et cornets glacés.

Dans la file qui s'est allongée, ils reconnaissent des élèves du lycée qu'ils saluent de loin – nor­mal, séance du samedi à vingt heures – mais pas de vrais camarades, comme un membre du club de kendo, par exemple ; tant mieux, cela évite d'avoir à causer, voire à se mêler à un groupe, ce qui compliquerait la situation, et même pourrait tout faire foirer. N'empêche que lundi, à la récré de dix heures, tout le lycée saura qu'ils sont allés au cinéma avec Alison et Solveig, et les commen­taires iront bon train ; surtout qu'elles sont arri­vées au dernier moment et ont dû remonter toute la file sous quelques protestations et les petites plaisanteries – Tiens, voilà Malicia… – que pro­voque toujours le look de Solveig.

Durant l'attente, Jordan et Kevin – surtout Kevin – ont eu le temps de répéter dix fois la stratégie de placement qui conduirait les deux filles à s'installer entre eux deux et dans le bon ordre. Comme Alison et Solveig avaient combiné la même chose de leur côté, il n'y eut aucun cafouil­lage. Vers le tiers du film, Kevin a pris la main d'Alison.

Le petit groupe est sorti en dernier de la salle. Kevin sait qu'il est impossible de faire décrocher Jordan tant que le générique n'est pas complète­ment terminé.

Kev, la musique fait partie du film, y compris pendant le générique. C'est comme une transi­tion, un sas de décompression avant de revenir vers la réalité.

Ensuite, ils sont allés manger des hamburgers et des sundaes. Solveig a réussi à en avaler la moitié d'un, à la vanille. Ils parlent du film, qu'ils ont apprécié, dans l'ensemble. Les garçons sont fami­liers de l'univers des comics dont il est l'adap­tation, et ils commentent les différences avec la série originale, expliquent les tenants et les abou­tis­sants de chacun des personnages, s'étonnent – ou s'indignent – de l'absence de certains d'entre eux. Angel est quand même parmi les tout premiers X-Men, pourquoi ils l'ont pas mis ? Parce que les scénaristes n'ont pas réso­lu ce que la BD passe sous silence : comment il fait pour ranger une paire d'ailes de quatre mètres d'envergure sous son blouson ! Si tu vas par là… Et la conversation se poursuit, animée, sur ce qui est vraisemblable et ne l'est pas dans la vie des super-héros … Plus tard, ils font par l'extérieur le tour du parc, fermé à cette heure, puis les garçons raccompagnent les filles. Jordan se débrouille pour marcher devant avec Solveig, qui a bien compris le manège et sourit quand elle voit du coin de l'œil Alison et Kevin échanger leur pre­mier baiser, sans cesser de parler avec Jordan de leur prochain devoir de français.

 

Alors, tu es content ?

Je plane.

Jordan et Kevin sont assis sur les marches devant leur tour.

Je pensais pas que ça s'rait si facile.

Facile ?

Simple, j'veux dire. Que ça se pass'rait si simple­ment. Je balisais un max, tu sais.

Oui, je sais.

Et toi ?

Moi quoi ?

Ben oui, toi. Avec Solveig.

C'est plus la dark ?

Oh arrête. Je reconnais que je l'avais mal jugée. Elle est très sympa. Et Solveig, c'est un joli pré­nom. Pas aussi beau qu'Alison, mais très chouette aussi. Et change pas de conversation… Alors ?

Alors quoi ?

Ben elle te plaît ?

Écoute, Kev, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour te faciliter le boulot avec Alison, non ? J'avais pas compris que ça impliquait que je devais embras­ser Solveig.

Non mais je dis pas ça pour ça… Juste je vou­drais que…

Tu voudrais quoi ?

Ben j'sais pas… Je veux dire qu'on a toujours tout fait ensemble, depuis toujours. Ça serait bien si…

Si quoi ?

Si on sortait au même moment avec une fille. Si on embrassait une fille pour la première fois au même moment…

Tu veux que j'embrasse Alison en même temps que toi ? Ça va être dur…

T'es vraiment con quand tu t'y mets, quand tu veux faire le con et que tu veux pas comprendre.

T'inquiète, j'ai compris.

Je sais que tu as compris. Alors ?

J'sais pas. Comment c'était ?

C'était… génial. Tu comprends, c'était pas simple­ment embrasser. C'est comme s'il se passait quelque chose de partout. On peut pas expli­quer, il faut le vivre.

Je suis impatient de connaître ça…

Kevin est un peu désarçonné. Il est rare que Jordan se montre avec lui ironique de façon systé­matique, presque blessant ; mais il est heureux, et il ne veut pas de fâcherie.

Je pense que ça lui a plu aussi… Tu crois que j'embrasse bien ?

J'sais pas. Je t'ai jamais embrassé.

C'est parce que tu m'as jamais demandé…

C'est le tour de Jordan d'être étonné. Le second degré, c'est rarement dans le style de Kevin.

Pas la peine, j'suis sûr que tu embrasses très bien. Tu veux que je demande à Solveig ce qu'Alison en a en pensé ?

