La part du lion (1-3)

renaud-b

Avertissement : Il est très probable que je ne termine jamais ce texte pour tout un tas d'excellentes raisons. Néanmoins, j'y tiens beaucoup et je ne pourrais pas imaginer faire de cet endroit ma maison s'il n'y figure pas, le voici donc tel que je l'ai laissé.A prendre au quatorzième degré.

1.

Depuis que tu es partie, l'ennui ne m'a plus lâché d'un pouce. Je passe mes journées à arpenter ce donjon de haut en bas en espérant trouver un peu de toi dans les plis des tentures, au fond du fauteuil de ta mère, dans l'espace qui sépare le lit du mur côté nord, et jusque dans mes poèmes. Il ne reste que les araignées qui semblent vouloir me cracher au visage, chaque fois que l'envie de faire de l'ordre me prend.
Tout ce qui peut-être brisé l'a été ou le sera, mes mains cherchent à saisir, se referment sur le vide, comme le bras mécanique d'une machine à sous. La gravité et mon corps sont deux malfaiteurs associés qui me persécutent. Je ne suis pas de taille.
Je m'ouvre les pieds sur la vaisselle éclatée, pas un cri ne s'échappe de ma bouche, pas même un gémissement. La souffrance de la chair n'est que vue de l'esprit, seule ton absence me tue à petit feu.

Certains jours, ma détresse est telle qu'il m'arrive de me mettre totalement nu avant de jeter ma carcasse contre la porte vitrée, à la manière d'une étoile de mer. Il y a quelque chose de toi dans l'expression horrifiée de la petite voisine qui vient, venait jouer dans notre, mon jardin.

Je souhaiterais si tu veux bien revoir la couleur de cet excellent maillot de corps dont tu m'as dépossédé. Tu sais qu'il met ma silhouette en valeur comme aucun autre vêtement. J'aime à croire que tu l'as emporté en pensant qu'il te suffirait d'en respirer l'odeur pour que je me matérialise à tes côtés, dès la fin de ta petite crise. Cette espèce de petite crise ridicule qui nous a déjà fait tant de mal.


2.

Le matin est pour moi l'occasion de constater que mon reflet se fait toujours plus lointain dans le miroir. Je ne serais pas surpris qu'il finisse par s'en aller te rejoindre, où que tu sois, écœuré d'avoir à soutenir mon regard jour après jour. Vous serez les inventeurs d'une forme inédite de trahison, susceptible de réduire à néant le plus solide des hommes. Les gouvernements du monde entier s'empresseront d'acheter le concept afin d'en faire une arme de guerre. Une fois le magot encaissé, vous scellerez votre union sous les tropiques, en prenant bien garde à ne pas croiser votre reflet dans le miroir de la mer.

Debout face à moi-même, me vient cette pensée : voici cent ans que j'ai trente ans.

Sur le coup de midi, je tire l'ordinateur de son sommeil,

lui intime l'ordre d'afficher une page vierge que j'entreprends de noircir. Quelques mots giclent à l'écran sans tout à fait former des phrases et restent étalés là, anarchiques. Une bande de mômes turbulents refusant de se donner la main, de peur de s'invertir.
Je cherche à saisir l'inspiration dans le blanc du ciel qui pousse aux fenêtres, sans succès. Fermer les yeux ne révèle pas plus que l'envers sanguin de mes paupières.

De rage, j'enregistre un poème bruitiste d'une minute trente, en dissimulant mon timbre fluet à l'aide d'un logiciel. J'y ajoute des cris de baleines ainsi qu'une séquence de chant grégorien inversée. Je rédige une annexe explicitant le détail de ma démarche, illustrée par des clichés d'enfants faméliques aux tons sépia.
Enfin, j'efface le tout et vends le micro aux enchères.

3.
 
Je cherche le réconfort dans le visionnage de documentaires consacrés aux grands fauves d'Afrique. La vue d'un lion paressant sur l'herbe brûlée m'apaise plus surement que le contenu entier de ma pharmacie. Enfant déjà je préférais la compagnie des chats à celle des individus de mon âge, que je soupçonnais d'être porteurs de quelque maladie contagieuse. Alors que s'éveillerait bientôt en moi une vocation d'écrivain, j'ai renoncé au langage pour devenir l'un des leurs. J'ai rampé à m'en peler les genoux.
Je me souviens très bien du bruit que faisait mon cœur en se brisant, chaque fois qu'ils disparaissaient dans un soupirail, une caisse en carton, m'interdisant l'accès à leur monde. Je n'étais qu'un singe nu.
Je prie chaque jour pour que la barbe me monte aux yeux, que des poils me poussent sur tout le corps, je partirai alors pour l'Afrique où je régnerai sur la savane infinie, dans le flou artistique permanent d'une onde de chaleur.

Bercé par le bruissement discret de la fourrure, je m'endors.

Un hôtel-restaurant situé à l'intersection de nulle part et partout, où viennent se reposer les êtres issus des contrées de l'imaginaire : je rêve. J'y exerce la fonction de concierge, de barman, de psychiatre à l'occasion lorsqu'un Pinocchio prématurément vieilli raconte sa vie, manquant de m'éborgner avec son appendice en érection. Une ample terrasse accueille un groupe de chimères dont la crinière bleue rappelle les moisissures de certains fromages, têtes renversées dans l'attitude du parfait estivant. Des tombereaux de crottin de licorne qu'il faut évacuer dans le vide sidéral, en visant du mieux que possible le soleil-poubelle. Une fée distraite vient se consumer contre un lampion, croyant trouver l'un de ses congénères particulièrement illuminé, je la garde un instant au creux de la main.
Au dessus des seins minuscules aux aréoles noircies, je reconnais ton visage et l'embrasse tout entier.

Au réveil, il me semble que ma bouche est pleine de cendres.

  • Petit couac de copier/coller que je n'arrive pas à régler : page 2, la phrase complète est "Sur le coup de midi, je tire l'ordinateur de son sommeil, lui intime l'ordre d'afficher une page vierge que j'entreprends de noircir"

    · Il y a environ 12 ans ·
    Reas 92

    renaud-b

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