La part du lion (7-9)

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7.

Lorsque j’ouvre les yeux, un rectangle de lumière encadre mes pieds nus, sans que je puisse déterminer s’il s’agit d’une aube ou d’un crépuscule. Ma barbe a poussé de guingois et me fait l’effet d’une volée d’échardes reçue en plein visage. Des feuilles de papier sont dispersées aux quatre coins de la pièce, certaines encombrent mes jambes et semblent avoir servi de couverture improvisée, d’autres sont chiffonnées, déchirées ou mordues, plusieurs sont couvertes de dessins anatomiques approximatifs et d’annotations illisibles. Je suis assis sur le fauteuil de ta mère, j’attends que ses motifs géométriques s’étendent à ma peau comme une maladie de pacotille. Mes doigts sont restés crispés sur la télécommande qui pointe vers un écran neigeux. J’aperçois mon reflet, immobile et trouble, comme privé de regard.
La présentatrice du journal télévisé apparaît subitement, bien que je ne me souvienne pas l’avoir convoquée. Elle s’est autorisé un soupçon de fantaisie vestimentaire qui contraste avec la solennité de sa posture, une broche d’apparence précieuse luit à l’endroit de son cœur. A son visage se substitue celui d’une vieille femme ensablée jusqu’au front, pleurant au pied d’un monceau de chair fumant qui fût sans doute un fils, un mari ou un frère, peut-être un peu de tout cela. En fait de pleurs, il faudrait parler de grincements, adressés tant au ciel noir d’engins volants qu’au malheureux perchiste, qu’on imagine paniqué devant telle hystérie. Ses mains fripées qu’elle tord et malmène lui donne l’allure d’une énorme mouche en plein époussetage. Un rire nerveux m’échappe  lorsqu’elle manque trébucher sur une irrégularité de la route, mais déjà la caméra se détourne d’elle et s’attarde sur un immeuble éventré dont s’échappent de courtes flammes jaunes. Je renoue avec l’ennui tandis qu’un reporter à l’air soucieux prononce des mots que je ne comprends pas, ou est-ce l’ennui qui renoue avec moi ? Une démangeaison persistante au niveau du périnée me force à rompre avec l’immobilité et à effectuer toutes les contorsions nécessaires à mon soulagement.
Alors que je m’efforce de retrouver une position plus confortable, je remarque que la télévision affiche désormais l’image d’un lionceau hirsute, boulottant piteusement un quartier de viande sous les regards convergents d’une vingtaine de badauds. Je sens mon cœur se serrer à mesure que la scène se précise, le décor verdâtre du zoo, la grotesque parodie de jungle baignant dans l’eau croupie, les visages boursouflés mimant l’attendrissement de derrière les appareils photos. La détresse animale est d’autant plus poignante qu’elle n’est pas formulée, tout juste le petit être émet-il un feulement enroué en direction de la foule, qui redouble d’exclamations. Je repense à cette légende qui évoque un lion insufflant la vie par les naseaux de trois mort-nés, et suspecte celui-ci d’avoir été ranimé par un bienfaiteur asmathique. Un numéro défile lentement au bas de l’écran, je songe à en prendre note puis me ravise en pensant au téléphone qui repose au sous-sol, éclaté à coups de marteau en un millier de tesselles blanches. J’assiste éberlué à la présentation d’une gamme extensive de produits dérivés, figurines, descentes de lit et chapeaux de plage à l’effigie de l’orphelin. Assortiment de crinières amovibles pour adultes et enfants, pattes moulées en plâtre peint, boîte à lion qui rugit lorsqu’on la retourne.
La présentatrice réapparaît, ses mots s’engluent un moment dans un sanglot prêt à éclore, ses yeux se mettent à briller plus vivement que le bijou épinglé à son sein. Nous pourrions nous plaire s’il n’y avait cet écran entre nous, s’il y avait moins de tâches sur ma chemise, si nous ne vivions pas dans un monde où les lions crèvent à la lumière crue des flashes plutôt que sous le soleil africain.

J’apprends que l’orphelin s’appelle Boris et qu’il ne passera probablement pas l’hiver.      


8.

Toute tentative d’opérer une reconstitution fidèle de ton départ s’est soldée par un échec. Le souvenir est bien là, il se livre par bribes le temps d’assurer son emprise, puis retourne à sa boue dès que qu’il se sait débusqué. Il faudrait le coincer, le forcer à rendre les armes, le saisir et le presser pour en extraire le jus, il faudrait le mettre à plat. Le souvenir est là mais il est travesti, grimé, emmêlé avec ses ainés, ses cadets, aussi flou que les perspectives de bonheur d’un couple de jeunes vieillards, fatigués.
 