Mais t'es ouf, toi ? Et comment elle saura ça, d'abord ?

Tu peux être sûr et certain qu'elles auront la même conversation que nous en ce moment, si elles ne sont pas déjà en train de l'avoir.

C'est pas pareil, c'est des filles…

Tu te goures, les filles, c'est comme les garçons.

Si tu le dis… Tu dors chez moi ?

J'ai pas prévenu, et j'ai pas ma brosse à dents.

Je te prêterai la mienne, et ils vont pas s'inquié­ter… Où tu peux être ?

Kevin passe son bras autour des épaules de Jordan.

J'ai pas sommeil, j'suis trop excité.

On va déranger ta mère…

Tu rigoles ! Elle a pris ses pilules, elle va en écra­ser jusqu'à midi au moins.

OK, ça roule.

Merci Jordy, chuchote Kevin à l'oreille de son ami.

 

Neuf heures du matin. La mère de Kevin prépare du café dans la cuisine. Elle pense qu'il va falloir demander à son médecin de lui prescrire autre chose. À peine six mois, et le somnifère est déjà moins efficace. Elle va jeter un œil dans la chambre de son fils. Dans la lumière oblique fil­trée par les persiennes, malgré la largeur du lit, les deux adolescents dorment, encastrés, leurs torses nus rayés de soleil.

Elle reste plusieurs minutes à les regarder ; elle envie la tranquillité de leur sommeil.

 

On frappe doucement à la porte d'entrée.

Bonjour. Excuse-moi de te déranger si tôt, mais est-ce que par hasard…

Oui, ne t'inquiète pas. Il est là. Ils dorment encore.

Je me doutais bien, mais tu sais ce que c'est…

La mère de Kevin n'est pas sûre, non, de savoir ce que c'est.

Tu veux une tasse de café. Il est tout frais, je viens de le faire.

Les deux femmes échangent les dernières nou­velles de la cité autour des tasses fumantes. Très différentes, elles ont néanmoins développé une relation amicale, pleine de services rendus, de discrétion réciproque et de compréhension muette.

Il faut que je me sauve, Czeslaw va à la messe de dix heures et je ne veux pas que la petite reste seule. Venez déjeuner. J'ai fait un gigot et du gratin et Czeslaw va rapporter un fraisier.

Je ne sais pas…

Allez, pas d'histoire, ça nous fait plaisir.

D'accord. À quelle heure ?

Midi et demi, ça te va ? Et réveille-les une heure avant, qu'ils aient le temps de prendre une douche tranquillement. Sinon, ils vont être grognons.

 

Kev, prête-moi un T-shirt, je ne peux pas remettre le mien…

Effectivement…Ben mon salaud, qu'est-ce que tu lui a mis.

C'est ça, oui… Qui c'est qui s'est essuyé le pre­mier avec, hein ?

Je croyais que c'était le mien, j'te jure !

Vers deux heures du matin, après une longue conversation dans le noir. Ils se sont masturbés, chacun essayant de régler son rythme sur celui de l'autre, pour jouir ensemble, comme ils le font toujours. Mais il y a un bout de temps qu'ils n'avaient pas fait ça sans le support du film X mensuel sur la chaîne à péage.

 

 

Lundi matin, au lycée, la nouvelle n'a même pas attendu la récréation pour se répandre, l'attroupement devant les grilles avant que ne reten­tisse la cloche de huit heures puis l'inter­cours ont suffi : Cador et Police se sont trouvé des nanas. Ah oui ? Qui ça ? Elles sont dans quelle classe ?

Le cœur d'une vingtaine de filles se brise, pour quelques heures. Quelques garçons qui en pin­çaient pour Alison, beaux joueurs, acceptent la situation en espérant que, peut-être, ça ne durera pas.

 

 

Alison est venue, seule, voir Kevin, chez lui. Elle connaît les lieux, elle est déjà passée quelquefois avec Solveig et Jordan, pour boire un Coca, regar­der une série à la télévision, travailler sur un exposé.

Ils sont maintenant dans la chambre, doucement éclairée par la veilleuse de son enfance qui n'a pas servi depuis longtemps. Ils ne parlent pas, ou très peu. C'est le moment, ils le savent. Inutile d'en parler. Ils boivent au même verre un peu de porto chipé dans le bar du séjour. Ils partagent des cigarettes à la menthe. Ils ont tout leur temps. Surtout ne pas aller trop vite, résister à ce qui gronde à l'intérieur, à ce qui se rue dans leurs veines, dénouer sans à-coups ce qui serre un peu au plexus, desserrer sans brusquerie ce qui noue le larynx.

Entre chaque bouffée, un vêtement tombe, après chaque petite lampée de vin, un baiser est donné. À tout instant, un morceau de peau est touché par des doigts brûlants, embrassé par des lèvres qui sont velours et soie, léché par une langue qui est vent et fleur.

