la pie

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La pie

La soirée n’avait pas apporté de fraîcheur. Au premier étage d’une petite résidence, torse nu dans son fauteuil « Stressless » un homme seul regardait la télé dans le noir. Sur sa droite la fenêtre était largement ouverte sur un ciel de velours avec un mince croissant de lune en suspension.

Il ne suivait pas vraiment ce qui se passait à l’écran. Une histoire policière ennuyeuse. Un épisode mal doublé d’une série américaine avec de toute façon beaucoup trop de personnages, vu l’heure tardive. Il renonça à comprendre et consentit à lâcher prise. Il avait décidément besoin d’autre chose. Il se mit à la fenêtre et chercha un souffle d’air. La nuit était pure et la lune laiteuse semblait épinglée pour toujours au plus haut du ciel, comme un bijou. Il eut une sensation d’apaisement. Il aimait ce répit entre la dureté de la journée et l’abandon tout proche du sommeil.

Sa rêverie ne fut pas longue. Avec violence un projectile traversa l’espace. Une chose intrusive pénétra dans son séjour avec une puissance et une rapidité incroyables. Dans le noir, Il ne distingua pas ce que c’était. Au déplacement d’air et au bruit de froissement animal il pensa pourtant à une chauve-souris. Mais c’était trop volumineux.

Ce ne fut que lorsque cela se percha sur le rebord de l’écran plat de la télé encore allumée qu’il put identifier un oiseau assez gros oiseau. Une pie, une simple pie.

Sauf que l’oiseau lui faisait face et ne s’envola pas tout de suite quand il s’en approcha, même de très prés.

La pie le narguait. Son œil rond fixait l’homme et de ses pattes maigres, elle s’agrippait au rebord étroit de l’écran.

Il s’étonna. Elle insista. Elle n’avait pas bel aspect. Son habit noir et blanc était terne et poussiéreux. Elle avait la plume hérissée et une aile plus basse que l’autre. Peut-être était-elle blessée ou malade pensa-t-il. Pris d’un début de compassion, malgré les façons effrontées de l’animal, l’homme avança une main pour fraterniser. La caresse fut refusée d’un coup de bec sans équivoque. Et l’oiseau se maintint sur son perchoir fraîchement conquis.

La bestiole n’était pas plus grosse qu’un pigeon mais son bec parut soudain à l’homme très dangereux et de proportions démesurées. Il imagina sous la carapace une lame dure et coupante comme un rasoir. La pie l’observait sans broncher. Elle lui tenait tête. Elle le fixait du regard. Il frappa dans ses mains et gesticula de façon, il est vrai, un peu désordonnée. Il crut lire une expression ironique dans l’œil de la pie. Vexé, il alla chercher un balai qu’il agita sans plus se contenir. La spirale de la violence étant ce qu’elle est, la réponse au balai fut un envol volontairement brouillon et destiné visiblement à troubler la quiétude du séjour et à menacer l’ordonnancement paisible des meubles et des objets familiers.

Pris de panique il ouvrit toutes les fenêtres en grand pour évacuer l’envahisseur. Il fit de grands moulinets à bout de bras avec son balai tout en injuriant la bête pour l’impressionner. Il s’étonna de se sentir mouillé de sueur et d’entendre les inflexions rauques et apeurées de sa propre voix.

Il montait dans les aigus, au bord de la crise de nerfs, quand la pie lâcha enfin l’affaire. Non sans s‘être soulagée d’une large fiente blanchâtre et liquide jetée, avec mépris, sur le carrelage du séjour. Elle s’éloigna sans hâte par la baie grande ouverte.

Il nettoya les dégâts et pensait bien oublier l’incident.

Mais, le lendemain, au moment de prendre sa voiture, il rencontra la pie sur le parking. Elle lui barrait carrément le passage. Elle avait le même air crasseux et insolent. Son œil interrogeait et elle semblait attendre quelque chose. Il se surprit à chercher dans sa poche une pièce de monnaie. Puis il reprit ses esprits et adressa quelques mots à l’animal : «  Encore toi ! Mais que veux-tu ? Qu’est ce que c’est que cette histoire ? »

« Il n’y a pas d’histoire, c’est toi qui fais des histoires »

Il entendit cela très nettement. Enfin du moins c’est ce qu’il crut entendre. Elle s’éloigna en boitillant se désintéressant soudain totalement de lui. Il en fut soulagé mais resta troublé.

A juste titre, car le surlendemain, la pie se présenta à peu près à la même heure que le premier soir, se contentant cette fois de se poser sur le rebord de la fenêtre et de détailler en toute indiscrétion ce qui se passait à l’intérieur. Elle partit assez rapidement. Elle avait l’air déçu.

Il décida, malgré la chaleur de tenir les fenêtres fermées pendant quelques jours. Le temps que l’oiseau blessé gagne un autre quartier, un autre immeuble et entame une relation plus facile avec des gens plus compréhensifs qui le nourriraient et soigneraient son aile cassée.

