La photo de Mamie
Francisco Varga
— Montre-moi cette photo.
— Non ; elle est à moi ; je ne veux pas qu'on me la prenne.
— Allons, mamie, s'il te plait, je te promets de te la rendre ; mais, s'il te plait montre-la-moi, elle est trop belle.
— Non, je ne veux pas… tu vas en parler à tout le monde… et si les infirmières l'apprennent ou si tu le dis à ta mère, je vais me faire disputer.
C'était ma grand-mère… une toute petite bonne femme qui n'avait jamais été grosse. Maintenant qu'elle était vieille, elle me semblait plus légère qu'une branche de bois mort. Son corps s'était desséché comme une foret en hiver. Seuls ses yeux avaient conservé les reflets de sa jeunesse. Elle riait toujours ; parfois même avant de se mettre à pleurer.
Tout le monde dans la famille l'avait toujours prise pour une folle. Elle souffrait juste d'épilepsie et perdait souvent le fil de ses mots et de ses pensées. Mais non, elle n'était pas folle.
Ma mère et mes tantes ne la voyaient plus depuis des années. Elles se disaient fâchées avec elle et cela ne s'était pas arrangé avec la mort du grand-père. Je savais juste qu'elle était partie un jour. Elle les avait laissés pour vivre sa vie, mais personne ne m'avait dit où et pourquoi.
J'avais retrouvé sa trace en classant des papiers à la mort du Papy. Il n'avait rien prévu. Nous savions juste qu'il voulait reposer près des siens dans son village en Espagne.
Maman et taty pensent que l'assurance paierait et se chargerait de tout, mais elles ne s'étaient pas préoccupées de savoir pourquoi au juste il cotisait chaque mois depuis plus de trente ans.
J'étais tombée sur une lettre ; une enveloppe ; une adresse et j'avais fini par comprendre qu'elle était toujours bien vivante quelque part en suisse. Personne ne se disait au courant.
J'avais passé des jours et des semaines à retrouver sa trace sans en parler à qui que ce soit. Je voulais leur faire la surprise.
Quand, l'hiver dernier, j'ai enfin entendu sa voix au téléphone, elle pleurait tant elle était émue d'avoir un contact avec sa famille.
J'étais à la fois heureuse et en colère. Pourquoi m'avait-on dissimulé son existence ? Pourquoi l'avoir ainsi rayée de mes racines ?
Je ne ressemblais à personne de la famille. Alors qu'ils étaient tous pâles de peau, j'avais la peau mate, un corps de poupée et des traits fins qu'encadrait un visage étroit. Je ne ressemblais à aucune des femmes de la famille. Elles étaient toutes de pures Andalouses, qui très tôt se parent de noir et au fil des années s'enrobent dans une austérité qui ne me ressemblait pas.
Elles avaient d'ailleurs accueilli assez fraichement la nouvelle, ne s'intéressant vraiment à ce que je disais quand j'avais mentionné l'endroit où elle séjournait. La Suisse, ça les faisait rêver. Elles ne comprenaient pas comment cela pouvait être possible. Elles savaient combien coutait une maison. La retraite de papy n'avait pas été facile. Il ne s'était occupé de rien et sa santé n'avait pas arrangé les choses. Elles avaient dû se saigner pour qu'il puisse finir sa vie dignement dans un hospice convenable, chez lui, en Espagne. Je ne me souviens pas les avoir jamais entendu parler d'autre chose que d'argent ou plutôt de celui qui leur manquait toujours.
La Suisse, surtout depuis qu'on avait remplacé l'euro par le vieux franc, c'était impensable. Elles voulaient savoir comment elle avait fait. Elles échafaudaient des scénarios dignes de séries américaines ou brésiliennes. Elles lui en voulaient presque de ne pas être dans la misère. Je les avais toujours vues au même endroit depuis toujours. C'est la ou j'avais grandi ; entre deux mosquées et un terrain de foot sans herbe. Elles y habitaient depuis si longtemps qu'elles ne s'imaginaient plus habiter ailleurs. J'avais eu de la chance, je n'étais pas restée. J'étais heures de savoir que ma grand-mère aussi avait franchi le pas.
— allez mamie, sois sympa, j'ai tellement envie de te voir quand tu étais jeune. Je n'ai presque pas de photos de toi.
— Oui, mais celle-là, elle est vraiment très personnelle. Ce n'est pas juste moi, c'est le regard de mon homme.
— mais j'en ai plein comme celle-là moi aussi. Si tu me la montres, alors je te ferai voir les miennes.