Alison est nue désormais, mais Kevin n'a pas encore retiré son boxer que tend sa verge qui vibre. Le jeune homme a encore la vague appré­hension que son sexe est trop petit. Trop de films pornographiques, visionnés en compagnie de Jordan, avec des acteurs fortement membrés. Jordan, justement, dont la queue, au repos comme en érection, est – et a toujours été – plus épaisse et plus longue que la sienne, ce qui dans leur douzième année préoccupait tant Kevin qu'il insis­tait, parfois plusieurs fois par semaine, pour qu'ils sortent double décimètre et bouts de ficelle et se livrent à de nouvelles mesures, des fois que Kevin ait, en quelques jours, mystérieusement, rattrapé son retard. Une leçon de géométrie por­tant sur la relation entre diamètre et circonférence du cercle ayant trouvé là une application qui aurait étonné leur professeur de mathématique, débouchant sur un exercice concret ayant à tout jamais gravé le chiffre Pi dans leur mémoire. Jordan qui le laissait ensuite gagner au bras de fer, pour qu'il se rassure. Jordan qui un jour, avec brusquerie, n'avait plus voulu se prêter à cette comparaison. L'anatomie de Czeslaw, aussi, furti­­vement aperçue – puis guettée – quand il les emmenait à la piscine, entre huit et onze ans, et qui les avait tant impressionnés, voire inquiétés, qu'elle avait été l'objet de longues discussions et de suppu­tations sans fin durant quelques semai­nes.

 

La sexualité se lit partout, et ne se parle nulle part, et on leur a déjà tout montré, même si on ne leur a rien dit ; alors, les gestes techniques, ils les connaissent, même s'ils n'en maîtrisent pas cer­tains. C'est d'autre chose dont ils doivent faire l'apprentissage, car ils découvrent qu'existe, au-delà du plaisir de ces gestes, un territoire inconnu, ou plutôt oublié. Une contrée qui leur a été fami­lière, autrefois, dans la petite enfance. Un monde où les odeurs sont la première géographie d'un corps. Chaleur, humidité, relief, texture : tout est senteurs et parfums, qui font suinter les creux et se dresser les reliefs, s'ouvrir les plis et dilater les pores, venir l'eau en bouche.

Kevin et Alison ont perpétuellement faim des câlins qu'ils s'échangent depuis quelques semaines. Ils sont affamés de câlins. Toute cette tendresse qu'ils échangent est plus importante pour eux que le plaisir qu'ils se donnent. C'est-à-dire que ce plaisir, intense, ne serait rien sans la tendresse qui le précède, l'accompagne et le suit. Le plaisir appelle la tendresse. La tendresse convo­que le plaisir. Leurs mouvements l'un contre l'autre, l'un dans l'autre, sont des invoca­tions constantes. Leurs corps sont cris, feule­ments, murmures. La peau est un tambour où frappe le sang.

 

Kevin pense fugitivement à Jordan. Il se souvient qu'avec lui aussi, il n'y a pas si longtemps encore, il a connu ce bain d'odeurs, quand ils dormaient ensemble, serrés, emmêlés, mélangés. Avant le sommeil, après le réveil. Au temps où ils étaient indistincts. Au temps où il n'y avait pas d'explications à donner, de justifications à four­nir, d'excuses à inventer. Que fait Jordy en ce moment ?

 

Alison et Kevin se sont endormis, enlacés. La veilleuse rose orangé dénature les couleurs des affiches et des posters fixés aux murs, groupes de rock et super-héros veillent sur le sommeil des adolescents. Dans le tiroir entr'ouvert de la table de chevet, les dix préservatifs – personne n'attend de toi une performance, mais on sait jamais – que Jordan a achetés et donnés la veille à Kevin repo­sent, eux aussi, dans leurs emballages, intacts.

 

 

Jordan est assis sur l'appui de la fenêtre de sa chambre, jambes pendantes à l'extérieur. Il fait nuit, il aime à s'installer là pour rêvasser. L'appartement est au vingt-huitième et dernier étage de la tour, et le garçon d'un seul coup d'œil voit l'ensemble de la cité. C'est une petite cité, deux tours, cinq barres. Une cité HLM tranquille, à la très lointaine périphérie d'une grande ville qu'il est difficile de rejoindre. Trois cents mètres plus loin, le centre commercial, avec son super­marché, ses deux salles de cinéma et ses bouti­ques qui tentent de se donner des airs de luxe. Puis le complexe sportif, sa piscine que jouxte le gymnase enserré par les pistes d'athlétisme. Plus loin encore, brillent les lumières du village, centre originel de la commune, qui se prolonge par le quartier de la Côte, en bordure du parc, le coin des pavillons et des villas, où vivait Solveig, avant ; à l'entrée du village, le lycée. Entre ces repères familiers, des terrains nus, en friche certai­nement hier cultivés. On dirait une de ces villes virtuelles du jeu SimCity, encore claires et lisibles, quand la partie vient de débuter et que le joueur en est encore à placer les éléments fonda­mentaux de l'organisation urbaine tout en surveill­ant du coin de l'œil les indicateurs essen­tiels : population, énergie, activités économique et industrielle, criminalité. On s'attend presque à ce que surgisse une de ces catastrophes – séisme, tornade, incident nucléaire majeur, monstre marin – prévues par les concepteurs du jeu et se déclenchant de manière aléatoire, perturbant la belle organisation et les sages plans de dévelop­pement du joueur. Jordan regarde la ville, et vou­drait avoir le pouvoir de déclencher à sa guise un de ces événements dramatiques. Le monstre marin, ça serait pas mal.

