La porte

vasa

Texte de Carine Estrade qui a remporté le 1er prix du concours "la plume et les mots" dans la catégorie "+ de 16 ans".


 Lundi. 6h35. 5ème symphonie, j'ouvre les yeux. 

3ème système, 2ème note, montée des violons. Ma main gauche, toujours la même, appuie sur la touche arrêt du réveil. Le silence à nouveau dans la chambre. 

Ma main droite, toujours la même, saisit mes lunettes sur la table de nuit. Sans tâtonner dans le noir, les lunettes sont toujours positionnées exactement à la même place, bien alignées avec le pied de la lampe de chevet. Chausser mes lunettes et actionner l'interrupteur de la main droite. 

La lumière inonde la pièce. L'odeur du café, rassurante, palpite à mes narines. 

Compter jusqu'à dix, repousser la couette minutieusement bordée. Je me redresse lentement, pose le pied droit le tapis moelleux, puis le gauche, toujours dans cet ordre. Avant de me mettre debout, je fais une courte prière, silencieuse, à la Vierge, demande son soutien, comme chaque jour. 

Comme chaque jour, je n'attends pas sa réponse. Je me lève, enfile mes chaussons, d'abord le droit, puis le gauche, rabat la couette, la tapote, la reborde minutieusement. 

Un rapide coup d'oeil à l'image de Marie qui m'obverse au-dessus du lit. Elle comprend mon regard, comme chaque jour. Puis j'ouvre en grand la fenêtre pour chasser de la chambre les miasmes de la nuit. 

6h43. Dans le couloir, je croise mon image dans le miroir. La même qu'hier. Yeux cernés, cheveux filasses, joues flasques, mes seins qui tombent sous la chemise de nuit. Un corps sans charme. Quelle importance ? Bientôt cinquante ans et il y a bien longtemps qu'un homme n'a plus porté de regard sur moi. Longtemps qu'aucune caresse n'a plus effleuré ma peau. Longtemps que personne n'a cherché à me serrer dans ses bras. Corps desséché, inutile, encombrant. Plus de tendresse, plus d'amour, plus de rire non plus. 

6h46. J'ouvre la porte du placard au-dessus de l'évier, saisis la tasse rose, redresse un peu la bleu qui est trop sur la droite. Me sers du café, moitié de tasse, puis ajoute du lait de soja jusqu'au trois quart de la tasse. Comme chaque matin, la cuisine est impeccable. Rien ne dépasse sur le plan de travail. Satisfaite, je me dis qu'on pourrait sans problème croire que personne ne vit ici. Un appartement témoin. Drôle d'expression. Témoin de quoi ? 

Boire mon café, puis la douche, m'habiller comme chaque jour. Je choisis le même tailleur noir, la même barrette pour retenir mes cheveux dans un chignon serré. Crème sous les yeux, une autre sur les 2 joues, petits mouvements circulaires sur les rides du front. Pas de fard, inutile, pas de mascara non plus. 

7h22. Dans l'entrée, je sors les ballerines noires du placard, les pose sur le tapis, enfile la droite, puis la gauche, saisit mon parapluie. Il ne pleuvra pas, mais on ne sait jamais. Attraper mon sac pendu à la patère. 

Dernier regard sur la statue de la vierge posée sur le guéridon. Comme chaque jour, elle semble me sourire. Ça me rassure. Je vérifie l'heure à mon poignet, 7h27, je franchis la porte de mon appartement exactement à la même heure que chaque jour. Parfait. 

Maintenant les clés. Sur le palier, verrou du haut, verrou du bas, toujours dans cet ordre. Et soudain, un boulet de canon me fonce entre les jambes. Je crie. L'intrus à moustache me jette un coup d'oeil goguenard et se glisse dans la chatière de la voisine. Saleté de bestiole. Ce n'est pas bon signe. Pas bon signe du tout. Ne plus y penser. 

Ne pas prendre l'ascenseur pour ne croiser personne, les odeurs de parfum infectes et les gamins braillards. L'escalier, deux étages, me voilà dans le hall. Faïence bleu au sol, ne pas poser les pieds sur les joints du dallage. Eviter de croiser mon regard dans l'immense miroir. Comme chaque jour. 

Dans la rue, bouffées de goudron et de bruits de klaxon. Les mêmes que d'habitude. Boulevard Saint Germain au pied du Vieux Campeur. 48 pas exactement me séparent de la rue St Jacques. Je compte. Au 49ème pas, je tourne sur la droite. La boulangerie, puis le bar à huitres, encore fermé à cette heure. 65 pas jusqu'au n°7 de la rue. Je compte. 65 pas. J'évite de regarder autour de moi. Les voitures, les gens, les cafés, je passe sans les voir. Aucune idée de la couleur du ciel. 

