La plus belle pour ...
franz
Je n'ai jamais aimé les soirées de fin d'année. Avec animation cucul, déguisement débile et participation active des inscrits au repas. Je suis gênée par les clowneries, les costumes de carnaval, et puis j'aime pas m'exhiber, j'ai honte de ces jeux de gamins. Alors cette année, vous pensez, j'étais bien décidée à rester à la maison avec mes deux mioches. Surtout que cette fois j'avais une sacrée excuse.
Mais mes collègues ne m'ont pas fichu la paix. Ils ont été d'une si grande gentillesse que j'ai fini par craquer. Une sympathie discrète et sincère, sans démonstration excessive ni signe de pitié non plus. Bref tout le monde s'était donné un mal de chien pour m'empêcher de rester dans mon coin à ronger mon frein. Et aussi beaucoup de cogitation pour obéir à la consigne de la soirée. Dans notre établissement, c'est une tradition, le comité d'organisation choisit un thème et pendant plusieurs semaines, des équipes se forment et passent pas mal de temps à réaliser les projets, c'est-à-dire composer sketches et chansons, fabriquer masques et costumes. Moi d'habitude ce genre de créativité, ça m'encrasse royalement. Et comme je ne suis pas arrivée à me débiner, finalement j'ai trouvé ces petites réunions plutôt sympas. En tout cas je me sentais moins seule. Et grâce à mes deux collègues de sciences qui sont des fans ce genre de soirées, je me suis investie comme jamais dans la préparation de la fête, j'en étais étonnée moi-même. Le sujet de cette année, c'était la campagne vaudoise, et pour avoir des idées originales et marrantes, Paule et Marlyse se sont creusé le chou (c'est le cas de le dire!) La campagne vaudoise, la campagne vaudoise...? Elles m'ont dit "Josiane, toi t'as toujours plein d'idées, allez trouves-en une bonne!"
À force de me bassiner, j'ai fini par leur en sortir une complètement farfelue, qui a les enthousiasmées: le papet vaudois. C'est moi qui ferais le poireau, la saucisse ça serait Paule et Marlyse la pomme-de-terre. Pendant plusieurs semaines, on a bossé après le boulot, mettant à contribution la famille. Pour moi c'était vite vu, mes deux loulous sont bien trop jeunes pour me donner un coup de main. Et moi qui suis pas tant bricoleuse, j'ai donc toute seule, comme une grande, fabriqué un masque, constitué de rubans de carton vert pour faire une coiffe ébouriffée. J'ai dû faire plusieurs essais, rectifier la hauteur des tiges, les agrapher à un large bandeau blanc, pour obtenir enfin l'effet souhaité.
Le grand soir est arrivé, le trac aussi et la gêne, comme d'hab. Doublement. Pas facile, quand on est un poireau ou une saucisse, d'avancer sans anicroche la figure masquée et de déambuler avec les pieds ligotés par une ficelle! Pas facile surtout de dominer le sentiment aigu du ridicule. Mais bon c'est parti, et au bout de quelques minutes, tout le monde se tord de rire, s'étonne, s'exclame, essaie de deviner les sujets représentés, d'identifier les collègues sous leur accoutrement. Et tout le monde de s'esclaffer "Oh là là que c'est bien trouvé ! Ah ça alors, il fallait y penser! Y'a pas plus vaudois que la brante du vigneron !" Ce dernier, nez rouge et ventre rebondi, défile avec sa bourgeoise, les bras chargés de corbeilles (les deux stagiaires accroupis enroulés de raphia). C'est au tour de la fermière et de ses poules. La doyenne est méconnaissable sous son fichu à carreaux, ses sabots et son costume de paysanne vaudoise. L'infirmière scolaire, la bibliothécaire et la concierge irrésistibles avec leurs plumes en papier, leur gros bec et leur crête rouge qui courattent en piaillant autour de la fermière. C'est au tour de la bouteille de blanc et ses petits verres (l'équipe de math) etc etc. Sans oublier notre papet vaudois qui déclenche l'enthousiasme "ça c'est le bouquet ! quelle excellente idée !" On se félicite "je te l'avais bien dit Josiane qu'on cartonnerait !" on se tape dans le dos, s'embrasse, rit à en faire pipi dans ses culottes, “quel rire, quel rire ! n'arrête pas de s'exclamer la maîtresse de latin, Madame Dubuisson. C'est vrai qu'en matière de créativité, le petit établissement de Chapelle-sous-Vent a de quoi épater la galerie.