Ne pas l’attirer, ne rien lui donner. Etre ferme. Voilà ce qu’il fallait faire.

Le calme revint et il oublia la pie.

Dans les jours qui suivirent son attention fut attirée par un article du journal local qui titrait «  Un aileron menaçant dans la baie des Anges ». A Cagnes sur mer la plage était fermée et la baignade interdite. Des nageurs avaient vu un requin croiser à proximité du littoral. Cette nouvelle le frappa et il pensa que la pression du monde animal se précisait.

En effet, la semaine suivante l’oiseau revint et multiplia les intrusions abusives. Il le croisa par exemple dans la cage d’escalier. La pie montait les marches en sautillant alors que lui descendait prendre son courrier. Elle continua à grimper dans les étages sans s’arrêter pour lui. Comment était-elle entrée dans l’immeuble ? La porte ne s’ouvrait qu’avec un interphone. Et chez qui allait-elle ? Toutes ces questions le préoccupaient.

Les voisins interrogés à propos de la pie dirent qu’ils avaient effectivement vu un oiseau et qu’il arrivait en effet qu’il se perchât sur les balcons. Mais ils n’avaient pas l’air inquiet.

Il pensa que, fort heureusement, elle ne s’était jamais présentée du côté de sa chambre à coucher. Cela il n’aurait pu l’admettre. A la saison chaude, Il dormait souvent nu et la fenêtre ouverte. Une nuit il fit un mauvais rêve. Un cavalier en armes le provoquait abaissant vers lui sa lance, le désignant comme l’homme à abattre aux yeux d’une foule assemblée pour une fête. Ce cavalier portait une armure couleur bronze. Son heaume cachait son visage. Seuls les yeux noirs et cruels étaient visibles derrière deux fentes parallèles de part et d’autre d’une protection nasale proéminente comme un bec. Cela le faisait ressembler à un oiseau. Un héraut annonça «  Le chevalier sans peur et sans reproches ». Dans son rêve l’homme se vit en train de se dissimuler derrière la barrière cherchant protection auprès d’une femme. A son réveil, il se souvint de ce rêve. Comment l’interpréter ? Etait-il vrai qu’il ne faisait pas face aux situations ? Et cela correspondait-il à une défaillance habituelle et générale ou fallait-il voir dans ce cauchemar une allusion à un évènement précis de sa vie ? Peut-être même à un fait ancien ? « Sans peur et sans reproche », c’était le chevalier Bayard. Qu’avait-il à faire avec cela ?

La difficulté à interpréter ce qui lui arrivait s’installait en lui. Il ne comprenait plus ni ses rêves nocturnes ni sa vie quotidienne où était apparu depuis peu cet oiseau énigmatique qui s’obstinait à le persécuter.

Il s’en voulait d’être incapable de lire au-delà des apparences et de démêler l’écheveau de son subconscient. Il s’en voulait de sa lenteur à comprendre. De là à se sentir coupable il n’y avait qu’un pas.

Ce fut la fois où la pie franchit une limite supplémentaire. Elle s’était encore une fois introduite chez lui, le soir venu, alors qu’il lisait calmement sous la lampe. Elle s’était glissée sous le volet aux trois quarts baissé.

Que la pie soit voleuse, tout le monde le sait. L’homme ne s’étonna pas vraiment de la voir arriver avec dans le bec, une épingle à linge en plastique rouge, volée sans doute sur le sèche-linge d’un balcon voisin. Mais plus étonnant, elle déposa l’objet devant le cadre à photos posé sur la console. Et elle se planta là, devant, comme si elle attendait une réaction de sa part. Il fut tout de suite évident pour lui que c’était un message. Du moins c’est ce qu’il crut comprendre. En même temps il paniquait car il n’en voyait pas le sens. La photo du cadre était une photo de famille. Une photo datant des jours heureux. On y voyait dans un jardin d’été, une maman tenant son bébé dans ses bras et un peu en retrait, dans l’ombre, le jeune père.

A côté de ce portrait, la pie immobile, qui l’interrogeait du regard. Devant le cadre, la pince à linge rouge posée là, comme la clé d’une énigme. Il se sentit en difficulté, incapable de comprendre le lien entre ces trois éléments, la photo, la pince à linge, la pie. Il tenta quelques associations d’idées : Lui, dans l’ombre sur la photo, l’oiseau noir et blanc, oiseau du bien et du mal. La pince pour mieux saisir le réel ou épingler les souvenirs. Il butait sur quelque chose. Comme cela lui arrivait souvent lorsqu’il ne comprenait pas ou qu’il ne voulait pas comprendre, il perdit son sang froid et une grande colère l’envahit.