7h45. Comme chaque jour, avec soulagement, je m'apprête à saisir le code qui permet d'accéder au petit local de l'entreprise dans laquelle je tiens le rôle d'assistante, de comptable, de standardiste et de machine à café si par mégarde quelqu'un s'aventure jusqu'à moi. Mon patron a depuis longtemps déménagé dans le Sud avec femme et enfants. Mon seul collègue a démissionné l'an dernier et n'a jamais été remplacé. 

Je lève la main droite, toujours le même et… ça alors ! Celle-ci ne rencontre que la surface lisse et froide d'un chambranle en acier. Pas de boitier de code. Je ne reconnais pas cette porte. La mienne est en bois. Je lève la tête, sous mes yeux le numéro 9. Agacée d'avoir mal compté, je fronce le nez. Imperceptiblement. Pas bon signe, ça et le chat, une mauvaise journée s'annonce. Je soupire. Je remonte le rue de quelque pas jusqu'à la porte suivante … pour atterrir devant le numéro 5, porte bleue. Comment ça ? Je reviens sur mes pas. Encore ce fichu numéro 9, je vois bien la porte en métal gris coincée entre le numéro 5 et la devanture d'un petit café. Un serveur s'affaire en terrasse pour aligner ses chaises. Ma tête va d'une porte à l'autre, numéro 5, numéro 9, porte bleue, porte acier. Ce 3 n'est pas possible ! Où est passé ce fichu numéro 7 ? Cette porte en chêne que je franchis chaque jour depuis plus de vingt ans ? Qu'est-ce qu'il se passe ? Tout à coup, l'illumination, je sais, je respire, soulagée, je me suis trompée de rue évidemment ! Quelle idiote vraiment ! Et que doivent penser les gens qui me voient me dandiner d'une porte à l'autre depuis dix minutes ? Ne pas les regarder. 

7h55. Je vais être en retard. Je commence à 8h, mais j'aime arriver en avance pour me réapproprier mon espace, mettre tout parfaitement en ordre avant le début de la journée, sortir du tiroir le stylo bleu, l'aligner avec le stylo rouge, ajuster le triple décimètre en plexiglas au-dessus du sous-main à l'effigie de l'entreprise. Je remonte la rue, courant presque jusqu'au boulevard Saint Germain. Enfin je distingue la plaque de la rue : rue Saint Jacques. Mon coeur fait une légère embardée alors que je déchiffre. Ce n'est pas possible, que ce passe-t-il ce matin ? Quelque chose se crispe dans mes intestins. Une angoisse sourde. Allons respire, il doit y avoir une explication logique. J'ai forcément loupé la porte. Concentre-toi, 65 pas, ce n'est pas si compliqué. Tout ça c'est la faute de ce maudit chat, j'en suis sûre ! Je vais être en retard, le téléphone est déjà en train de sonner. Ne pas s'affoler. Descendre à nouveau la rue. Se concentrer sur le nombre de pas. 

Allez, 1, 2, …63, 64, 65… Je lève les yeux lentement. Le numéro 9 ! Qu'est-ce qu'il vient faire là, bonté divine ! Mince, je viens de juger ! Pardon. Atterrée. Enervée, soudain, je balance un petit coup de pied dans la porte, puis jette un coup d'oeil alentour pour vérifier que personne ne m'a vue. Je croise le regard pince-sans-rire du serveur. Je tourne la tête aussitôt. Fait semblant de taper mon code sur le clavier inexistant. Le serveur me fixe. Je rougis. Je ne l'avais jamais vu avant, mais qui se soucie des serveurs ? Pour gagner du temps, je cherche un mouchoir dans mon sac. 

8h08. Je n'arrive pas à bouger. Qu'est-ce que je vais faire ? Mon coeur bat à tout rompre. Mal de tête, un début de nausée. 

8h15. Le téléphone qui doit sonner. M. Bernard appelle toujours à cette heure-là. Que va-t-il penser si personne ne répond ? Suis-je en train de devenir folle ? Je panique. Mes jambes flanchent, je vais tomber. Au dernier moment, le serveur du numéro 9 me rattrape par le bras et me dépose sur l'une de ses chaises. Je me laisse glisser, hagarde. Je ne regarde pas. Il s'éloigne déjà volant vers un client. 

Allez, réfléchis, il doit bien y avoir une raison à tout ça. Maudit chat ! Soudain, j'ai une idée, j'appelle le serveur qui revient vers moi, il sourit. « Dites-moi, savez-vous s'il y a eu des travaux, ce week-end ? Le numéro 7 a-t-il été déplacé ? ». L'homme me regarde avec l'air de celui qui a vu son lot de poivrots défiler dans son bar. Il a de jolis yeux noisette. « Non ma p'tit dame, ya jamais eu de numéro 7 rue Saint Jacques ». Quoi ? Mais où je travaille chaque jour ? Il cherche à plaisanter bien sûr ! Pourtant, rien sur le visage de l'homme ne ressemble à des railleries, il est plutôt inquiet. 


