La plume
keltouma--2
La grande horloge sonne ses vingt quatre coups.
L'homme regarde sa petite montre, enlève ses lunettes et s'étire,l éteint son ordinateur et se lève.
Il regarde autour de lui, et contemple avec nostalgie les centaines d'ouvrages qui ornent sa bibliothèque.
Il en choisit un au hasard, le dépoussière un peu et le remet en place.
Il ne prend même pas la peine d'en lire le titre.
Il s'approche du vieux bureau en bois massif, caresse le fauteuil- chaise en cuir et s'y assoit.
Il continue à s'étirer et à bailler.
D'un geste mécanique il prend la belle plume noire , y passe son pousse jusqu'à la pointe, et la remet dans son encrier vide, à coté du grand buvard vert .
Il réajuste l'ensemble à droite puis à gauche et finit par les pousser un peu plus vers le coin du coté de la porte.
Il reste là à bailler longuement et se relève.
Il éteint la lumière et sort en fermant, cette bibliothèque qui sert aussi de bureau, et qui avait beaucoup perdu de sa quiétude depuis que le maître de maison a décidé d'y installer un ordinateur.
Cela fait presque six mois que cette boite à merveille dérange tous les occupants de cette grande pièce qui retrouve enfin son calme .
La pauvre porte, jadis bien chaude dans son cuire risque une bronchite, tellement elle s'ouvre et se referme à longueur de journée.
Elle, qui avait le privilège de servir exclusivement le maître de maison, se trouve depuis lors agressée par tous les poignés de main.
Elle en souffre et ne cesse de grincer pour marquer son indignation.
Il faut dire aussi qu'elle n'a plus l'âge pour se donner à ses exercices.
Elle avait toujours veillé sur les livres de cette petite bibliothèque qu’elle gardait si jalousement que la poussière même n'avait pas droit d'entrée et qui peuvent enfin retrouver leur tranquillité, et peut être aussi dormir.
Leur vie fut complètement bouleversée depuis que le maître de maison a introduit cette boite à son qu'on appelle l’ordinateur.
L’encrier, presque inerte est lui aussi là, dans un petit coin sombre, vidé de cette encre qui lui avait pourtant donné son nom, et sa couleur.
Il est plutôt grisâtre, signe de vieillesse,
C'est l'âge !
Il regarde nostalgique la plume qui n'a rien perdu de sa beauté.
Aucune ride, malgré ses cent ans.
Sa ligne de conduite reste irréprochable !
Cela fait un siècle qu'elle veille sur la ligne de sa feuille, de son corps, et même de sa conduite et l'encrier en est le plus grand témoin.
Aucun gros mot, que de la belle parole!
Le calme qui imprègne cette grande pièce les a toujours impressionnés.
Les gens y parlaient si doucement que l'on se croirait dans un lieu de culte.
C'est peut être vrai d'ailleurs.
Elle contient tellement d'ouvrages qu'on dirait un conseil de sages.
La plume se rappelle parfaitement de tous ces grands de la sagesse pour avoir transcrit leurs noms au moins des centaines de fois.
Elle se remémore encore le contenu de leurs pensées.
Avec eux elle avait apprit la bonne parole.
Elle sait toujours que c'est le mot qui véhicule la pensée.
Elle sait aussi qu'il est aussi sacré que vulnérable.
C'est pour cela, qu'elle s'était juré, de ne transcrire que les mots justes.
Elle rechignait à reproduire la mauvaise parole, et parfois lorsqu'on la forçait, elle marquait son amertume par le jet d'encre.
Elle préférait accoucher ailleurs plutôt que salir la belle fresque par un gros mot.
D'ailleurs tous ceux qui l'avaient côtoyé savaient cela et évitaient toutes les grossièretés car ils savaient que jamais elle ne le leur pardonnerait.
Ils mettent le "gros mot" entre guillemets.
Elle trouvait un plaisir à se faire caresser par les deux doigts de la main.
Quel que soit celui qui la maniait, elle répondait toujours présente et il suffisait qu'elle sente qu'il est sincère.
Elle n'hésitait pas à s'envoler aux fins fonds de la connaissance, et d’y puiser la sagesse.
Oui c'était la belle époque.
Mais cela fait très longtemps qu'elle n'a plus caressé le bon papier ni même senti la belle odeur de l’encre.
Autant dire qu'avec son ami de toujours, ils sont en retraite, forcée !
En fait, ils n'ont jamais aimé l'oisiveté.
Ils avaient influencé l'histoire en créant l’espoir,
En ravivant les ardeurs et apaisant les douleurs
Ils vouaient une confiance en la justice divine.
Défendaient le "bien", alors que le "mal" domine.
Ils croyaient toujours à la beauté absolue.
Pour eux , le mot n'est pas une simple suite de syllabes.
C'est surtout une belle image
Une fresque le long de la page,
Pourtant l'homme reste l'homme !
Il n'est pas clément, et à la première occasion il les a peu à peu poussées vers l'extrémité de ce grand bureau alors qu'ils en avaient longtemps occupé le centre .
