La porte

Cette porte, d'ordinaire si insignifiante, si banale, d'une blancheur fade, devenait à présent un obstacle infranchissable. Elle s'était transformée en symbole, le portail bien réel entre un Avant et un Après. Il était temps de comprendre l'instant, mesurer les secondes qui s'égrainent et qui seront les dernières de cette période, alors que cela semblait être pourtant impossible. Je mesurais tout à coup le paradoxe du chat de Schrödinger. Était-ce réel ou non. La seule possibilité pour le savoir était d'ouvrir la porte...

3 ans plus tôt. Alors même que la notion traditionnelle de couple était battu en brèche par mon expérience, tantôt douloureuse, et surtout incroyablement exaltante, Mégane est arrivée. Inutile de résister, elle avait créé sa propre place, se rendant chaque jour un peu plus indispensable à ma vie pourtant bien rempli. Chacune de nos nouvelles rencontres posait une pierre supplémentaire sur l'édifice magistrale qu'elle allait créer, et battre en brèche mes convictions les plus profondes sur l'amour. Mais je m'étais fait un promesse, et rien ne m'en ferait dévier...

6 ans plus tôt. A la sortie du tribunal, mon état varie entre soulagement et inquiétude. J'avance côte à côte avec celle que j'appellerai à jamais mon ex-femme, comme ci de rien n'était. On a quand même passé 7 ans ensemble, et notre fils symbolisera désormais le fruit de cette union. Il faut bien marquer le coup, et le salon de thé qui se profile nous en donne l'occasion. Un thé et une pâtisserie...le ridicule de la situation nous échappe. Mon projet de vie et la foi que j'avais placé en lui s'est délité lentement. Toutes les remarques blessantes, les coups bas, les reproches, les frustrations avaient eu raison de ma carapace et m'avait aidé à prendre cette décision. Plus rien ne serait plus jamais pareil. I'm not going to be the person I'm expected to be anymore ... 

10 ans plus tôt. Jeune marié, fier de l'être, gendre idéal dans une vie normalisée, presque insipide. Delphine est une fille gentille...elle est surtout un faire-valoir pour moi. Je suis ancré dans un monde d'apparence, avec une femme intelligente, un appartement sur 25 ans, une vie au soleil...le contre pied parfait qui m'a pris 2 ans à élaborer. Je peux prouver à tout le monde que je suis bien meilleur qu'on ne l'imaginait, que je réussi ma vie dans des proportions que peu de personnes aurait pu prédire. Montrer que je suis quelqu'un...

20 ans plus tôt. Je ne peux m'empêcher de sourire. La saison bat son plein, et dans un sport de plein air, avoir du soleil fait une sacrée différence. Sur le bassin d'aviron, je suis dans mon élément. Je déambule fièrement dans ma tenue d'entrainement, attendant patiemment le début des courses du lendemain. La Coupe de France est un moment exaltant, et elle me consacrera en tant que champion cette année. Dans le minibus qui m'attends sur le parking pour retourner à l'hôtel, mes coéquipiers et mon entraîneur s'impatientent. Il ne manque que moi. Estelle est là, ses grands yeux pétillent en me regardant. Elle habite Soissons, on ne peut se voir qu'en trop rares occasions. Mais l'intensité de nos rencontres nous font perdre la notion du temps. A 18 ans, impossible d'essayer la fidélité...

La porte. Ma main est posée sur la poignée et je me suis stoppé dans mon élan. J'ai la tête qui tourne légèrement, assommé par tous ces souvenirs qui remontent les uns après les autres. Je suis le produit de cet ensemble d'expérience. Mégane est derrière moi, je sens sa fébrilité, l'inquiétude l'a gagné elle aussi. Depuis tout à l'heure, je la sens perturbée. D'ordinaire, elle est ma force, cette femme incroyable derrière chaque grand homme qui dans l'ombre galvanise et transcende, incite au courage qui rend invincible. La sentir ainsi m'affaiblit légèrement. Elle sait que ce moment est incroyablement important pour moi. Elle en est l'artisane, actrice de ce projet, m'autorisant cette folie, participante enthousiaste. Et pour l'instant, cette porte fermée nous permet de laisser les choses en l'état. On ne se met pas en danger, en restant dans notre zone de confort, immobile. Tout ce qui nous dégouttent et que nous avons choisis de combattre. A présent tout retour en arrière est impossible...

1 heure avant. Le scénario est bien rodé. Sorti d'un esprit doté d'une imagination perverse et insatiable. Tout est prêt dans cette chambre dans le moindre détail. Le piège peut se refermer. Les volets sont fermés, personne ne pourra voir à l'intérieur de notre chambre. Les liens pour l'attacher sont à porté de main. Le masque à mettre sur ces yeux l'est aussi. L'enceinte branchée pour étouffer ses cris. Délibérément, elle s'était jetée dans la gueule du loup. Marie nous plaisait beaucoup pour cet enthousiasme assumé, qui lui avait fait accepter d'entrer chez nous seule et passer cette porte, pendant que nous attendions à l'autre bout de l'appartement. Les consignes étaient claires : elle avait 5 minutes pour être totalement nu, à genoux sur le lit, les yeux bandés...

Je baisse la tête, en respirant profondément. Je sais qu'elle a eu le temps pour se mettre en place.  Cette attente l'a forcément excitée. Un sourire. C'est le moment. J'ouvre la porte.