8h22. Que vais-je devenir ? Le dossier Mc Insley qui attend sur le bureau, la facture de fournitures à pointer et à régler avant ce soir, le rapport à mettre au courrier, les clients qui vont appeler pour leur commande… Comment vais-je faire ? Incapable de bouger, je reste assise sur ma chaise en terrasse de ce café que je n'avais jamais remarqué. 

8h35. Le serveur m'apporte un café. Sans lait de soja. Il faut que j'appelle mon patron. Le numéro est au bureau. Je n'ai aucun moyen de le joindre. Je bois le café. 

10h05. 84 voitures, 5 fourgonnettes de livraison, un semi-remorque qui a bouché la rue, 74 hommes et 82 femmes dont 22 armées de poussettes et de bambins hurlants sont passées devant le café. Le serveur vient s'assoir près de moi. Je perds le compte. Il ne dit rien. Je lève la tête vers lui. Ses cheveux poivre et sel, en bataille frémissent dans la brise légère. Je trouve ça mignon. 

11h12. Je regarde les gens qui passent dans la rue. C'est fou ce que les gens passent leur temps à passer. Hommes d'affaires affairés, étudiants concernés, touristes japonais, n'ont-ils donc rien de mieux à faire qu'à passer devant ce café ? Aucun ne cherche le numéro 7. Que dois-pensez M. Bernard ? Et mes dossiers qui m'attendent. Maudit chat ! 

Le serveur dresse les tables du déjeuner. Je le regarde. On dirait qu'il danse. Malgré sa petite bedaine, il a du charme, en fait. Je me demande quel âge il a. En passant devant moi, il me parle. Me demande si je vais bien. M'apporte une carafe d'eau. Je lui souris. Pourquoi ai-je fait ça ? Depuis quand n'ai-je pas souri ? Un rayon de soleil caresse ma joue. Je n'ai pas pris ma crème solaire. Je recule ma chaise pour me mettre à l'abri. 

12h12. Le serveur m'apporte du vin rouge dans un beau verre en forme de ballon. Je ne bois pas d'alcool, mais cette couleur sang qui chatoie dans la lumière attire mon regard. J'ai soudain envie d'en gouter la saveur. J'y trempe mes lèvres, hésitante et tremblante. C'est bon. 

12h35. Le plat du jour, salé-lentilles débarque sur ma table. J'ai faim. J'ai un peu la tête qui tourne. C'est agréable. 

14h32. Le soleil m'a rattrapée, je n'ai pas bougé. C'est si doux cette caresse sur ma peau que je ferme les yeux. La terrasse est presque vide et le serveur en profite pour fumer sa cigarette sous le porche du numéro 9. Quand il m'en propose une, je refuse en lui souriant. Je le regarde arranger de la main ses cheveux grisonnants. Il me dit qu'il a cinquante-cinq ans et que le coup de feu du déjeuner ce n'est plus de son âge. Je ris sans savoir pourquoi. 

15h12. Le serveur prend sa pause et revient s'assoir près de moi. Cette fois-ci, il parle. Il parle de lui, me dit qu'il est parisien et heureux de l'être. J'apprécie son humour, son gout pour la littérature du XIXème siècle et la musique baroque. Il ne me pose aucune question, ne me demande même pas mon nom. Le sien est écrit sur son badge. Ces yeux noisette se regardent vraiment. Il me voit. 


16h. C'est la fin de ma journée de travail, l'heure de rentrer chez moi. Je me lève. Le serveur me fait un petit signe de la main. 65 pas jusqu'au boulevard saint Germain, la boulangerie est fermée, le bar à huitres n'a pas ouvert, puis 48 pas jusqu'au Vieux Campeur qui a cette heure déborde de baroudeurs des villes et sportifs en tout genre. Deux étages à pieds, attention au chat qui ne se montre pas, verrou du haut, verrou du bas, les pantoufles et la vierge qui m'attendent dans l'entrée. 

Mardi 6h35. 5ème symphonie, j'ouvre les yeux. 

3ème système, 2ème note, montée des violons. Ma main gauche, toujours la même, appuie sur la touche arrêt du réveil. Le silence à nouveau dans la chambre. 

Ma main droite, toujours la même, saisit mes lunettes sur la table de nuit. Chausser mes lunettes, actionner l'interrupteur de la main droite et comme chaque jour, faire le lit, ouvrir la fenêtre, boire mon café, me doucher, m'habiller, verrouiller la porte, attention au chat, descendre les deux étages, attention aux jointures des dalles. Dans le rue, 48 pas jusqu'à la rue saint Jacques, puis 65 pas jusqu'au numéro 7. La porte est bien là qui me toise, goguenarde. Le digicode n'attend plus que ma main. 

Cinq pas de plus, le numéro 9, le café et le serveur qui me sourit. 

7h45. Je m'installe en terrasse sous les premiers rayons du soleil.


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