La porte d'Amsterdam

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– Sur le quai –

 

Hanno a longtemps refusé de commencer.

 

Il ne se pensait pas investi d'une quelconque mission. A vrai dire, il ne croyait pas - ou plutôt, ne se posait jamais la question. Il ne le ressentait pas comme ça. D'ailleurs, il ne ressentait pas. Tout simplement. Il avait son quotidien. Il trainait des pieds au bout d'une carcasse ambulante.

 

Economie de mot, d'effort.

Jamais pluriel.

Bien suffisant.

 

Mais les idéaux changent avec l'âge, les disputes houleuses avec son père, le décès de sa mère. Puis, il faut trouver du travail. Pour manger. Dormir au sec. Avoir une « situation ». Pour aider son père aussi. Ce dernier lui avait d'ailleurs proposé un poste à l'usine, mais s'était vite repris. (C'est que les situations poussent parfois à formuler de bien étranges choses.) Il n'était ni assez ... pour lui imposer ça, ni assez ... pour ne rien faire.

On en avait bien conscience. Hanno n'aurait pas pu être autre chose qu'une pièce détachée. Un boulon orphelin dans un engrenage qui n'avait pas besoin de lui. Après tout, il n'était ni grand, ni fort (– il devait être autre chose). Il se figeait face aux cris des métaux et semblait avoir même peur de rouiller sous l'effet de la sueur humaine, puisqu'il trainait toujours des pieds.

 

Mais à en croire cette histoire, il semble bien étrange de dire qu'Hanno a refusé de commencer. Comment refuser sans question ? sans choix ? Sait-il seulement ce que signifie commencer ? Quelque chose chez lui a longtemps empêché le mouvement. Quelque chose probablement de l'ordre d'un écrou inadapté, qui bloque un autre je-ne-sais-quoi.

 

En somme, Hanno (– si malgré tout, certains voient encore en lui une simple pièce rapportée –) se devrait d'être a minima un moteur ou une dynamo. C'est ce qu'il attendait secrètement de lui. Comme nous. Comme son père.

 

On s'arrangea alors avec le bon cousin Pieter, un transmetteur.  

 

Station I – Embarquement

 

            Onze heures. Hanno est monté dans le train, a posé sa valise et son grand sac à dos. Les souvenirs de sa mère et des campings d'été y ont été soigneusement rangés, à côté de la gourde et du carnet à reliure rouge. Il fait un dernier signe mécanique à son père, qui lui sourit sur le quai, malgré un visage quelque peu raidi par des dents serrés et un teint rosi. On siffla le départ.

Hanno posa le bout de ses doigts maigres contre la vitre froide puis se laissa simplement porté par le va-et-vient de son corps dans le wagon, bercé par une certaine mélancolie.

A onze heures et demie, on annonça les gares desservies en néerlandais. Hanno se réveilla tout doucement. Pendant le reste du voyage, il se mit à repenser à tout ça. Conscient qu'il serait difficile de financer son voyage pour l'Angleterre (ce qui n'avait déjà plus ni sens ni réalité), il y renonça donc aussi soudainement qu'il s'était mis à y songer. Il s'étira.

 

Hanno regarda plusieurs fois par la fenêtre et commença à écrire dans le carnet les grands chemins qu'il avait vus, villes et no man's lands ruraux, et l'aubaine d'échapper aux sites brutaux de l'industrie. Il termina sa page en remerciant un père capable de lui offrir cette chance.

On annonça le terminus. Amsterdam.

 

Station II – Nouveau monde

 

A nouveau sur un quai étranger, il regarda, stupéfait. Le long zigzag haletant, aux allures de dragon clair, ranimait soudain le décor le long de vagues sonores. Il se fondait avec sa mémoire, et là, se laissait engloutir dans la brume béante des rails inverses.

 

Puis, plus rien.

Tout ça, évaporé.

Delta du vide.

 

Tout penaud, il mit ses gants, tourna les talons, entra dans le hall de gare, mais s'arrêta net. Là, un puzzle émietté de voyageurs chargés. Son regard se projeta au-devant : tout est immense. Ses dernières mesures étaient restées dans la cabine du wagon. Il regardait çà et là. Tout est un choc. Un non-lieu. Lui-même abyssal.

