La Picador : extrait 2: commandant Osborn et la jeune inspectrice Lafranqui

occhuizzo-marc

quand il y a un flou, c'est qu'il a un loup...

Une semaine après le feu d'artifice au quartier naturiste la Naissance de Vénus, les gens de la station balnéaire avait déjà effacé de sa mémoire le nom du club libertin sous les décombres et le sang des victimes. Toute fringante, pleine de vie et de projets dans ses yeux verts sortis de chez un diamantaire, elle étincelait du feu des dieux. Lucy Lafranqui avait pris son service au Central de police. Entre les mains un thé anglais fumant dans un mug, elle papotait calmement avec le planton de service. Elle serait bientôt trentenaire, sportive, alimentation BIO, en ce moment fausse rousse foncée à queue de cheval, « Un beau visage, clair, enfantin, qui visiblement n'inquiétait pas les méchants » : Osborn lui lançait souvent cette réplique. Elle n'en avait rien à foutre de ses piques machistes. Elle était en stage dans le but de grimper d'échelon dans le cadre de sa formation depuis sa sortie de l'école de police. « Sans passe-droit ni promo d'alcôve », c'était sa réplique. Son défunt père avait été un respectable policier de la BAC. Il était tombé en région parisienne, dans un traquenard de minuit explosif organisé par des racailleux sournois, au milieu d'un quartier en faillite, qualifié ZND : zone de non droit. Toujours en mouvement, cette fille élancée vers le haut, se déplaçait dans l'espace avec beaucoup d'aisance, grâce aux années de danse classique qu'elle avait pratiquée jusqu'à sa puberté. Elle portait fièrement son badge sur sa poitrine vallonée couverte par un tee-shirt Chevignon. Son portable attaché à sa ceinture en cuir, elle ressemblait à un shérif d'une série américaine. Elle frappa timidement à la porte du Boss, lequel interprétant pour réponse le grognement d'un ours. D'un pas ferme et le sourire radieux, elle entra dans la pièce, tout de suite elle reprit un regard plus sérieux. - Je ne vous apprends pas que nous sommes en situation de crise grave. Le ton de Osborn se voulait solennel, bannissant tout paternalisme sonnant faux, dans un bureau clair-obscur rangé au cordeau. - Je sais très bien, mon commandant. Je viens vous voir au sujet des mains courantes qui affluent de partout à l'accueil. J'en fais quoi, au juste ? - Poubelle ! Vous croyez que l'on a que ça à foutre en ce moment, avec des histoires de cocus et de jaloux ? Un peu agacé le type, pensa Lucy, regardant droit dans les yeux le patron du Central. - Je ne veux pas vous déranger pour si peu. J'ai notamment un dossier qui m'intéresse et que j'aimerais gérer. Les grugés d'un site de rencontres. - C'est moi qui gère, ici ! Alors vos baisés du net, qu'ils aillent aux putes si ça leur chante. C'est pas ce qu'il manque à Cap Olympe. Osborn était sorti de sa diplomatie habituelle. - Il y a un suicide inquiétant, d'après une famille qui a déposé une main courante contre X. - Je suis au courant. Et vous trouvez ça suspect ? Mademoiselle Lafranqui, quand il y a un flou c'est qu'il y a un loup. C'est la première chose que l'on apprend à l'école de police. Franchement je n'ai pas le temps de m'occuper de vous en ce moment, vous le comprenez bien ! Ce qui me désole un peu. Bon ! faites-vous la main sur ces mains courantes et votre histoire. Lafranqui, restez quand même dans les clous ! Sa première enquête, même si cela ne reste qu'une main courante au départ ! Lucy imaginait l'affaire du suicidé louche, une affaire excitante semblable à un premier rendez-vous amoureux. C'était l'hiver dernier, un hiver chaud, anormal d'après les médias et les spécialistes climatiques, 25° en plein après-midi ! dans le parc luxuriant : Autant l'Emporte le Vent face au Lac des Cygnes. On avait retrouvé au volant d'un vieux modèle BMW, le corps sans vie de Jean-Guy Franzoni, le boss du béton. Des mois auparavant, ce veuf avait tenté de parer au piège de la solitude. Aimer c'est vivre plus longtemps pour ne pas crever dans un désert aride de solitude. Mais il avait un rang à tenir dans la société des cercles de notables de la ville. En un clic, il se transforma en Jigui 62, pour chasser la palombe perdue sur A2Coeurs. Lucy avait travaillé méticuleusement son dossier, étayé sur des témoignages de voisinage ainsi que des proches de la victime. Après un recoupement d'enquête, les baisés du site avait lâché un nom : Cécile Picador, les caméras de protection l'avait surveillée jusqu'à son ombre. Une nuit l'ordi du Central avait bipé sa plaque d'immatriculation tandis que son portable avait borné dans plusieurs quartiers chicosbobo de la ville, à deux pas des domiciles de gars respectables, bellâtres, sapes griffées masquant leur solitude, cachant une âme éteinte. Quelques zélés amers, par l'addition salée, avaient déposé une main courante contre la jolie brunette sexy qui se disait irréprochable. La dame blanche, qui au resto, juste avant de partager l'addition, se levait pour aller soi-disant se soulager la vessie et brosser minou. Impatient de l'attente interminable, le pigeon paye la note en solo et laisse un pourboire royal. Dix ans plutôt, Franzoni, ce constructeur du bâtiment avait été l'un des pionniers de Cap-Olympe en plein boum. Un homme affable, ambitieux, courageux à l'enveloppe de blé facile pour l'attribution des marchés, il avait su apprivoiser la réussite, aussi fortiche que l'on apprivoise un rapace qui se pose sur l'épaule. Il faisait florès dans tout ce qu'il touchait. Un personnage théâtral haut en couleur, parfois sanguin, de ceux qui vous tapent sur le bras en s'écoutant parler fort. D'après les dires unanimes des cadres de la boite, Franzoni était tombé de haut en quelques mois seulement. Broyé par une soudaine dépression mentale, semblait-il. D'après le PV de la police, il avait fallu un temps interminable aux secours, pour retirer l'arme de l'épaisse main du malheureux. La boite crânienne avait cédé tel un coffre à jouets. À la vue de la boucherie, un jeune, néo sapeur-pompier, tourna de l'œil devant les abats en vitrine. Malgré la main courante déposait par la sœur de Franzoni, le Central avait conclu à un suicide. C'était le premier chaînon d'une série de plaintes liées à A2Coeurs, petites escroqueries le plus souvent. Ce qui turlupinait un peu Lafranqui : les enquêteurs n'avaient pas procédé à une analyse toxicologique pointue sur ce malheureux Franzoni. Une directive d'en haut n'avait pas jugé bon de perdre de temps pour un suicide. La routine. Affaire classée.

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