 

Petit, Jordan avait des accès de rage intense, alors sa mère le prenait contre lui et lui racontait une histoire, toujours la même, l'histoire d'un garçon coléreux qui s'emportait très souvent dans un ranch au pays des cow-boys, là où les propriétés d'une seule famille peuvent être plus grandes qu'un département français. Ce n'était pas une histoire qu'elle avait inventée, mais une histoire qu'elle avait entendue, ou lue, peut-être dans La Sélection du Reader's Digest, et qu'elle enjolivait à sa manière de détails pittoresques ou qu'elle jugeait tels. Dans cette histoire, le père du garçon qui se mettait souvent en colère ne le grondait jamais, mais le considérait en silence avec tris­tesse. Le garçon voulait guérir de sa colère et deman­da conseil à son père un soir qu'ils étaient assis sur une barrière en bois à contempler la lune qui se levait. Le père dit à son garçon que chaque fois qu'il serait en colère, il devrait planter un clou dans la barrière et qu'ils reparleraient de tout cela quand viendrait un jour entier sans qu'un clou ne soit planté. Au bout de plusieurs semaines, la barrière était couverte de clous, le garçon les regardait avec dégoût et désespoir. Plusieurs semaines passèrent encore, mais la forêt de clous ne s'étendait plus que lentement, de plus en plus lentement au fil des jours ; arriva enfin le soir où le garçon un sourire joyeux aux lèvres tendit le marteau à son père, lui disant qu'il avait réussi à passer un jour complet sans enfoncer un seul clou. Le père prit le marteau et lui donna en échange une paire de tenailles. Maintenant pour chaque jour que tu vivras sans te mettre en colère tu pourras ôter un clou de la barrière. Un hiver et un printemps s'écoulèrent avant que le dernier clou ne soit arraché et que le garçon apaisé puisse restituer les tenailles à son père, un soir où la lune éclairait les prairies frémissantes sous la brise des grands espaces. Le père, promenant lentement sa main sur le bois de la barrière, parla d'une voix douce. C'est vrai il n'y a plus un seul clou et je suis fier de toi, mais crois-tu que cette barrière soit la même que le soir où tu m'as demandé conseil ? Alors sous la lumière de la lune, près de la main rude de son père, le garçon vit les centai­nes de petits trous laissés par les clous arrachés, comme autant de minuscules cratères d'ombre. Il se sentit triste et misérable pour toutes les cica­trices qu'avaient laissées sur ceux qu'il aimait ses accès de colère aujourd'hui disparus. Il posa sa tête sur l'épaule de son père et pleura sous les étoiles. Son père le laissa pleurer un moment puis lui caressa les cheveux avec tendresse. Allons dormir, fils ; demain nous changerons le bois de cette barrière.

 

Jordan ne se met plus en colère, mais il est triste, ce soir. Il est souvent triste, ces derniers temps. Il est malheureux sans savoir pourquoi. Quelque chose de son monde qui se défait, se désagrège, qu'il voudrait pouvoir retenir. Une menace impré­cise, une attente informulable. Et puis ces désirs qu'il ne veut pas admettre, qui le taraudent, le fouaillent, le démembrent. S'est effacé de son monde presque tout ce qui était continu, stable, solide.

Dans la sombre confusion de soi-même, comme ça serait facile, là, tout de suite, de se soulever sur les mains en appui sur le rebord de la fenêtre et d'entrer dans le vide. Juste une petite impulsion à donner, une contraction des avant-bras, à peine un mouvement. Cinquante mètres de haut, qu'est-ce que ça fait en gros ? Une chute de quatre secondes ? Peut-être cinq ? Qu'est-ce c'est que cinq secondes ? Qu'une dernière attente de cinq secondes, au lieu de cette stase infinie, poisseuse, de cette combustion lente et douloureuse, de cette courbature perpétuelle de l'âme ? Ne plus avoir à porter le fardeau d'être soi et exploser au sol dans une étincelle sèche comme un pétard claque doigt dont il ne reste rien après qu'il a consumé, petit éclair joyeux et dérisoire, sa substance toute entière.

Sauter, donc. Non, même pas sauter, juste se pen­cher un peu, basculer en avant jusqu'à dépasser le point d'équilibre, déplacer son centre de gravité jusqu'à cette position irrémédiable où plus rien ne peut contrarier les lois de l'attraction universelle.