Mais, alors que la confusion brouillait tous ses repères, son pied gauche s'emballa en rythme. Il leva instinctivement la tête, pour se maintenir à la surface de cette marée humaine. Il prit une bouffée d'air puis sut enfin, en partie, où il était. Ses yeux fureteurs sondèrent l'ensemble du hall et s'accrochèrent en symbiote à la carapace de la colonne blanche centrale. Juste à côté, la Vie : le pianiste enthousiaste, hors-sol, hors-temps.

 

Une drôle de fascination s'empara alors d'Hanno. Il entendait la mélodie, la pédale suspendre sensuellement les notes, les dizaines de petits marteaux frapper les cordes fines.

Tout s'animait enfin pour lui. Inondé par la nouveauté. Submergé par le mouvement. Étonné du passage à la couleur.

Il resta là pendant ce qui lui sembla des heures, sans jamais se lasser. Quelque chose palpitait sous son œil. Quelque chose de plus qu'une poussière.

 

Pieter, les cheveux blancs, arriva enfin après le travail et réussit à le soustraire délicatement de ce neverland aux pas perdus, même si cela signifiait tomber en quelque sorte dans le terrier angoissant du Lapin. Mais Pieter, certes marqué par une certaine rudesse de la vie, était plus berger que lapin. Il savait réunir et souder les gens autour d'une table, ou d'un comptoir selon les occasions, guider et conseiller avec des mots simples. Du fait aussi de la langue et d'un air de famille éloigné, Hanno ne perçut pas son arrivée en terre inconnue comme un exil ou un déracinement. Il passa donc la porte d'Amsterdam, celle de l'appartement du cousin Pieter et celle de son atelier. Une (nouvelle) vie à commencer.

 

Station III – Profession

 

L'atelier bat son plein : les dépôts et les clients fusent. Clou, cuir, coupe, colle, mesure, trace, assemble : sa nouvelle partition d'artisan. Hanno a d'ailleurs dû se racheter des chaussures, pour remplacer les semelles usées et ramollies que sa première paye lui avait offertes.

Quant à Pieter, il a élargi l'atelier à l'arrière-boutique, qui servait jusque-là d'entrepôt. Siem, son meilleur ami et associé, continue de récupérer les jouets abandonnés de la rue ou du cœur des enfants devenus grands. Il se charge ensuite de leur redonner une dignité propre de jouet. Hanno, lui, rafistole ceux qu'on lui dépose et livre l'ensemble des commandes sur le vélo que Siem, confiant, lui a prêté.

Il aura fallu quelques jours pour qu'Hanno fasse ses preuves auprès de Siem, mais devenu volontaire et tenace par un coup du sort, tout se passait bien. La belle gueule du jeune homme attirait les clientes. Siem était content. Le chiffre, c'est le travail. Le travail, c'est la santé du porte-monnaie.

 

Mais pour le jeune apprenti, ces considérations-là importaient peu. Il tenait davantage de Pieter qui avait repris le flambeau de son « bon vieux ». En redonnant vie à des jouets, il réparait le cœur des enfants. C'était ça, pour lui, la forme du beau. Le sourire d'un enfant devant une preuve d'amour, le petit cheval de bois venant des paysages belges ou les mythes racontés dans le fauteuil, par la voix la plus tendre. Émerveillé, et plus encore devant la première résurrection : avant celle du Fils, celle de son doudou défiguré.

 

Station IV – Contemplation

 

24 décembre. Hanno s'est vu confier à l'occasion une mission d'un nouveau genre : confectionner lui-même le jouet d'un adolescent. Pieter et Siem ont bien évidemment veillé au grain, d'autant plus que les commandes de Noël sont nombreuses et requièrent la plus grande attention. Mais à leur grand étonnement, c'était un travail remarquable. Les pièces de l'échiquier, mêlant métal et bois, étaient d'une finesse toute appliquée, ainsi que le plateau et le coffret, gravés et laqués.

 

Le soir, après le travail, Hanno enfourcha son vélo en prenant soin de bien emballer le dernier paquet, pour une livraison à tâtons et tant espérée. Il traversa le quartier du Jordaan et celui des Canaux Ouest, croisa quelques voitures pressées et des rues doucement enneigées. Une fois la quête accomplie et sûrement un logis enchanté, il sifflota son départ, reprit le même chemin inverse, comme l'avait fait avant lui le zigzag du train, mais pour finalement s'écarter et du chemin et du train.

Il posta un colis pour son père (une lettre, deux paires de bretelles et de l'affection en demi-teinte). Il acheta aussi sur le trajet quelque chose pour Pieter, déjà probablement endormi. Comme rien ne le pressait particulièrement, il prit le temps de faire quelques détours par le vieux quartier du centre-ville, lui qui ne lui en avait jamais vraiment donné l'occasion.

