la porte bleue

Christian Boscus

            J’ai toujours aimé les portes. Les plus insolites m’ont toujours fasciné. Les plus vieilles m’ont toujours intrigué. Je suis né d’ailleurs derrière une porte. J’aurais pu naître dans une étable ou sous un porche. Dieu merci, j’ai vu le jour dans une maison, derrière une porte bleue.

Je me souviens encore du jour où ma mère m’a pris dans ses bras et m’a sorti dehors par cette porte. Je devais avoir un an je crois. Nous venions de déjeuner du pain d’épices et du laid chaud. Je n’avais pas droit au sein comme mes frères et sœurs. Ça sentait la confiture d’oranges dans toute la maison et j’entendais ma grand-mère marmonner en haut de l’escalier.

Je me souviens, ce devait être un matin de printemps car les amandiers étaient couverts de neige de fleurs. Je n’avais pas froid. Ça sentait l’herbe mouillée. La rosée faisait un manteau de larmes dans les champs. Je me souviens, nous avons traversé le village et en descendant la rue principale, j’avais les yeux posés sur cette porte close qui s’était refermée dans un grincement lancinant. Le bleu s’est alors évanoui dans la pâleur du matin.

Et puis nous avons marché longtemps. J’étais blotti contre le corps de ma mère. Je sentais battre son cœur plus vite qu’à l’accoutumé. Je n’avais pas froid.  Sa chaleur irradiait dans mon âme. Son parfum de violette entrait dans mes narines et voyageait jusqu’à mes pieds. Son pas était énergique et ses talons martelaient le sol. Elle n’a pas dit un mot durant tout notre voyage. La buée qui sortait de ma bouche me voilait l’horizon. J’avais la tête posée sur son épaule. On aurait dit qu’elle me laissait m’imprégner du paysage pour que je le grave dans ma mémoire toute ma vie et surtout que je n’oublie jamais cette porte qui m’avait protégé du monde extérieur.

Longtemps, très longtemps après, nous sommes arrivés à la grande ville. Nous avons marché encore vers un bruit chaleureux. Les cloches de l’église sonnaient le rendez-vous du dimanche comme un marteau sur une enclume. Puis ma mère m’a tiré de son sein. J’ai senti sa chaleur s’éloigner de ma peau et ses bras m’ont soulevé comme une plume et elle a posé mes deux ailes sur les marches de l’église. Elle m’a emmitouflé dans une chaude couverture et s’est éloigné presque en courant.       Ma mère ne m’a pas embrassé. Elle ne m’a même pas parlé. Il valait mieux. J’aurais gardé son baiser sur ma peau comme un boulet de bagnard toute ma vie. Je savais qu’elle m’aimait mais l’amour ne suffisait plus à tous nous nourrir. J’étais le dernier né. Je l’ai appris trente deux ans plus tard.

J’ai toujours aimé les portes. Je sais pourquoi maintenant. Il y a derrière chacune tant de mystères à découvrir, tant de mots à entendre, tant de trésors à voir, tant de corps à étreindre. Et tant de souffrance à comprendre, à accepter et à traverser.

Je suis arrivé un matin de printemps à Puéchabon, un petit village français bâti en spirale. Je suis venu en bateau de Southampton, une belle ville du sud de l’Angleterre jusqu’à Dunkerque et de là j’ai traversé la France à pieds avec pour seul bagage mon duvet et mon appareil photo.

Tout au long de ma route, j’ai photographié des portes, des milliers de portes, rien que des portes. Des grandes, des petites, des cassées, des neuves, des cossues, des colorées, des portes en fer, en bois, des portes ouvertes, des portes closes. J’avais décidé avant de partir de faire un recueil de photos et d’y joindre des poèmes.

Ma mère adoptive m’avait révélé quelques mois auparavant la vérité sur ma naissance. Sur mes insistances, elle avait pu me dire enfin où j’étais né. J’ai mis trois mois pour atteindre Puéchabon dans l’Hérault.