J’ai peut-être entretenu une vision exagérément théâtrale de l’évènement, à base d’effusions de larmes et de vérités scandées, de gestes obscènes et de verre brisé, avec une porte qui claque en point final. La plante dans l’entrée faisait un piètre cerbère, trop occupée à recevoir cette lumière nouvelle qui venait du dehors. J’aurais juré l’avoir vu tendre une feuille vers l’extérieur, toute sa volonté molle de végétal mobilisée, avant que la porte ne se referme sur elle et l’ampute. J’étais frappé par la similitude de nos destins, tous deux soustraits d’une part de nous-mêmes qui se trouvait maintenant à la merci d’un monde étranger et hostile. Comme elle, j’avais déjà un pied en terre, mais les compétences nécessaires à ma propre euthanasie manquaient. Mes désirs de pendaison me faisaient regretter de n’avoir jamais navigué, tandis que ma méconnaissance des armes me rendait envieux de ces mômes qui naissent le doigt sur la gâchette, ailleurs sur le globe. L’ingestion de divers cocktails médicamenteux ne provoquait jamais plus qu’une diarrhée passagère, mes migraines étaient à mettre sur le compte de l’abus consécutif de désodorisants chimiques. L’idée d’un sommeil permanent duquel le rêve serait banni était séduisante, beaucoup moins celle de mon visage enlaidi par la mort, troué sur un coin de table ou bleui au bout d’une corde. Je n’étais pas certain que quelqu’un s’inquiète de mon silence assez tôt pour découvrir autre chose qu’un bouillon de culture, le jour où la porte s’ouvrirait à nouveau.

Il me semble aujourd’hui que rien de tout cela ne tient debout.

Déjà le souvenir refait surface et m’impose une mise-à-jour des faits, comme un truand retors révise l’alibi qui vacille sous la question. Il arpente en tous sens les coursives de ma mémoire dont il connait le plan par cœur, recouvrant les stigmates de sa visite précédente par une épaisse couche de mucus. Il s’improvise projectionniste pour accomplir la dernière étape de son plan, substituant sans peine sa nouvelle création au film confus de mes pensées.
 
Il n’y a eu ni esclandre ni pleurs, pas plus d’éclats de verre ni de majeurs dressés, et je ne crois pas avoir entendu la porte claquer. Tu es partie sans un bruit, non sans avoir pris soin d’arroser une dernière fois la plante qui n’était pas dans l’entrée. Ce n’est que plus tard qu’elle se laissera aller au délitement, l’eau lui passera au travers et se répandra comme une hémorragie, plus tard encore je la trouverai gisante sur le plancher et quitterai les lieux à reculons, avec la certitude d’être voué au même sort. Tu es partie en emportant ce sac de toile vert qui ne te quittait jamais, ce sac qui semblait sans fond, duquel tu tirais parfois les vivres que j’acceptais avec une gratitude discrète mais sincère. Je célébrais ce retour temporaire au célibat par l’émission d’un pet sonore, que quelque convention sociale absurde m’avait contraint de retenir en ta présence. Je poussais le volume de la radio au maximum même si je n’aimais pas la musique, le vacarme et la puanteur me donnaient alors l’illusion d’être libre pendant un moment. Je prenais d’innombrables douches brûlantes que je prolongeais jusqu’à ce que la peau menace de peler pour ne laisser que les organes et les os. J’obtenais parfois un début d’érection qui s’évaporait aussitôt que je cherchais à le concrétiser, si bien que je craignais d’être victime d’hallucinations.
Les jours passant et la faim se faisant sentir, je tentais de cuisiner et écopais d’une coupure superficielle à la main. Je me nourrissais de fruits confits et fumais de vieux mégots dont il fallait boucher les trous du filtre comme on joue du pipeau. La radio ne diffusait plus que des chansons d’amour, je la passais par la fenêtre en même temps que tes bibelots.

Peu importent les détails.

Je songe à contacter un foyer pour animaux désœuvrés, afin de faire l’acquisition d’un chien qui compenserait son manque de grâce par une loyauté indéfectible. Il endosserait volontiers la responsabilité de chaque odeur suspecte, de chaque catastrophe domestique, le soir nous regarderions côte-à-côte le soleil se coucher, la nuit monterait d’entre les dalles de la terrasse et nous serions heureux de pouvoir compter l’un sur l’autre plus que sur n’importe quelle femelle. Si le chagrin devait à nouveau me clouer au lit, c’est de sa propre initiative qu’il m’apporterait les éléments essentiels à ma survie, lesquels seraient trempés de bave que j’essuierais avec la tendresse d’une mère.
Enfin, quand tout aura été dit, il apparaîtrait tenant dans sa gueule un coussin de velours, et la ciguë qui viendrait mettre un terme à cette comédie.    


9.