 

Dans sa promenade, les lumières du port, qu'il voyait au loin, embrassaient les rues hippodamiennes tout en les prolongeant en tache d'huile. Et plus il roulait sur ce lipide urbain, plus il sentait ses mains empoigner le guidon de leur propre chef. Les fourmis remontaient sournoisement le long de son avant-bras, jusqu'à...

 

Le pédalier se bloqua.

La chaîne.

Il a déraillé.

 

Il descendit, mais se sentit étrangement bien, plutôt sûr de lui. L'épisode du guidon lui avait laissé des marques sur ses paumes douloureuses, mais Amsterdam semblait lui avoir redonné son corps. Toutefois... De l'autre côté... Des reflets de néons rouges dans les canaux et du verglas légèrement rosé. Voilà une frontière méconnue et pourtant déjà franchie. Il posa son vélo contre un lampadaire pour voir.

 

Son itinéraire nocturne allait encore se prolonger...

 

Station V – Dans le carnet

 

Hanno rentra entre chien et loup, se précipita sur son carnet à reliure rouge, puis se coucha, épuisé par ce qu'il avait distingué. Sans aucune pensée pour le travail qui pouvait l'attendre. Mais cela tombait bien puisque l'atelier était fermé le 25.

 

Rêva-t-il ? Probablement de ce qu'il avait entre-aperçu. A son réveil, l'édredon qu'il avait pris soin de border la veille est tombé du lit. Pourtant, il lui est impossible de se souvenir des détails avec précision. Hanno se lève, voit quelque chose sur sa table de chevet. Saisi d'un furieux réflexe, le voilà qui se précipite sur son carnet, toujours celui à reliure rouge, le seul. Le mouvement, associé au spectacle, retissa de lui-même les mailles manquantes de sa mémoire. Il écrivait, frénétiquement. Puis, là encore comme le train, englouti dans la brume, plus rien. Il s'est arrêté, a presque disparu. De petites gouttes de sueur perlent dans le creux de ses paumes. Soudain, Hanno a peur. A-t-il fait trop d'effort ? Il hésite à lire le carnet. Paralysé. Les gouttes, quant à elles, se sont déjà affranchies de lui et poursuivent leur lente chute le long de sa peau pâle. Elles tombent et se répandent au pied de la table de chevet. Elles scintillent avec la lumière timide du jour. Mais le coin d'une page a bu l'une d'entre elles, sans doute trop pressée de lire le carnet...

 

La première ligne était en effet consacrée aux néons rouges, aux canaux mais aussi aux pavés éclairés par une douce lumière rose. Peu de lignes. Des bribes dispatchées sur la page dans une sorte d'ordre inspiré.

Le milieu de la seconde parlait d'une porte. Plus exactement d'une poignée noire. La main d'Hanno s'était posée dessus, ou du moins presque tout comme. Il l'aurait voulu. Il n'osa pas, par pudeur du métier. Un artisan qui craignait d'abîmer une poupée de porcelaine, en l'effleurant plus qu'il ne le faudrait.

La troisième, dernière ligne, ne comportait qu'un seul mot : Elle.

 

–  Station VI –

 
            Le 26, Hanno retourna à l'atelier, fit son travail. Rien de plus. Des gestes d'automate bien appris aux savoir-faire des pantins.

 

En réalité, depuis l'incident de la reliure rouge, rien ne s'effaçait. Elle résistait. Mais qui ? Pourquoi ?

Pourquoi... C'était sans doute ce qui l'obnubilait le plus, même plus que le « qui », bien qu'y étant étroitement lié. Mais fallait-il y retourner, sur la demi-scène aux néons rouges ? Trop tard déjà. La question ne se posait plus. Les gouttes de sueur et les frissons curieux avaient déjà trop parlé.

La décision était donc certes latente, mais déjà prise avant même qu'Hanno couche ces trois pauvres lignes dans son carnet. Alors forcément, une fois écrites, l'obsession de savoir gonfle, encore et encore !

 

C'est l'impalpable à saisir, l'indicible à formuler :

 Elle, le fantôme écarlate parmi des nuages blancs.