Autant dire qu'ils s'approchent chaque jour un peu plus de la porte de l'oubli !
L'encrier est de plus en plus nerveux, il ne se contrôle plus et rouspète tout le temps:
" Je ne supporte plus le son de cette boite, je vais finir par faire une crise
" Moi ce sont surtout les images obscènes qui me mettent hors de moi
" Tu ne serais pas un peu jalouse?
" De qui ou de quoi? De cette boite à son?
" Oui, c'est elle qui t'a mise en retraite anticipée.
" Peut être,
L’encrier, malheureux, compatit ; mais il n'a plus de larmes.
Il est muet depuis qu'il ne peut plus s'exprimer!
Pourtant, il sent qu'il est aussi jeune et viril qu'avant et qu'avec lui la plume peut encore avoir un réel plaisir; qu'ensembles, ils peuvent créer la vie , reproduire de belles fresques, et enfanter de belles sagesses.
Malheureusement rien n'est éternel.
Il n'ose même plus regarder vers sa compagne…….
Calme, pensive, et stérile.
Il est sûr que l'homme n'a plus besoin de leurs services.
Cette boite carré qui émet des sons leur a prit toute la place.
Oui on ne peut pas arrêter le progrès.
Cette chose contient en son sein plus d'ouvrages que ceux de cette grande pièce.
C'est peut être pour cela que les livres ont été eux aussi mis en quarantaine.
Plus personne ne les consulte.
Il semblerait même, qu'ils ne sont plus d'actualité.
Oui ces ouvrages qui ont toujours résisté aux temps, mais qui donnent les signes du vieillissement..
Leurs formes et leurs couvertures les rendent "snob" gênants même!
Leurs vues ne sont plus aussi perspicaces.
Ils ne peuvent plus voir aussi loin.
Enfin pas assez pour ceux qui ont hâte de connaître le future.
Ils semblent aussi manquer de souffle, et ne peuvent pas suivre le même rythme.
La course folle à l'information les a largués loin derrière.
En fait se sont les gens qui sont impatients, et encore plus fainéants!
Ils ne peuvent plus prendre la peine de feuilleter.
Paraît-il c'est fatigant et c'est même démodé.
Il suffit de "cliquer".
Oui, une touche et le texte accoure comme un chien bien rôdé, prêt à être remodelé.
C'est dommage!
Le texte a perdu toute humilité.
Il n'exige plus que l'on respecte son intégrité.
Il ne demande plus qu'on sauvegarde sa célérité!
Même la phrase a perdu sa dignité.
Elle se présente d'elle-même maquillée de mille façons pour plaire.
Elle se solde pour ne pas dire qu'elle se "prostitue».
C'est écœurant !
Même le mot a perdu sa vanité.
Il n'attend plus qu'on peine pour le choisir et le supplier de peindre la pensée et n'est même plus aussi beau qu'avant.
Ses caractères sont uniformes comme sortant d'une usine.
C'est lamentable.
Toutes les langues se mêlent dans une proximité inquiétante. Aucune d'elles n'a su garder sa souveraineté et sa virginité.
C'est honteux.
La plume sait tout cela, mais n'ose pas en parler.
Elle a toujours était discrète et ce n'est pas aujourd'hui qu'elle changera.
Elle n'osera jamais dévoiler ce qu'elle voit devant elle.
Elle n'osera jamais décrire ce qui est advenu des mœurs ou ce que cette boite fait paraître comme horreurs.
Déjà qu'elle refusait d'écrire les gros mots alors décrire ces horreurs , serait le pire des supplices.
Elle préfère ne pas commenter et rejoindre le mutisme de son compagnon de toujours !
A ce rythme, tant les livres, la plume que l'encrier deviendront de trop.
Déjà ils sont encombrants et risquent de devenir bientôt des "SDF",
La pièce, jadis maîtresse, qui les a toujours si tendrement parrainé est aujourd'hui en option, et bientôt, elle n'aura plus place dans l'architecture.
L'homme porte toute sa bibliothèque dans la petite boite à merveilles;
Les livres fatigués, acceptent leur destin.
L'encrier lui aussi semble résigné.
Il ne bouge plus et ne réclame plus rien.
Il sait que si on l'arrose d'une seule goûte d'encre, les flammes de la plume, se raviveraient et elle demanderait encore à caresser le papier.
Elle irait combattre la mauvaise parole, rendre au mot sa beauté, à la phrase sa dignité, au texte son intégrité et à la langue sa virginité.
Il sait qu'elle n’a pour épée que le mot, et pour bouclier que les valeurs, et qu'elle est encore capable de raviver la sagesse !
Il sait qu'elle peut faire ralentir l'horloge et laisser aux gens le temps de vivre et d'aimer la lecture.
Il sait tout cela, mais il a peur pour elle.
Il ne veut pas la lancer dans un combat perdu au risque d'être choquée.
Il préfère qu'elle garde l'espoir qui la laisse en vie, et qui la fait toujours rêver.
Oui, l'espoir !
Elle est la seule à croire encore à ce remède miracle.