En conclusion l'apéro-défilé remporte un “joli" succès comme on dit ici. Il y a de l'émotion, de la joie, de la fierté aussi d'avoir réussi l'épreuve, réussi à faire rigoler le public, tout en respectant le thème imposé "et ça tu peux me croire Louis, c'est pas de la tarte !" Encore un coup de blanc, allez un dernier petit, et les mains de plonger dans la soucoupe de flûtes au fromage, et on rit de nouveau, de bon coeur, on rit en refaisant le défilé dans les conversations. "Jamais j'aurais cru que le directeur ferait aussi bien le pétabosson! Quel air bobet avec ses deux mariés homos! Quel clown ce Jean-Rémy ! et le Gérard, quelle allure !"
Comme chacun sait, tout ça creuse l'estomac. On se met donc à table et on attaque le menu de fête: terrine de poisson en entrée avec salade de rampon, ensuite filet mignon en croûte. On se régale. La viande est tendre (sûrement une cuisson lente, c'est la mode !) et la sauce aux morilles onctueuse et goûteuse à souhait. Une bien belle soirée.
Et là en plein repas, dans une ambiance surchauffée, qui déboule comme un chien sur un jeu de quills ? Marilyn Monroe en personne ! Une Marilyn tout à fait ressemblante, du moins de loin, avec une minijupe blanche virevoltante et des talons aiguilles qui claquent comme des marteaux-piqueurs. Elle s'approche lentement, sexy en diable, avec des pas de mannequin, des esquisses de danse, une aisance époustouflante. C'est droit la Marilyn, on s'y croirait. La voilà plus près, elle exhibe des mollets un peu moins fringants qu'à vingt mètres, un décolleté qui a du mal à dissimuler une poitrine légèrement fatiguée, un petit haut qui trahit des bras friselés de cellulite.
Silence dans la salle. La mastication générale s'est arrêtée. Quelques secondes de suspense. C'est la sensation ! Pas de doute, c'est la plus belle pour aller danser, c'est prévu en fin de soirée, d'ailleurs “Les Flambeurs”, le petit orchestre de Jean-Rémy a déjà installé son matos sur l'estrade de la salle de gym. La foule des convives s'exclame, s'enthousiasme devant la star. Surtout cherche à trouver qui se cache derrière l'épaisse couche de maquillage. Bon sang qui ça peut bien être ? Moi en tout cas je donne ma langue au chat.
Bref un succès explosif. Qui éclipse complètement les collègues qui se trouvent tout à coup un peu gnangnan d'avoir suivi la consigne à la lettre.
En tant que poireau, j'avoue faire un peu la gueule derrière mon masque en carton et ma voisine la saucisse, dépitée, défait nerveusement le noeud de ficelle au-dessus de sa tête...
Et lorsque enfin sous sa perruque blonde est découverte une des secrétaires de notre établissement, ce sont des hourras qui fusent comme des feux d'artifice. Janine, sacrée Janine va ! quelle classe, quelle malice, quelle ressemblance, tellement inattendue, tellement sympa ! Ah ah ah quel rire, quel rire !
Moi je suis abasourdie, furax, ça bout à l'intérieur, je me sens trahie par tout le monde, mes collègues qui applaudissent frénétiquement cette connasse ! qui ne respecte même pas les consignes de la soirée, en plus qui arrive en retard pour bien se faire remarquer, et qui se paie finalement le monstre succès ! Quel culot elle a, cette pimbêche ! cette salope qui m'a fauché mon mari il y a juste une année.