Il alla à la cuisine, mouilla un torchon dont il se fit une matraque. Il en menaça l’oiseau. Celui-ci tenta de s’envoler dans le séjour, ne trouvant pas l’espace suffisant pour organiser sa riposte ni l’issue pour fuir. Il heurtait les murs, se cognait aux meubles, griffait la tapisserie. Poursuivi, il était fou de terreur. Au moment où il se réfugia sur un fauteuil, le torchon le cingla, le frappant au crâne.

La pie poussa un étrange et long cri de douleur. Comme un fou il courut ouvrir le volet. Il était en nage, hors de lui, la figure toute rouge. Il sortit sur la terrasse pour se calmer. Un froissement d’ailes très doux quelque part au-dessus de sa tête lui signala que c’était fini pour ce soir. Un instant étourdie la pie avait repris son vol et retrouvé la liberté. Il se sentit très triste. Il n’était pas content d’avoir frappé. Ce cri de la pie était planté en lui comme un reproche. Elle avait voulu lui dire quelque chose d’important et il n’avait pas pu l’écouter. Il aurait fallu voir sous les apparences. Il y avait dans l’étrangeté de cette histoire un signe, un sens caché. Si elle mettait tant d’insistance à vouloir entrer chez lui c’est qu’elle était peut-être un personnage qui avait déjà vécu là, dans une vie antérieure. Une réincarnation en somme. Il se demanda avec sérieux de la part de qui la pie pouvait-elle venir ? Revenir ? De quel revenant pouvait-il bien s’agir ?

De vieilles croyances et superstitions assaillaient son esprit. On dit que celui sur l’épaule de qui une pie borgne vient se poser c’est signe de mort. Son père du temps de son veuvage venait, chaque samedi, déjeuner chez lui. Leurs discussions n’étaient pas toujours des plus paisibles et au dessert ils s’empoignaient souvent que ce soit sur la politique du Général ou sur l’existence de Dieu. Peu de temps avant sa mort il avait une fois si bien contrarié le vieil homme que celui-ci était parti en claquant la porte. Mais il se dit que non, ce n’était pas possible. Cet oiseau, ce n’était pas dans les façons de faire de son père. Cette piste n’aboutissait pas.

Il se souvint alors de façon fugitive d’un certain 1er janvier…. Mais non, là, il s’interdit de repenser à cela.

La pie ne revint pas. Plusieurs jours passèrent.

Sans se l’avouer, il espérait son retour. L’oiseau n’avait fait que poser une question. Il fallait le revoir. Machinalement il avait épinglé la pince à linge sur le rebord du cadre à photos. Sans résultat. Il consulta un site Internet «  sauver, élever, soigner, pies et corneilles». Toutes les recettes et conseils des amis des pies. Il apprit là, que si un matin on ne voyait plus réapparaître son copain à plumes, il fallait penser aux vêtements que l’on portait. Les pies sont attirées par ce qui brille et par les couleurs vives. Dans les jours qui suivirent, il changea son apparence. A l’opposé de son caractère habituel assez réservé il affichait maintenant de nouvelles habitudes vestimentaires excentriques. Il portait des T-shirts bariolés et des shorts à fleurs ainsi qu’un tour de cou en or et une gourmette clinquante. Les voisins s’étonnèrent de ce changement de personnalité. On remarqua des sous-vêtements rouges assez étonnants sur l’étendoir de son balcon. Les gens l’évitaient.

Lui regardait flotter son linge le regard vide. Il était très triste. Il avait à la bouche un goût de sang très âcre. Il ferma les yeux, se prit la tête entre les mains et serra très fort. Il avait des visions d’incendie.

Il essaya de recoller les morceaux cassés et d’associer la photo désignée par la pie et ce vague souvenir d’un premier janvier qui n’était pas revenu par hasard. Que s’était-il passé ce fameux 1er janvier, cette année là ? Il avait du mal à évoquer ce jour fatidique. Il avait réveillonné gentiment avec sa femme. Ils avaient couché le petit et puis ils avaient bu encore, beaucoup, trop. Ils avaient écouté de la musique très tard et après, ils avaient fait l’amour nus sur un tapis de laine devant la cheminée. Soudain, il revoit tout : Le tapis qui prend feu, les flammes tout de suite très hautes, impossibles à neutraliser, l’escalier de bois qui s’embrase à une vitesse incroyable, qui part en torche et qui s’écroule en un rien de temps.

Et le petit là haut dans son lit. …

Les pompiers et le légiste avaient dit qu’il était mort asphyxié, étouffé.

Vers la fin du mois d’août la pie est revenue plusieurs fois. Un jour elle s’est perchée sur l’épaule de Maria la vieille femme italienne du rez-de-chaussée qui lui donnait du pain. L’homme qui était de connivence avec la vieille arriva par derrière, et d’un geste rapide il coiffa le pauvre oiseau d’un sac en tissu. Il a tenu le sac bien fermé, longtemps. La pie s’est beaucoup débattue et c’est l’Italienne qui l’a étouffée en lui tordant le cou au travers de l’étoffe.

Elle a dit qu’elle avait l’habitude de faire ça avec les pigeons.

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