Jordan oscille d'avant en arrière. Où est-il ce point de non-retour ? Est-ce que je peux empê­cher mes muscles de se contracter de façon réflexe ? Mes mains de s'agripper au dormant de la fenêtre ? Mes cellules, mes milliards de cel­lules, de hurler leur envie de vivre, de continuer à être vivantes. Est-ce que je peux vaincre le pou­voir de mes cellules de me maintenir en vie ? Peut-être qu'un don caché, endormi va se réveil­ler et se révéler à l'occasion de cette chute, comme chez certains mutants dans les Marvel Comics qui ne découvrent leur extraordinaire poten­tiel qu'à l'occasion d'un grand péril. Alors au lieu de tomber et de m'écraser sur le bitume, au dernier moment, je m'envolerai en faisant jail­lir des rayons d'énergie cosmique au bout de mes mains tendues comme des lames. Bon, si je deviens un mutant, il va me falloir un costume. Un collant noir qui adhère comme une peau. Il faut qu'il soit luisant, que la lumière y joue pour donner à voir le dessin de chaque muscle, l'arrondi des deltoïdes, la largeur des pectoraux, les deux fois quatre abdominaux qui ondulent, le galbe des quadriceps affinant encore l'étroitesse du bassin. Des bottes en argent dont le haut se termine en flammes, comme le haut des gants eux aussi brillants tel du métal blanc. Voilà, juste deux couleurs, noir et argent, il faut rester sobre. Pas de cagoule, mais un masque noir, ou plutôt un masque cagoule qui laisse les cheveux libres de flotter dans le vent, avec à hauteur des yeux une bande d'argent. Partie intégrante du collant, un slip argenté échancré comme un Speedo.

Réflexion faite, il ne faut pas que gants et bottes se terminent en flammes, mais en cristaux. Les flammes, c'est le domaine de Kev. Moi je commande à la glace, et lui au feu. À nous deux, on va dégommer le monstre marin en moins de deux. Nos costumes sont identiques ou presque, on est comme des jumeaux. Moi, ce sont des cristaux, et lui des flammes qui ornent ses bottes et ses gants, et lui, ils sont dorés. Ils rutilent comme de l'or. Son Speedo aussi est en or. Son Speedo qui moule ses fesses hautes et fermes quand il vole, et on voit très bien le renflement devant, qui accroche et renvoie la lumière.

Jordan bascule.

En arrière, sur le sol de la chambre.

Il bande. Il ferme la fenêtre, se déshabille à toute vitesse, se glisse sous sa couette, se masturbe, envoie la sauce et s'endort.

 

 

Kevin est étendu sur le lit, et Alison sur lui. Dans la douce lueur de la veilleuse, les corps brillent de la sueur de l'étreinte. Le plaisir est venu, cyclone, tsunami, nova. C'est le moment des lentes caresses, de la langueur, des doigts qui courent, accélèrent, s'arrêtent, repartent, petits insectes explorateurs et infatigables. Il est toujours en elle. La coupe de ses mains habille d'un pectoral de chair aux arêtes vives les seins ronds et lisses. La femme est courbes, l'homme est angles, pense-t-il. Comme elle le fait se sentir homme… Une peur l'envahit. Ô, pourvu que jamais ces angles ne meurtrissent ces courbes ! Comme il serait facile que ces angles, par maladresse, par inad­vertance, par étourderie ne viennent balafrer, entail­ler, ouvrir ces rondeurs. Il essaie de faire de ses mains des palmes, des feuilles, des pétales, qui prennent leur envol, frôlent le cou, jouent un moment avec les cheveux, et se posent, serments informulés, sur le visage.

Il ferme les yeux, mais une larme s'échappe néanmoins de la promesse enclose sous les pau­pières.

Alison frotte doucement son visage sous les paumes. Du bout de la langue, elle mouille les cals laissés par le shinaï. Son guerrier, son cheva­lier, son paladin. Elle embrasse avec ferveur les mains, baise une égratignure sur la phalangine du majeur, mordille les ongles courts. Ses lèvres glissent sur le champ de la main, descendent au poignet et s'arrêtent sur la fine ligne blanche, courte, qu'elle y a déjà remarquée, sans jamais poser de question. Qui sait combien de périls a traversé son héros avant de venir la délivrer ?

 

 

Huit ans. Ils ont décidé de devenir frères de sang. Première tentative avec une épingle qui perce le gras du pouce.

Ça ne va pas, décrète Kevin.

Pourquoi ?

Nos sangs ne se mélangent pas.

Si, regarde.

Pas à l'intérieur. Ça se mélange pas à l'intérieur.

C'est vrai, convient Jordan.

Le livre est très clair sur ce point, être frères de sang, ça veut dire que le sang de l'un coule dans les veines de l'autre, et inversement.

Comment on fait alors ?

Il faut couper vraiment.

Lame de cutter, mains qui tremblent un peu, visa­ges qui pâlissent. Mais c'est fait, les lèvres des coupures aux poignets se touchent pour le baiser de sang.

 

 

Une fin de semaine sur trois ou quatre, la mère de Jordan et Czeslaw partent le vendredi soir pour ne revenir que le dimanche dans la nuit. Ils vont rendre visite à la petite Kasia, qui vit dans une institution spécialisée, loin. Théoriquement, le petit Jordan est pris en charge par la mère de Kevin, ce qui dans un arrangement tacite et ami­cal, compense les jours où Kevin monte s'installer quelques jours dans la famille de Jordan. En pratique, les gosses sont assez réguliè­rement livrés à eux-mêmes, ses horaires de week-end et le calendrier lunatique de la mère de Kevin ne tenant pas forcément compte de telles contin­gences ; déjà bien beau qu'au moment des repas, ils trouvent quelque chose de consistant et de chaud.

