La Picador " extrait"

occhuizzo-marc

Vu du ciel, le portail électrique de la résidence Guernica coulissait ressemblant presque à un aileron de requin devant un vigile bodybuilder posté à l'entrée. Un large sourire habituel, arrivé récemment le nouveau « Mohamed Ali » de Marseille arborait sa chaîne en argent et le Christ autour de son cou de buffle. Sans trop de difficulté Cécile se gara sur le parking bordé de cactus et de lauriers roses. La portière claqua. Le verrouillage s'actionna aussitôt. Ça clignota trois secondes, parfois quatre, la guirlande électrique de la mini BMW s'éteignait d'un coup. Ses petits pas de femme pressée étaient vifs, rapides. L'incontournable iPhone aimantait son oreille droite, une moue boudeuse se dessinait sur ses lèvres charnelles. La voix en mode velours et politesse, elle déblatéra pour la première fois avec un inconnu qui apparemment lui voulait du bien, puis l'écran passa intégralement au rouge pour terminer l'appel.

-       C'est Cécile !

-       Rentre ma fille.

Elle s'annonça devant la plaque murale de l'interphone. C'était le même rituel un matin sur deux. Énervée, elle pénétra le hall marbré vanille-café, tapissé de miroirs, qui vous reluquaient indécemment de la tête aux pieds. Ce décor lui plaisait beaucoup, et la rendait encore plus belle. Malgré le visage d'ange qui lui faisait face, cette femme-enfant n'était pas la douceur personnifiée.

Enfin, elle arriva au second étage par l'ascenseur muet muni d'une rampe de spots qui ne servait à rien, où habitait une veuve. Francine Barcarès, que tout le monde appelait Françoune, depuis sa première dent de lait. Cécile rangea les courses dans le frigo américain et le referma par un coup de pied. Elle fit un peu comme chez elle. Elle envoya illico le robot faire la moquette, et actionna le lave-linge en tambour silencieux. Assise sur le sofa, elle prit un café tiède et lança la conversation avec cette vieille dame solitaire, enfoncée dans un gros fauteuil en tissu écossais. Sa garde prétorienne, deux chats persans, au regard malicieux, étaient en guerre froide avec Cécile. 

Françoune était une femme alerte. Elle trainait sa haute stature légèrement courbée dans les cours de yoga et d'informatique, parfois une heure à la piscine les jeudis après-midi. Passant à travers les mailles, elle vivait sans trop de soucis de santé. En présence de son aide à domicile, elle se transformait en pleurnicheuse de bénitier, aigrie par la vie d'aujourd'hui, et surtout nostalgique d'un passé flamboyant, aux côtés de son mari diplomate et haut fonctionnaire à Paris. Elle critiquait, crépissait, langue affûtée, facilement le monde entier, trouvait des solutions à tous les problèmes de la société, cela dit elle n'avait jamais travaillé un jour de sa vie. Pas besoin. Après la vente de leur domaine séculaire à de nouveaux colons en quête d'aventure, ses parents gros viticulteurs-négociants, fortune faite, avaient eu la bonne idée de se barrer à temps du piège colonial d'Afrique du nord. Les coffres blindés en métropole.

Cécile récurait, époussetait, rinçait, lavait, brossait, aspirait, repassait, cuisinait, bref larbinait pour quelques euros de l'heure … Elle travaillait un peu à son compte et bénéficiait des minimas sociaux, toujours soucieuse de ne pas dépasser le plafond. Pour plus de sécurité elle restait dans les clous.

 

 

-       T'as toujours pas de chéri ? s'inquiéta Françoune.

-       Les hommes m'ont fait tellement de mal…

-       Et du bien aussi ! s'esclaffa la vieille dame en enlevant avec délicatesse un peigne dans sa chevelure blanche aux reflets bleutés.

-       Je vous rends la Gold, j'ai pris un peu pour moi, à Inter. Je garde la monnaie des halles, c'est pour plus tard.

-       T'as bien fait, ma fille. En ce moment on est de nouveau en alerte rouge, avec ces putains de Mayons. Ils vont nous faire péter à force. En pleine saison !