 

Le soir venu, Hanno est résolu : il passera par les deux quartiers habituels, puis par Damsquare - et il verra. Il aura besoin d'y retourner deux autres fois (en évitant cette fois-ci tout problème de transport) mais fera de plus en plus de progrès. Jusqu'à se tenir droit, du bon côté du canal, devant ladite porte à la poignée noire et à la vitre quelque peu embuée.

 

Un rideau épais le long du bras d'Elle, qui,

Une fois les paupières à peine closes,

Ne semble pas réellement exister,

Si ce n'est dans le monde à la lumière rose :

Antichambre du magicien d'Oz, qui

S'évapore au-delà du canal, frontière des oubliés.

 

Le 29, cette fois il y va à pied.  La Place du Dam est toujours la même, mais Hanno glisse. Il pleut. Il est tard. Le paquet qu'il avait sous le bras s'est un peu écrasé.

Le voilà devant Elle qui referme une seconde porte, descend un petit escalier et s'apprête à sortir à l'extérieur. Que faire ? Et si le moindre contact, même visuel, coupait court à tout échange ? Et si la décision initiale comprenait en elle-même sa propre fin, absurde ? La rose cueillie serait donc bel et bien destinée à se faner, prématurément. Alors, pourquoi tout ça ?

Hanno déposa le paquet devant la vitrine. Elle ouvrit la porte. Il tourna le dos et repartit, sans attendre de réponse à la question non-posée : Vous avez un nom ? Est-ce absurde ? Il voulait connaître le vrai.

Une fois sortie, Elle s'étonna, prit le paquet, ne vit que ça. Un parapluie, des chocolats et le double de la Dame blanche du jeu de l'échiquier. Décontenancée, elle se mit à rire. La balle, dans son camp : elle semble prête à jouer, à tenter l'expérience.

Une fois presque chez lui, c'est mille fois abandonné d'Elle qu'il lui inventa un nom - une consolation qui, pourtant, humanisera l'objet de consommation. Comme son anonymat organisait sans cesse des tournées musicales dans son esprit, ce serait Tonie.

Comme écrit dans le carnet à reliure rouge, il aura un bracage-cœur et continuera à se donner rendez-vous à la vitrine toutes les 24 heures.

 

Cette nuit-là, Hanno rêva enfin. Le trésor d'Amsterdam, comme un coffre-cœur, voltigeait en automne, se chuchotait en hiver, semblait oublié au printemps. L'oiseau (rossignol ou alouette) se cachait donc triste dans la fleur, pendant que l'homme s'endormait dans le Val urbain aux idées libertines. Et Tonie était là. Derrière la vitrine. Nouvelle gamme de produits de luxe, fruits mûrs, multiformes et exotiques. Mais Tonie, poupée désarticulée, n'ose ni s'exprimer ni réchapper à la même vieille bobine, qui rencontre de moins en moins son public ni son actrice principale. Bouquet final : rose, la scène intime de la danse.

 

– Station VII –

 

Hanno ne dort plus. Pas de café du matin et les poffertjes qu'il aimait tant, il ne les a pas achetés non plus. D'ailleurs, on ne l'a vu qu'à l'atelier. Il réfléchit. Il doit faire un choix.

Hamster dans sa cage artisanale, il tourne en rond, puis percute un passant fantôme et se déverse sur les pavés. Tonneau percé de sentiments. Pieter a vu juste, plus ou moins. Pour se mettre dans un état pareil, il y avait au moins une Dame derrière tout ça.

 

Minuit et demi. Ça y est, Hanno est là. Il l'admire. Tonie, qui ne pensait pas rencontrer un jour l'auteur-mystère du paquet, le regarde quelque peu désemparée ignorant les conventions propres à ce genre de « situation ». Sa chemise à carreaux est quasiment trempée.

Il pleuvait donc toujours.

Mais le vaillant petit soldat de plomb continue de penser.  Il était allé, avait vu, était rentré. Et maintenant qu'il avait rêvé et choisi, il réalisait en la fixant qu'aucun mot ne dirait ce qu'Elle était, qui Elle était. Hanno se conforta donc dans une impasse de son cru : parler, c'est l'incarner ; toucher, c'est broyer son image.

Les minutes passent. Les gouttes forment une flaque et leur mélodie enclenche peu à peu la clé du remontoir. La poupée tourne la tête. Elle avance et rechantonne l'oiseau caché dans la fleur.

Hanno perd pied, se fige : elle parle.

 

-        C'est pourquoi ?

-        Pour vous.

-        Comment ?

-        Comme ça.