 

S'il fait beau, ils sont dehors, seuls ou avec d'autres gamins du voisinage, jouant au ballon sur la pelouse devant la tour, sillonnant la cité sur leur planche à roulettes, complotant des bêtises d'enfants, vidant des querelles de mômes, se tenant à l'écart des plus grands, qui fument, crânes, assis sur les dossiers des bancs du square en bas des tours et qui leur feraient, peut-être, des misères.

S'il fait moins beau, ils sont chez Jordan, faisant leurs devoirs, regardant la télé, jouant à des jeux de cartes dont ils inventent les règles, s'affrontant sérieusement aux dames et en hurlant de rire au mikado, relisant sans fin leurs illustrés Marvel. Parfois, Jordan lit à haute voix, dans des éditions démodées, les aventures de Langelot, de Michel, ou d'Alice ; dans les dialogues, il prend des into­nations différentes pour chaque personnage. Par­fois aussi, Kevin s'endort en écoutant, la tête posée sur les genoux de Jordan, qui ferme alors le livre, et tâche de dormir lui aussi. S'il n'y par­vient pas, il garde néanmoins les yeux fermés et ne bouge pas. Dans sa tête, il invente des his­toires, pleines d'aventures palpitantes, de monstres féroces et sournois, de savants fous, de policiers impuissants, de périls galactiques et de super-héros en collant de couleurs vives, qui sous leurs masques ont ses traits et ceux de Kevin.

 

C'est lors d'un de ces longs week-ends que le Jeu a commencé. C'est Jordan qui en a eu l'idée, ou qui a commencé, sans doute, mais Kevin a suivi, et l'a réclamé, ensuite. Est-ce un hasard, une inspi­ration, une volonté, qui a fait que cet après-midi-là, où l'averse déployait, obscure, son ennui inlassable, le pinceau chargé d'aquarelle a laissé son sillage légèrement ondulé non pas sur la feuille de papier où l'attendait l'esquisse d'un véhicule de pompier laborieusement tracée, les sourcils froncés, mais sur la main qui plaquait cette feuille pour qu'elle ne gondole pas. Et voilà qu'un trait en rejoint un autre, puis un autre encore, que la couleur diluée recouvre tout, sans masquer le grain de la peau, les plis des articula­tions, les lignes de la paume, le bombé de l'ongle, et que la main se dresse enfin, écarlate, puissante, tantôt javelot et tantôt massue. Kevin veut lui aussi une main magique, une main transformée, une main de pouvoir et de force. Pour lui, elle sera bleue, bien entendu. Un bel outremer qui, même une fois délayé, sera la plus solide des armures.

Des mains, qui virevoltent, fusent ou planent, des traits d'énergie pure jaillissent, qui pulvérisent les super-vilains et font briller les yeux des garçons.

 

La fois d'après, ils ont recouvert d'aquarelle leurs bras, leur torse et leur visage. Puis pour le dimanche suivant, Jordan avait fabriqué des loups avec deux petits coupons de satin, et ils ont peint leurs jambes aussi. Comme dans la glace, Kevin a trouvé que son boxer bariolé de petits lapins facé­tieux faisait vraiment trop tache, il l'a retiré, pour saisir le large pinceau et terminer l'ouvrage. Jordan s'est trouvé con, avec son kangourou blanc et a fait de même. Ils ont ri, l'un après l'autre, quand les soies humides leur ont cha­touillé les fesses. Kevin, tandis qu'il s'appliquait, la langue entre les lèvres, à badigeonner le posté­rieur de Jordan, a prévenu : si tu pètes, je te tue. Et, bien entendu, quand ça a été son tour de se mordre les lèvres pour ne pas trop pouffer sous le frôlement fluide du pinceau, il a lâché un vent sonore.

 

De nombreuses fois, ils ont revêtu leur tenue peinte à même la peau de super-héros, dans un cérémonial sérieux et scrupuleux, enrichissant le basique collant monochrome de motifs subtils, de graphes symboliques évoquant les pouvoirs qu'ils s'octroyaient pour ce jour-là, nécessaires pour affronter robots détraqués et créatures maléfiques échappés des laboratoires de scientifiques déjan­tés et mégalomanes, qu'ils traquaient au fond des penderies, sous les lits ou dans le four, ultime refuge de ces viles créatures ignifugées.

 

Puis venait le moment du bain, où dans l'eau violette changée trois fois, ils se savonnaient longue­ment et se rinçaient avec minutie, pour faire disparaître, dans le tourbillon mélancolique de la bonde, jusqu'à la plus petite trace de leurs exploits venant, bien qu'ignorés, une nouvelle fois de sauver l'humanité.