-       Ne vous inquiétez pas. La voix de Cécile se voulait rassurante, en fait elle voulait se rassurer elle-même. Depuis juin le risque d'attentat était au stade maximum sur le pourtour méditerranéen. Pour ne pas y penser il fallait se déconnecter des médias. Impossible, pensait Cécile réaliste.

Ses yeux noirs fixaient méchamment l'icône de sa messagerie, elle faisait le tri en permanence, un SMS jaillit sur l'écran.

 Salvo : tu pass a pré… Cécile : Ok. Salvo : se ré prince pension ok. Cécile : OK, a lor vite fé.  G rdv mé ri.

Pour aujourd'hui elle quitta Françoune, en lui jetant dans le couloir, - A lundi Françoune, si vous avez besoin vous m'appelez, pour vous je suis toujours dispo… Et la voix se tut dans l'ascenseur qui se refermait aussitôt après le bip sonore.

Pauvre connasse ! C'était son éternel cri viscéral, quand elle repartait de chez quelqu'un. Elle assumait ses pensées et ses jurons entre les dents. D'ailleurs elle s'en vanterait plus tard.

 

Au premier, au fond du long couloir à gauche, le vieux Salvo se tenait raide dans la pénombre de son T4. L'appartement tout blanc donnait l'illusion de monter à bord d'un yacht richement décoré.  Face au cactus et aux lauriers roses le rideau roulant était baissé à mi-hauteur, le soleil s'infiltrait en douce par le bas de la baie. Salvo attendait, placide, torse nu, ventripotent, exposant sa bande dessinée en couleur sur sa peau usée. Cet art pictural, il l'avait ramené d'Afrique aux temps de sa jeunesse lointaine. Tout comme la vilaine cicatrice le long du bras, lequel s'engourdissait par temps de pluie et d'embruns maritimes. C'était le souvenir récolté par une machette perfide à Kolwezi.  La bobine rougeâtre, orgueilleux, fanfaronnant, il racontait la même histoire depuis des années à son auditoire des bistrots de la Marine. Ce qu'il lui donnait de l'importance dans sa vie morose.

Après s'être arrangée un peu par un fugace coup de pinceau, de la brillance sur les lèvres, de la poudre sur les paupières, la fille rentra dans son rôle sans appréhension particulière. La porte était déjà entrebâillée pour l'accueillir. Elle avait l'habite avec lui, exceptionnellement elle faisait confiance à un homme. Il le savait, éprouvait une certaine fierté. Il était d'une forte personnalité et débonnaire à fois. Entre eux pas besoin de grand discours, il fallait juste combler le vide abyssal. Elle disait que c'était un vrai soldat, sous-off dans les légionnaires-paras à Calvi, et que son père aussi avait combattu autrefois. Mais où ? Elle ne s'en souvenait pas. De toute façon pour elle rien n'avait d'importance.

Presque d'un rite religieux de piété, Salvo lui glissa deux billets de cinquante euros bien pliés, dans le sac de plage brésilien qu'elle avait déposé sur la table basse. Quant à lui son pantacourt sable bien repassé était déjà aux chevilles. Le pieu de l'ancien était au garde-à-vous, plein de vie et d'envie. Dans le salon, à genoux sur un coussin, elle souffla dans le clairon. Elle en joua bien. Elle connaissait la partition. Assis royalement sur le canapé, Salvo fermait les yeux. Elle lécha, coulissa, à grande vitesse, car ce jour-là elle était pressée. 

- Désolé, bredouilla-t-il.

Agacée, haineuse, elle se releva avec les joues gonflées, les lèvres humides et pincées. Sans le regarder une seule fois, pas comme d'habitude, pas comme les autres fois en tous les cas, quand drapée de fierté dans sa féminité elle aimantait de ses grands yeux luisants ceux du vieux, lui au bord du précipice, pendant qu'elle continuait de le faire souffrir de plaisir. Vive, la poitrine libre, elle se dirigea en trottinant vers la salle de bains… 

                                                                 

 

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