La part du lion (4-6)

renaud-b

4.

Chère maman,

Octobre touche à sa fin et je n'ai toujours pas reçu les étrennes que tu m'avais promises. Tu te figures sans doute que des billets de cinquante poussent en liasses parmi les mauvaises herbes de mon jardin, ou pire, que je pourrais m'avilir à travailler quand la consécration est à portée de plume.
En vérité, je ne suis pas certain qu'il me reste de quoi payer le timbre que ton ignorance de l'informatique me forcera à acheter.

Mon système digestif s'accommode mal des mets douteux qui sont le lot des désargentés. Les vêtements épais ne suffiront bientôt plus à dissimuler ma maigreur extrême, mes os saillants de mort en sursis. Je suis encore souffrant d'avoir goûté un lait qu'on aurait cru mélangé à l'éjaculat d'un magasinier pervers, pas plus tard que ce matin.
Tu n'es pas sans savoir que le départ d'Agnès m'a considérablement affaibli, réduire mon pécule te rendrait coupable de non-assistance à personne en danger.

Tu trouveras ci-joint le récapitulatif de mes besoins les plus urgents, classés par ordre de prix. Tu constateras qu'il s'agit d'un minimum vital, j'ose espérer que tu sauras en être reconnaissante. J'ai pensé qu'il était nécessaire de te rappeler tes responsabilités.


5.

Il arrive que je doive descendre en ville. Ce n'est pas quelque chose que je fais de gaieté de cœur, sois-en certaine, mais le métier d'écrivain m'impose un certain nombre de contraintes auxquelles je ne pourrais me soustraire. L'une d'elles consiste à me procurer l'essentiel des nouveautés littéraires écrites en langue française, à raison d'une fois par trimestre, dans le but de m'imprégner de l'air du temps. Le tout est de ne jamais se laisser dépasser.

Je pars de bonne heure et reviens tôt. De cette manière, je n'ai pas à craindre d'être surpris par un noir nu invisible dans l'obscurité, se découvrant d'un rictus juste avant de me briser les reins.
Je ne suis pas raciste. Je hais tous les hommes autant que j'aime les bêtes, et je n'ai jamais été avare de ma haine.

J'ai peur de tomber dans une bouche d'égout laissée ouverte, et de crever au fond du bouillon. Que penseraient les archéologues du futur, en découvrant mon squelette parmi les fèces fossilisées ?
Ce type-là était idiot, voilà ce qu'ils penseraient.

Je m'engouffre dans un tramway, il me faut alors affronter l'aisselle inondée d'un géant en bras de chemise. Pour ne pas risquer de le contrarier, je fais mine d'y déceler un présage comme d'autre lisent dans le marc, et me tiens coi.
A force de simuler la clairvoyance, une vision d'horreur m'apparaît et ne me quitte plus de tout le trajet :
le conducteur freine brusquement, m'envoie valser contre un barbu explosif, le détonateur se déclenche, ma viande brûlée se mélange à celle des autres en un agrégat anonyme que les débris recouvrent.

Me voici en sueur à mon tour, extrait du véhicule à la force des coudes, bifurquant vers une rue piétonne dont les pavés se dérobent sous mes pas comme autant de chausse-trappes, à bout de souffle. Un mendiant pendu à ma manche s'ingénie à me soutirer mes quelques deniers, en constatant sa cécité l'idée me vient de lui glisser un  papier gras mais c'est inutile, voilà qu'il s'affaisse et fait sous lui peut-être, au mépris de toute pudeur.

Je débouche sur un boulevard empli du vacarme insoutenable de la multitude, tout entier recouvert de corps en mouvement : adolescents efflanqués au rire chargé de miasmes, émergeant des galeries telles d'ignobles termites, jurant pires que des charretiers. Officiers de police dissimulant sous la moustache une gueule aussi froide et dure que le métal de leur révolver, vieillards diaphanes aux crânes sertis de kystes, clopinant main dans la main avec la mort. Le spectacle de tant de laideur rend le souvenir de ta beauté plus cuisant encore, il me semble que je ne pourrai retenir mes larmes.