 

Les super-héros évoluent hors du temps, ils ne vieillissent pas et ont une existence toujours identique. Pas les petits garçons, même si certains mènent comme eux une double vie.

 

Le Jeu s'est terminé au moment où, contre l'avis des médecins, Czeslaw a sorti Kasia de l'enfer blanc où elle végétait pour qu'elle vienne s'épanouir parmi les siens. Pour le Jeu, il fallait du temps, de l'isolement, du secret, et ils n'en disposaient plus, du moins plus suffisamment. Il fallait aussi de l'innocence, or le temps de l'innocence se terminait, lui aussi, avec l'entrée en sixième. Ils avaient bien conscience, tous les deux, de ce que le Jeu avait de transgressif, et donc pourquoi il devait demeurer caché, à l'abri du regard normatif des autres enfants et de l'autorité répressive des adultes, mais pour eux, il n'y avait rien de trouble dans le Jeu, rien de tordu. Le Jeu était une chose mentale où le corps, presque inerte, ne servait que de support, de maté­riau. Mais arriva l'âge où les corps atones se réveillent du sommeil de l'innocence, l'âge où le Jeu aurait révélé une autre dimension. Donc le Jeu cessa et ne fut pas – en paroles, du moins – regretté.

 

Alison farfouille dans le tiroir de son bureau pour saisir, à l'aveugle, tout au fond, une trousse étroite dont elle fait glisser lentement le zip pour extraire, entre un portemine et quelques stylos, un petit canif qu'elle pose devant elle.

Elle regarde un moment le canif – il est vraiment tout petit – c'est un jouet, une babiole de quelques centimètres dont le manche de plastique imitant la nacre s'orne d'une lentille où l'on dis­tingue, en s'approchant de très près, une minus­cule photographie du Sacré-Cœur se détachant sur un ciel trop bleu.

Un jouet, dont la lame est, néanmoins, redouta­blement affûtée. Alison s'en est occupé elle-même, avec une petite pierre à aiguiser, patiem­ment.

Ce soir, elle se contente de le regarder. Elle ne l'ouvre même pas. Inutile. Plusieurs semaines qu'il n'a pas servi. Elle n'en a plus besoin.

Dans les écouteurs du baladeur, sur quelques notes métalliques au piano, la voix cristalline et désespérée module sa plainte, how can you see into my eyes like open doors leading you down into my core, bientôt soutenue, renforcée, ampli­fiée par l'électricité glacée des guitares. C'est leur chanson, celle qu'ils écoutent le plus souvent, ensemble ou lorsqu'ils sont séparés. Ils connais­sent les paroles par cœur, ils les ont traduites. Quand ils ont montré le résultat à Jordan, il a décla­ré que c'était pas mal, mais peut-être trop littéral, trop scolaire et qu'il fallait essayer, à par­tir de ce premier jet, d'améliorer, faire en sorte que cela sonne bien en français, que cela soit poétique. Une après-midi, ils s'y sont mis tous les quatre, et Solveig s'est montrée plutôt inspirée et créative.

Ils font beaucoup de choses à quatre. Parfois Alison songe qu'elle voudrait un tout petit peu plus d'intimité avec Kevin, plus de moments à deux, et elle se demande si la relation qu'elle voit se construire entre Jordan et Solveig va lui en appor­ter ou si cela va être le contraire. Son amie ne lui raconte pas en détail ce qui se trame entre eux.

Puis elle n'y pense plus. Son héros l'aime, et le lui montre, cela suffit.

 

 

 

Pour son anniversaire, Kevin offre à Jordan un Speedo métallisé, le même modèle en rouge vif que celui-ci a admiré en bleu sur son ami à la pis­cine deux semaines auparavant.

Tu es ouf, ça vaut une fortune ces trucs-là. Tu aurais dû attendre les soldes.

C'est ça, oui… Et me payer la honte de nager à côté d'un mec avec un vieux Speedo d'il y a deux ans avec les élastiques tout craqués ?

C'est vrai que le mien était au bord de rendre les armes.

Tu l'essayes pas ?

Maintenant ?

Ben oui, maintenant. Pas l'année prochaine !

Je suis sûr qu'il m'ira très bien.

Et si c'est pas le cas ? Je peux encore aller l'échanger.

On n'échange pas les maillots de bain, tu le sais bien.

T'inquiète. Je connais le responsable du rayon, c'est un pote. Il m'a dit qu'il n'y aura pas de pro­blème si c'est aujourd'hui ou demain.

Jordan ne peut pas reculer, mais il tergiverse. Il sait ce qui va se passer. C'est déjà en train de se passer, ça a commencé pendant qu'il sentait sous ses doigts le crissement du tissu synthétique qui miroite. Et d'y penser, ça aggrave la situation au lieu de l'arranger.

Et merde. Ça n'a jamais été un problème. Pour­quoi c'en est un maintenant ? Le problème c'est moi, c'est tout.

Rapidement, il ôte ses vêtements.

Inutile de se tourner, ça serait montrer que juste­ment, il y a un problème, alors que ça n'en a jamais été un, jusqu'à présent.