J’ai marché presque deux jours dans Puéchabon, errant, comme perdu dans un profond brouillard. Et puis un matin, à l’heure où la rosée fait un manteau de larmes dans les champs, je l’ai trouvé. J’ai su que c’était elle. Elle n’avait pas changé sauf sa peau qui était couverte de rides et de la poussière du temps. Elle portait encore la même couleur, ce bleu profond, ce bleu lavande, ce bleu posé sur la lumière de mes yeux en train de s’ouvrir et de découvrir le monde. Je me suis approché d’elle comme un croyant devant l’autel. Je l’ai touché. Elle respirait. Je n’ai pas osé frapper à la porte tout de suite. Il me fallait la peindre avec mon appareil.

J’ai pris exactement trente trois photos de cette porte qui renfermait les premiers mois de ma vie. Je suis revenu souvent dans la même journée devant ce bleu qui m’hypnotisait et qui me mettait dans une sorte d’extase mystérieuse. J’attendais quelque chose, un miracle peut-être. J’attendais que cette porte s’ouvre et que quelqu’un apparaisse mais elle ne s’est jamais ouverte. Personne n’en est sorti. Alors je me suis approché, le cœur tremblant, l’âme impatiente. J’ai frappé, frappé cent fois à cette porte ! Personne n’est venu en entendant mon appel>.

Je n’étais pas désespéré. De l’avoir retrouvée avait provoqué en moi une sorte de jouissance intime. Je ne suis même pas allé à la mairie me renseigner. Je me suis résigné à poursuivre ma route en France vers d’autres portes. La vie m’avait comblé sur tous les plans mais il me manquait quelque chose, un pan de moi-même à mon âme, un souffle de plus à ma respiration quotidienne. Je n’avais pas de mot pour exprimer ce que j’espérais.

J’ai dormi plusieurs jours dans un champ tout proche et puis un soir, alors que j’étais assis sur un banc et que je m’apprêtais à partir le lendemain matin, un vieux monsieur est venu s’assoir à côté de moi. Nous avons parlé. Je lui ai tout raconté. Il m’a écouté attentivement puis m’a dit que les gens qui habitaient la maison de la porte bleue étaient partis en voyage en Angleterre. Quelle ironie du sort. Et il ajouta que jadis, la famille qui habitait cette maison avait déménagé et logeait dans l’autre rue à côté, au numéro trente trois. J’ai sursauté. Je l’ai embrassé. J’ai couru vers la rue. C’était une impasse. Elle se nommait impasse du souvenir. Je me suis posé devant cette plaque jaune où était écrit le nom de la rue et dans le silence profond de la contemplation j’ai senti comme une présence intime qui me faisait un clin d’œil. J’ai frappé à la porte. Elle aussi était bleue. J’ai attendu, excité comme un enfant qui va recevoir le cadeau de ses rêves. Une femme a ouvert. J’ai senti l’odeur de la confiture d’oranges.

Nous sommes restés longtemps à nous regarder sans dire un mot, comme deux étoiles suspendues dans l’azur. Des larmes coulaient le long de ses joues. Son émotion était intense. Elle ne pouvait pas prononcer une seule parole.

Je pleurais aussi pour la première fois de ma vie des larmes qui sentaient le pain d’épices et le chocolat chaud. J’étais comme transporté à l’origine du monde quand Dieu ou la Source infinie inventait l’amour entre deux êtres pour la première fois. Je me suis approché doucement d’elle. Je l’ai pris dans mes bras comme un oiseau étreint le vaste ciel lors de son premier vol. La vieille était usée par le temps et l’effort. Son corps était décharné mais son port restait droit et digne. J’ai senti cette odeur de violette qui me faisait chavirer le cœur et venait courir jusqu’à mes pieds. J’ai dit tendrement : « Maman, c’est moi. » Elle a murmuré comme un petit animal qui vient de naître : « Entre mon fils. » Et puis elle a ajouté dans un murmure plaintif : « Je t’ai attendu toute ma vie. »

La porte bleue s’est refermée sur nos deux vies entremêlées.

 

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