La petite Poupée de satin bleu

marethyu

Marion, une petite fille pauvre de la campagne, passe tous les jours devant une poupée exposée dans une vitrine, en allant porter son lait. Elle est bien décidée à l'acheter...

Marion Créteilles était une petite fille de six ans. Ses parents n'étant pas aisés, il fallait faire des économies sur tout. Sur la nourriture, sur les vêtements et malheureusement sur les jouets. Ainsi, la fillette n'avait comme joujou qu'un petit ours en peluche pelé, rembourré avec de la paille qui sortait par endroits. Marion habitait dans une ferme minuscule avec ses parents et ses deux petites sœurs. Tous les jours, elle allait traire les vaches avec son père, puis se dirigeait vers le village pour vendre une partie du lait obtenu, ainsi que les œufs du matin. Et tous les matins, elle passait devant la vitrine du magasin de jouets. Et tous les matins, elle regardait la petite poupée qui souriait, habillée d'une robe en satin bleu. Elle ne pouvait pas la toucher, mais elle en avait fait sa poupée. Cette poupée au sourire d'ange et aux cheveux blonds était à elle.  

Oh ! Comme elle la désirait ! Comme elle aurait voulu la prendre dans ses bras et la bercer doucement, comme une maman ! Comme elle aimerait l'embrasser et la serrer contre son  cœur ! Ça  la changerait de son vieil ours qu'elle n'osait plus toucher, de peur de le voir se déchirer en mille morceaux.

Par malheur, cette poupée était chère. Son fabriquant, M. Potiers, était réputé dans toute la région, et l'on venait des villes voisines pour lui acheter ses jouets. Par conséquent, ses créations étaient coûteuses – et bien au-delà des possibilités de la famille Créteilles. C'est pourquoi, chaque matin, Marion redoutait de ne plus voir la petite poupée de satin bleu dans la vitrine, ce que signifierait que quelqu'un l'avait achetée. Et ça, elle ne le supporterait pas. Qu'une autre petite fille serre la poupée dans ses bras et la berce contre son cœur à sa place la remplirait de chagrin, de jalousie et de colère.

Marion avait donc pris une décision : il fallait qu'elle demande à son père d'acheter la poupée. Elle savait bien que ses parents n'avaient pas beaucoup d'argent, mais elle désirait le jouet avec une telle force qu'elle était persuadée, par sa crédulité enfantine, que son père cèderait. Il n'en fut rien.

-          C'est hors de question, Marion, lui répondit son père, catégorique. Cette poupée est beaucoup trop chère pour nous. De toute façon tu as déjà ton ours en peluche.

-          Mais il est vieux et très abimé ! se révolta la petite fille. Il se déchire de partout !

-          Tu n'avais qu'à en prendre soin, trancha la mère, sévère, nous ne nous ruinerons pas pour un vulgaire joujou !

Marion se mit à pleurer à chaudes larmes.

-          Et tes pleurs ne nous ferons pas changer d'avis, continua le père, d'une voix rude.

Puis, se radoucissant :

-          Crois bien que si nous le pouvions, nous te l'achèterions, cette poupée. Mais nous n'avons tout simplement pas d'argent à dépenser dans un jouet aussi cher.

Mais la petite fille ne l'écouta pas, et s'enfuit dans les champs pour y verser toutes les larmes de son corps. Elle y resta un long moment… Une fois qu'elle eut pleuré tout son saoul, elle rentra chez elle en traînant les pieds. En franchissant la porte de la ferme, sa décision était prise : si ses parents ne voulaient pas lui acheter la poupée, alors c'est elle qui se la paierait. 

            Dès le lendemain, après avoir fait ses tâches quotidiennes du matin, elle se mit à la recherche d'un travail adapté à son âge. Il y en avait malheureusement très peu. Mais la fillette refusa de se décourager, et trouva finalement une vieille dame qui consentit à lui donner dix francs par semaine si Marion faisait les courses pour elle. La petite fille accepta et se mit aussitôt en quête d'un autre travail, car même avec cet argent, il lui faudrait longtemps pour acquérir la poupée de ses rêves. Tous les jours, en rentrant chez elle, elle admirait le jouet. Elle en connaissait le moindre trait, le moindre pli. Elle le trouvait tout simplement magnifique :

La petite poupée avait les cheveux blonds ondulés qui lui arrivaient à la taille, coiffés de petits nœuds bleus et les mèches ayant de jolis reflets dorés. Un serre-tête ouvragé reposait délicatement sur son mignon petit crâne rond, lui donnant une allure de princesse. Ses petites joues étaient roses et pleines. Sa robe de satin bleu avait les manches courtes en dentelles et était ceinte à la taille par une ceinture dorée magnifique. Les petits pieds de la poupée étaient enfoncés dans de ravissants petits chaussons duveteux, bleus comme la robe, avec chacun une petite boucle ciselée couleur or. Les petites mains étaient enfilées dans des gants d'un détail remarquable pour un ouvrage à cette échelle. Cette poupée était une œuvre d'art : majestueuse, ravissante, superbe… Oh, comme Marion eut voulu posséder une telle robe ! Et comme elle serait belle avec de tels cheveux, coiffés aussi délicatement. En apercevant son pauvre reflet dans la vitrine de la boutique, l'enfant ne pouvait s'empêcher d'envier cette poupée d'être aussi belle et aussi bien habillée.