Permets-moi de te remettre en mémoire les jours amers qui ont précédé ton départ. D’artiste, tu t’étais faite commerçante, pratiquant le rond de jambe avec tant d’ardeur que de multiples contractions musculaires t’accablaient. Parmi les clochards et promeneurs de chiens qui jonchaient ton parcours comme des bornes kilométriques, certains se souviennent peut-être de cette fille hagarde et du sac vert qui ne la quittait jamais. Autrefois, la fille avait été assez belle pour qu’un inconnu décide de lui emboîter le pas, de faire un bout de chemin dans son ombre et de la regarder vivre.  
Ton tour de cuisse augmentait en même temps que ton carnet d’adresses et, le soir venu, je n’aurais pu les faire s’ouvrir en m’aidant d’un cric. Un équateur en pointillés scindait en deux notre couche commune, dans ta moitié régnait un microclimat polaire qui triomphait des sexes les mieux érigés. Il te poussait des poils acérés en des recoins que je pensais en friche, les pores de ta peau s’étaient dilatés jusqu’à ressembler à de petits impacts de balle. Tes aisselles distendues laissaient voir un cœur dans lequel je ne trouvais plus ma place, et qui ne battait vraiment que lorsque s’offrait une occasion de promouvoir ton talent. Plus tu t’enlaidissais, plus les portes te claquaient au visage, et chaque négociation qui n’aboutissait pas se retrouvait sur ton corps sous forme de capitons, de plaques d’eczémas, de zébrures disgracieuses.

Ma pauvre Agnès, dire que tu t’es laissé aller serait bien en dessous de la vérité.

Je bandais pourtant, dès les premières lueurs de l’aube, tu t’offusquais alors de ne pas en être l’instigatrice. M’autoriser à te faire l’amour dans ces conditions serait revenu à patauger dans mon subconscient, ce braquemart de rêve n’était autre que le greffon d’un moi nocturne et volage, un intrus qui se dégonflerait comme une baudruche au contact de la réalité. Les yeux fixés au plafond, où courait une lézarde apparue peu de temps après notre emménagement, je prenais en charge ma délivrance pendant que tu sucrais ton café.
Je ne bandais pas moins quand ta silhouette vacillante me rejoignait dans l’obscurité, charriant le parfum écœurant des lubrifiants sociaux, encore vibrante de la musique des masques. Il arrivait alors que tu me manipules du bout des doigts, avec d’infinies précautions, semblables à celles qu’on prendrait face à un lingot d’uranium. Peut-être me confondais-tu avec un de ces squales aux dents longues que tu cherchais à appâter, quitte à laisser ta peau dans une mare bien trop vaste pour toi. Peut-être aurais-tu poussé la déformation professionnelle jusqu’à glisser ton script sous mon oreiller, si je n’avais pas systématiquement trahi mon identité en laissant échapper un râle.

La confusion dissipée, tu déposais sur ma tempe un baiser moqueur, avant de me tourner le dos.
 
J’épuisais mon répertoire de poses lascives, passant de l’une à l’autre avec la frénésie d’un néon clignotant de peep-show. Je changeais quatre fois de coupe de cheveux et me faisais tatouer un dessin suggestif au creux de l’aine, j’allumais des bougies par dizaines et faisais brûler de l’encens, la scène prenait des airs de messe noire. Je tentais de provoquer ta jalousie en passant des coups de fil nimbés de mystère jusque tard dans la nuit, confessant mes secrets les plus intimes à la voix synthétique de l’horloge parlante. Je portais mon sexe en bandoulière, je l’exposais en toute occasion dans l’espoir d’éveiller l’attention, la compassion, le dégoût, n’importe quoi plutôt que l’indifférence obstinée que tu lui opposais. Mon sexe devenu corps étranger, parasite importun que tu rejetais comme de la nourriture avariée, condamné à frapper aux portes du plaisir sans jamais s’y voir invité, butant contre ta chair close comme un taureau aveuglé par la rage et le sang. Mon sexe réduit au rang de poids mort, de jouet, petit roi fantoche qu’on moque et pointe du doigt, tout juste bon à pisser sa peine avant de se retrancher dans sa sombre forêt, colonne dardée vers ton ciel dont j’étais le stylite solitaire.

Vint le jour où ce sexe capitula pour de bon, décidant qu’il ne daignerait plus se lever sans la garantie d’une échauffourée digne de ce nom. Comment pouvais-je lui en vouloir, moi qui considérais quotidiennement la possibilité de passer le reste de l’existence sous les draps, maintenu en vie par l’air chaud des grasses matinées ? Je louais la clairvoyance de mon appendice paresseux, adéquatement en berne alors que je me laissais encore aller à l’espoir au moindre effleurement. J’éprouvais pour lui une tendresse à laquelle aucune femme n’aurait pu prétendre, m’assurant constamment de son bien-être et subvenant aux besoins que je lui prêtais.

Je vis mes fantasmes dégorger leurs couleurs, se changer en un défilé de silhouettes anonymes et grisâtres qui ne cessaient de m’échapper. Les actrices de cinéma qui s’invitaient parfois dans mes songes m’arrivaient déformées, encore tachetées du grain de l’image. Elles restaient sourdes aux mots d’amour que je leur adressais, déclamant leurs répliques à l’attention d’une caméra absente. Celles que j’arrachais aux pages mode des magazines se froissaient dès la première caresse, il suffisait d’en faire le tour pour découvrir la grille de mots-croisés, la fiche-cuisine qu’elles cachaient dans leur dos.  (...)

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