Je m'empresse de rejoindre la librairie toute proche, persuadé qu'une indicible menace plane sur ma personne. Le cœur empreint d'une angoisse sourde, je m'efforce de déchiffrer le dos d'un roman quelconque, sans tout à fait y parvenir. Tandis que mes tympans se mettent à bourdonner, je pioche au hasard une dizaine d'ouvrages que j'emporte à la caisse, bousculant au passage un petit personnage grisâtre, visiblement attardé. D'apparence inoffensive, l'homoncule se révèle doté d'une agressivité hors du commun : il cherche à m'atteindre à la gorge.
Je pense l'amadouer en lui déclamant un quatrain, ma voix s'enraye et meurt, impossible de faire taire la ruche logée entre mes tempes. Au comble de la panique, je prends la fuite en laissant derrière moi les livres et ce qu'il reste de ma dignité.


6.

Ce n'est qu'au moment d'aborder l'ultime étape du processus créatif, lorsqu'il me faut décider d'un titre duquel affubler un texte tout juste achevé, que je prends la pleine mesure de ma nature de démiurge. En des temps meilleurs, j'ai souvent expérimenté cette sensation de plénitude totale, sorte de transe que ne saurait dispenser la plus raffinée des drogues, ni même l'orgasme le plus intense, fut-il obtenu de l'être aimé.
A cet instant précis où le bon titre s'impose, soufflé à l'oreille par un complice invisible que je me représente comme un jumeau solaire, perpétuellement nu, chaque chose semble soudain faire sens et trouver sa place logique dans l'univers. Tandis que les planètes s'alignent, on croit entendre retentir les trompettes de Dieu dans le lointain, saluant l'enfant prodigue, on s'attend à être appelé à tout moment pour trôner à ses côtés.

Afin d'accéder plus régulièrement à cet état de grâce, j'ai suspendu la rédaction d'un long et fastidieux roman pour me consacrer entièrement à la nouvelle. Des premiers mois, je garde le souvenir d'un bonheur incomparable, une croûte de temps séché où seules comptaient ces fulgurances terribles que me procurait chaque nouveau titre. Il me semblait que je ne pourrais jamais m'en écœurer. Peu après, je délaissais la prose pour m'initier aux arcanes de la poésie, et développais une nette préférence pour les plus économes de ses représentants. Je me forgeais un style à mi-chemin de l'aphorisme et du haïku, avec pour constante des titres qui excédent en longueur le poème proprement dit. J'en profitais pour me laisser pousser quelque peu  les cheveux et fumer ma première cigarette : une révélation.

Aujourd'hui, il n'est pas rare que je fasse l'impasse sur tout ce qui pourrait nuire à la puissance expressive de mes titres, d'où la suppression pure et simple de ce que les ennemis de la modernité appellent contenu. J'écris pourtant, plus que jamais, milles titres et plus que j'imprime en caractères immenses sur papier crème. Le soir venu, alors que je m'anesthésie d'un verre d'alcool, je m'assois et je lis : milles titres noirs sur autant de pages crème, reliées en un épais volume que j'égrène comme un chapelet jusqu'à ce que sommeil s'ensuive. Je lis en rêve les œuvres qui se cachent derrière chacun d'eux, les tragédies à te tirer des larmes, les pamphlets incendiaires, les histoires d'amour sublimes et intemporelles. Je suis l'auteur de tous ces livres, je ne suis l'auteur d'aucun.

Mon dernier titre évoque : un récit de voyage, une échappée aux confins d'un continent sauvage et secret, une fuite sans fin. Je ne voyage plus, plus depuis le fiasco de notre lune de miel en Tunisie. Il m'arrive de penser que j'aurais pu m'épargner bien des souffrances, en acceptant de te brader à un autochtone contre une paire de chameaux.

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