Kevin se marre en le regardant ranger du mieux qu'il peut son pénis raide et gonflé sous le tissu serré.

Ben si j'avais su, j'aurais pris la taille 3, ou un bermuda, parce que là, c'est carrément classé X. Il va y avoir des évanouissements au bord du grand bassin.

Ça sera pas comme ça tout le temps. Et puis on n'attrape pas les mouches avec du vinaigre.

Comment on fait ? On leur donne un coup de gourdin sur la tête ?

Les deux garçons rigolent bruyamment.

Bon, Jordy mon pote, je dois filer, j'ai une course à faire pour ma mère.

OK. Merci, il est superbe. Je le garde sur moi.

De rien. Rendez-vous à six heures devant la pis­cine.

Ça marche. Merci encore.

En dévalant les escaliers, Kevin pense que peut-être Jordan devrait aller essayer ses maillots de bains directement au magasin. Il pourrait avoir tous les modèles qu'il souhaite. Non ça marche­rait pas… Jordy, c'est pas un tordu comme moi.

 

Le soir, ils vont tous les quatre fêter ça en allant dîner dans un fast-food japonais. Kevin lui fait un second cadeau, le premier volume d'une antholo­gie en édition cartonnée de la saga du Surfer d'Argent ; Alison lui offre la bande originale de Daredevil, qui sort sur les écrans le mercredi sui­vant et Solveig un beau livre illustré sur l'histoire du kenjutsu, l'art du sabre pratiqué autrefois au Japon. Elle réussit à avaler un peu de riz blanc et de tofu, Alison ne prend que des yakitori, quant aux garçons, ils dévorent de tout, commandant plusieurs fois des portions de poisson cru.

 

 

Qu'est-ce que tu manges, Jordan ?

Des abricots secs.

C'est bon ?

Oui, très bon. Excellent, même.

Bon comment ?

J'sais pas, moi. Très bon, sucré et en même temps un peu acide.

Explique comment ça fait.

Que je t'explique ?

Explique comment c'est, ce que ça te fait, ce que tu ressens…

Jordan se détourne, il hésite, puis il saisit preste­ment un fruit dans le sachet ouvert et se le fourre dans la bouche, en jetant un regard en biais à Solveig. Puis il ferme les yeux. Une fois la bou­chée avalée, il parle.

D'abord, c'est un peu froid, et ferme, résistant. Je sens les craquelures sur la surface, pas des craque­lures, des rides plutôt. C'est très sucré aussi, au tout début, pendant quelques secondes, puis c'est un peu acide. Après, je le fais rouler sur la langue, contre les joues, et je sens qu'il se mouille, que la peau ridée se détend, qu'elle devient glissante, tandis que l'abricot gonfle un peu.

Solveig a les yeux mi-clos, et elle penche un peu la tête sur le côté droit.

Ensuite ?

Ensuite l'abricot est devenu tiède, je le presse un peu entre mes dents, contre la joue, de plus en plus fort, jusqu'à ce qu'il éclate.

Solveig se passe la langue sur les lèvres.

C'est comme une petite explosion douce, la pulpe se répand, la saveur est en même temps sucrée et acide, je malaxe cette espèce de pâte et son goût de miel envahit toute ma bouche, la langue me pique un peu ; ça devient une purée que j'avale lentement.

Refais-le.

Jordan prend un autre abricot, Solveig l'observe attentivement et il soutient son regard.

Dis-moi quand tu en seras à la purée.

Jordan fait durer un peu.

Ça y est.

Solveig se hisse sur la pointe des pieds et approche son visage de celui du garçon. Donne-le moi, dit-elle dans un souffle, en gardant la bouche entr'ouverte.

Jordan n'a qu'une petite hésitation avant de se pencher vers elle. Les lèvres se rejoignent et il fait passer la chair tiède du fruit imprégnée de salive dans la bouche de Solveig. Elle se recule un peu et il la regarde rouler avec précaution cette bouchée entre ses joues creusées que vient gon­fler de temps à autre la langue qui joue avec la boulette, qu'il imagine se délitant peu à peu pour devenir bouillie, puis jus épais que l'adolescente laisse glisser dans sa gorge.

Tu n'as pas tout dit…

Comment ça ?

Tu n'as pas dit que c'était un peu granuleux au départ, et que ça pouvait fondre lentement.

C'est vrai, mais moi je n'ai jamais la patience d'attendre que ça fonde complètement.

Recommençons.

Elle prend un abricot et le place entre les lèvres du garçon, qui attend cette fois que le fruit soit presque liquide avant de se pencher pour le faire couler entre leurs lèvres jointes.

Encore, s'il te plaît.

Une demi-heure plus tard, le sachet est vide. Solveig va s'étendre sur le lit de Jordan et soupire profondément. Elle vient d'absorber plus de calo­ries que pendant les trois derniers jours.

Quelques minutes après, elle dort. Jordan ramène sur elle le couvre-lit en boutis que sa mère lui a confectionné pour son anniversaire puis s'installe à son bureau ; il a une composition de français à rendre dans deux jours.

...

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