La Pomme

uris

Il est difficile de manger une pomme en société. Qu'on la prononce ou qu'on la morde, sa rondeur irrégulière condamne nos joues à disparaître. Nos lèvres forment alors un puit sans fond, réceptacle d'une chair parfois délicatement acide, parfois farineuse, à qui ne sait pas saisir sa chance. Ce fruit à pépins du pommier prisé par les pêcheurs implique un engagement total, une union assumée, gourmande, décomplexée, pour le meilleur et pour le pire.

Dénudée par le travail de nos dents, la pomme tente par tous les moyens de faire durer le plaisir. Sa robe tachetée se glisse entre nos canines, chatouille nos gencives, et nous oblige pour quelques instants à user de notre langue pour nous libérer. Alors, l'affaire peut reprendre, croc après croc, jusqu'à modeler ce drôle de sablier pour lequel le temps est désormais compté.

Quand les plus téméraires la goberont jusqu'au pédoncule, les plus lâches la broieront, la boiront. Celle d'abricot vous fera même tourner la tête par son cidre, tel un Pâris. Mais là n'est pas le plus grave, car réside dans ses entrailles un insidieux pépin : son antre est toxique[1].


[1] Voir Alan Turing et Blanche Neige.

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