Elle allait embrayer sur la bande-son des honoraires, mais rien. Aucun bruit. Bouche-bée.

-        Bon, vous allez attraper froid...

-        Peut-être, oui. Vous avez raison.

-        Eh bien, venez au moins sous ce parapluie.

 

S'il approche, il la touche. S'il la touche... La peau est-elle aussi froide que de la porcelaine ?

Il part, serre à son tour les dents : ne pas se retourner ! Il se renfrogne, soupire, les mains dans les poches mouillées de son jean, les yeux baissés.

-        C'était vous ! (Elle rit.)

 

Hanno se retourne. Qu'elle est jolie !

Elle prend sa main, y dépose la Dame de l'échiquier.

Pris au piège. Hanno l'a entre ses doigts. Il a peur, peur des plus grandes possibilités qui s'offrent à lui sur le doux plateau.

Les canaux reflètent toujours les néons rouges.

Elle attend.

Il coule.

Echec et mat.

 

– Terminus –

 

Hanno se réveillera entre chien et loup et se précipitera sur son carnet, celui à reliure rouge. Il hésitera. Peut-être ferait-il mieux de sortir faire des courses...

Tant pis pour les poffertjes : journée de repos à tout niveau. Il ne sortirait pas.

 

Ça y est. La porte de papier est ouverte.

Trois lignes de mots.

Le reste, page blanche. – Quoi ?

 

Hanno tourne la page. Soulagement.

En plein milieu, cinq lignes de plus. Une portée.

Tonie est toujours là. La poupée joue les ballerines funambules.

Hanno ne dit rien. À moitié dans sa tête, juste assez pour que ses yeux n'en disent trop. Mais son index gauche le démange : Tonie fait des pointes sur son ongle, semble lui indiquer une toute autre direction. Il veut écrire, écrire plus de mots, écrire des phrases, chanter des vers, crier sur le papier. Il ouvre sa trousse, prend son stylo, hésite entre les quatre couleurs, n'arrive pas à choisir.

 

Hanno ne choisit pas.

 

            Hanno aurait voulu la sauver de cette suffocation en plein air, mais ne peut pas se le permettre. Toucher la page, c'est la toucher sur la portée. C'est la décrire avec des mots bien trop criards et vulgaires pour dire quoique ce soit de vrai sur Elle.

L'Extérieur croit savoir, mais ne sait rien. Absolument rien.

 

Elle, le fantôme écarlate parmi les nuages blancs.

L'énigme éclairée par les néons rouges.

L'ombre qui se dilue dans le canal aux lumières roses.

 

Elle a engagé le coup franc pour le perce-cœur. La Dame n'est jamais plus belle que maintenant, dans les pupilles d'Hanno. Ne surtout pas en faire le moindre portrait. Elle battrait de l'aile, pas tout à fait comme un ange. Ça ne conviendrait pas.

Donc, Hanno ne choisit pas. Il ne représente pas. D'ailleurs, Tonie ne va plus, n'a jamais pu aller.

 

Hanno a changé, est lucide d'acide amoureux.

Mais Hanno ne choisit pas. Car il ne commence jamais.

Ou du moins, il renonce cette fois à l'appeler « Tonie ».

 

Tonie était une construction décevante. Elle, une illusion.

C'est une parfaite chimère qui ne correspondra jamais davantage aux imaginations d'Hanno, qui n'est pas encore prêt à passer la dernière porte, qui rêve encore et simplement d'étendues éclairées par les néons rouges ou un soleil aux quatre couleurs.

 

Tonie ne lui va décidément plus.

Salut final.

 

Elle devait replonger dans le carnet, où elle ne se sentirait jamais plus libre qu'ailleurs, car la plume n'a finalement écrit qu'un pronom. Le reste, tout lui appartient autant que cela nous échappe.

Il n'y a jamais plus de liberté que dans la diffraction des pupilles d'Hanno et la seule frontière du quartier rouge. L'absence de codes y devient règle, nécessité de corps et de tempéraments décomplexés. Hanno devait donc l'aimer libre dans les pages de sa tête ou dans son carnet.

 

 

Finalement, il attendait secrètement d'être arraché à une monotonie affligeante. Hanno s'échappe tout entier de la brume et du petit circuit-vapeur, celui du train- train quotidien qui couine de n'être pas assez choyé, alors qu'il entre tous les jours en gare.

 

Hanno refuse le neverland de sueurs.

Il sourit et referme le carnet à reliure rouge.


Fin.

 

 

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