            Finalement, au bout de quelques mois, le jour tant attendu par la fillette arriva. Elle avait enfin récolté assez  d'argent pour s'acheter la poupée. Elle se dirigea vers la boutique, le cœur bondissant dans la poitrine. Elle avait l'argent ! Elle allait pouvoir toucher la poupée, la prendre dans ses bras ! Quand elle arriva en vue de la vitrine, son cœur se déchira. La poupée n'y était plus ! On avait acheté sa poupée ! Elle se précipita à l'intérieur, désespérée. Un homme tenait le jouet tant désiré dans les bras, réglant à M. Potiers l'argent convenu.

-          Non ! s'écria Marion en laissant échapper un flot de larmes.

Le monsieur se retourna et jeta un regard étonné sur la fillette. Il avait un air bienveillant, mais la petite fille n'était pas en mesure de remarquer ce genre de détails. Elle pleurait sans s'arrêter. L'homme posa la poupée sur le comptoir et s'accroupit devant Marion.

-          Eh bien, petite, lui dit doucement le monsieur, pourquoi pleures-tu ?

-          Vous achetez ma poupée, hoqueta Marion.

A ces mots, M. Potiers arqua un sourcil.

-          Ta poupée ? répéta gentiment l'homme.

-          Ça fait des mois que je travaille pour pouvoir me la payer, sanglota la fillette.

-          Allons, allons, murmura le gentil monsieur, attendri. Si c'est celle-là que tu veux, j'en prendrai une autre.

-          Vrai ? s'écria Marion en séchant ses larmes.

-          Vrai, affirma le monsieur.

Et comme pour confirmer ses paroles, il prit la poupée qui était toujours couchée sur le comptoir et la lui mit dans les bras. Puis il choisit un autre jouet et le paya. Tremblante, Marion tendit son argent à M. Potier qui l'encaissa. Ça y est ! Enfin ! La poupée était à elle !

Elle sortit de la boutique aux côtés du monsieur qui lui paya des confiseries pour qu'elle achève de se remettre de ses émotions. Puis il s'éloigna tandis que Marion reprenait le chemin de la ferme.

 

-          Que s'est-il passé ? Tu as pleuré ? S'inquiéta Mme Créteilles en remarquant immédiatement les yeux rougis de sa fille qui venait d'arriver.

-          Ce n'est rien, maman, la rassura Marion.

-          Attends un peu ! s'exclama la mère en apercevant enfin la poupée. Qu'est-ce que c'est que ça ?

 

Marion raconta alors toute l'histoire à ses parents. Comment elle avait travaillé pendant de longs mois, tous les jours, pour pouvoir s'acheter son jouet. M. Créteilles ne put s'empêcher d'admirer la détermination et la persévérance de sa fille, qualités si rares chez un enfant de cet âge.

            Marion garda très longtemps sa poupée. Elle jouait avec tous les jours, l'habillait, la câlinait, la dorlotait... La fillette jouait à la maman, s'occupant du joujou comme d'un enfant. Elle en prenait tant soin que le jour où elle n'eut plus l'âge de jouer avec, la poupée était encore comme neuve. Ne pouvant se résoudre à la vendre, Marion préféra ranger le jouet dans une malle qui fut bientôt montée au grenier.

            Des années plus tard, Marion, ayant trouvé un époux et quitté le pays, avait totalement oubliée la petite poupée, trop occupée à sa nouvelle vie. Elle ne revint à la ferme parentale qu'à la mort de sa mère, décédée à l'âge vénérable de quatre-vingts dix-huit ans. Marion avait alors soixante-douze ans.

            En passant le seuil de la petite porte, Marion, appuyée sur une canne, revit dans son esprit certains épisodes de son enfance. Elle visita les quelques pièces de la ferme, puis grimpa difficilement l'escalier montant au grenier – qui avait remplacé l'échelle de bois pour faciliter la vie de Mme Créteilles. Au milieu des vieux meubles, Marion aperçu une malle en bois antique. Une foule de souvenirs la submergea aussitôt. En tremblant, elle s'approcha du meuble ancien et en souleva le couvercle. Sa poupée était là, vieillie par le temps, la robe légèrement rongée. Ses cheveux blonds étaient un petit peu abîmés mais le joujou restait magnifique. La vieille dame souleva le jouet et, comme la petite fille qu'elle avait été, berça doucement contre son cœur la petite poupée de satin bleu.

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