— tu veux vraiment la voir ? Tu me promets d'en parler à personne ?
— mais oui mamie, de quoi as tu peur ?
— tu sais, elles me téléphonent tout le temps. Elles veulent toujours savoir, mais je ne sais pas… il ne m'a jamais rien dit.
— qui ne t'a jamais rien dit, mamie ?
— mais Francisco… mon homme ; il ne disait pas grand-chose ; il s'occupait de moi et me répétait toujours de ne pas m'en faire.
— tu veux parler de papy ? Mais il ne s'appelait pas Francisco, lui c'était Antonio.
— ne me prends pas pour une bique gâteuse comme ta mère. Je sais bien ce que je dis. Francisco c'était mon homme. J'ai tout quitté pour lui et il a fait pareil aussi. Nous avons vécu des années ensemble ; à paris, a Albi, en Thaïlande et à mada c'est de là-bas que je viens, toi aussi ; c'est là-bas qu'il est mort.
— de quoi est-il mort mamie ?
— un accident stupide. Il aimait pêcher ; il est passé par-dessus bord ; il était vieux lui aussi, il n'a pas survécu.
— c'est horrible.
— Tu sais, ma petite, j'ai mis longtemps à m'en remettre, mais je sais qu'il n'a pas souffert et je n'aurais pas aimé le voir dans une maison comme celle-ci, ça ne lui ressemblait pas.
— et papy
— Antonio ?
— Oui ; papy…
— c'était un homme bon. Il ne m'a pas pardonné, mais il a fini par accepter. Je ne lui voulais pas de mal moi non plus, mais j'ai rencontré l'homme de ma vie quand j'avais déjà bien vécu.
— et Francisco alors, c'est lui qui a tout payé ?
— non, enfin, je ne sais plus… J'ai peint, j'ai écrit, ça a bien marché pour moi ; plus que pour lui. Il m'a beaucoup encouragée.
— ça a marché ? Comment ça ?
— j'ai eu mon petit moment de gloire, tu sais. Ça n'a pas duré, mais je l'ai eu.
— On n'a rien su, c'est pas possible.
— j'ai toujours envoyé de l'argent aux filles ; je leur ai écrit, mais elles ne m'ont jamais répondu. Les chèques étaient encaissés sans un mot de leur part. Je sais qu'elles m'en voulaient, qu'elles avaient honte de moi.
— mais pourquoi honte ?
— je hâtais partie ; j'avais voulu vivre ma vie ; j'étais amoureuse ; elles ne le comprenaient pas. Pour elles, la vie c'était avant tout, être des femmes bien… je le croyais aussi jusqu'à ce que je le rencontre et moi, je n'ai pas été une femme bien… j'ai juste essayé de faire ce que je devais faire.
— Tu sais mamie, je n'ai pas aimé la dernière fois quand on est tous venus ensemble.
— toutes, tu veux dire.
— Oui ; toutes.
— Je n'ai pas aimé, j'ai trouvé que ça faisait un peu tribunal de l'Inquisition.
— il faut les comprendre. Elles n'ont jamais accepté que je préfère partir au risque de ne plus jamais les voir. Elles ne m'en ont pas cru capable, c'est peut-être pour cela qu'elles m'en ont voulu à mort.
— mais papy, tu y avais pensé.
— On vivait ensemble, mais nous n'étions plus un couple depuis longtemps. Toi aussi, tu vas m'en vouloir d'avoir osé être une femme ?
— il parait que tu es partie avec un dingue.
— non, il ne parait pas ; il l'était vraiment.
— je t'aime mamie. Je suis heureuse de t'avoir retrouvée.
Sans rien dire ; elle fouillait le fatras de son sac à main et en ressortit la photo qu'elle me tendit. Elle représentait une femme nue, simplement coiffée d'un chapeau noir. Elle était belle, ne cachant pas ses seins menus aux pointes tendues. Son corps ressemblait au mien. C'était à la fois une photo très osée, mais formidablement pudique.
Comme elle me disait — « n'oublie pas ma petite que pour faire une photo c'est comme pour faire l'amour ; il faut être deux ; un modèle et un regard. » —
C'est ce jour que j'ai compris d'où je venais…
Elle est morte depuis longtemps ; elles ont tout retourné pour savoir d'où venait l'argent. J'ai juste gardé les toiles qu'elle m'a données. Je pourrais en vendre une ou deux, mais je ne peux m'y résoudre, même si je sais que ça changerait bien ma vie.