La Perle

Paul Hanska

Lettre d'amour

 

Mon enfant, ma sœur.

À trente-trois ans, à l'instar de notre seigneur, ma véritable vie commence. Mon âme s'éveille avec toi. La grâce m'a saisi, m'a frappé comme la foudre la plus délicieuse, brûlant en mon cœur tout un passé d'ébauches et de repentirs, esquisses désordonnées de mon temps gaspillé : je suis désormais devant la toile blanche que je portais en moi tel un avenir sans cesse reculé et qui restait désespérément à peindre.

 Ce moment magique où je me suis enfin senti naître, où le sang s'est mis à parcourir mes membres, dévalant comme un tourbillon, emportant contrition et remords, je ne peux l'écrire pour le dire, mais je veux le restituer sur la toile. Instant furtif, inoubliable où, sous le coup de mes mots impudents que je ne maîtrisais plus, échappés malgré moi, tu t'es retournée dans ta veste moirée, satin coupable, bruissant comme un poisson effrayé, et où tu m'as dévisagé, silencieuse, respirant un air qui paraissait te manquer. Sans une parole. Sans un geste. Ton regard disait tout. Ta bouche entrouverte m'annonçait ce premier baiser que je n'osais espérer. Tremblant, je craignais ta sentence.

Magie suspendue. La chair de tes joues, qu'aucun verdaccio ne pourra jamais restituer, défiait ma palette. L'ourlet gourmand de tes lèvres, cerises gonflées de juillet en proie aux rapaces assoiffés s'étirait en un fil cramoisi, barrant ce minois merveilleux mafflu comme une grenade.

Tes yeux noisette sous ton turban bleu semblaient m'apercevoir pour la première fois. Et puis ton cou, droit comme une tour d'ivoire, gracile sous ce visage penché, ce col blanc soulignant ces tons carnés, rehaut pour tes prunelles ténébreuses.

Enfin, fascinante, hypnotique, cette boucle d'oreille qui oscillait comme pour marquer le temps alangui de ce silence, battant au rythme de mon cœur.

Une perle, ronde, lisse, parfaite, étincelante dont les feux jalousaient l'éclat des écrins de tes iris.

La boucle a cessé de battre. Le temps s'est arrêté, je n'osais t'approcher, je sentais ton souffle, nous nous regardions, séparés par l'océan du péché. Nous avons traversé ensemble ce fleuve délicieux et l'amour s'est fait chair en toi.

 Avec le couchant qui revêtait la ville et les canaux d'hyacinthe, de topaze et d'ors, ton turban a allumé les feux de l'incoercible luxure.

Cornélia, mon amour, ma sœur, ma fiancée, je veux peindre ce moment incandescent, de crime exquis, de grâce inavouable. Ton regard qui m'a dit oui, ta bouche qui réclamait encore. Notre étreinte coupable comme sommet des abandons.

Et tout au-dessous, je signerai fièrement de mon nom, Johannes Vermeer, pour que notre passion défendue et secrète éclate à la face du monde.

Signaler ce texte