La porte de Brandebourg (acte 3)

luinel

ACTE III

 

 

Scène 1

 

 

L’intérieur du même petit appartement parisien qu’aux actes précédents. Nous sommes cette fois de longues années plus tard. Quand le rideau se lève on voit un vieil homme, en robe de chambre, enfoncé dans un fauteuil et plongé dans un bouquin. C’est Manuel qui a changé mais qu’on reconnaît d’emblée. Le cadre lui aussi a vieilli, on sent que tout est fatigué, jauni, usé. Mais peu d’éléments ont véritablement changé et la disposition est quasi la même. On voit cependant une table basse où trône un écran qui doit servir de télévision.

On entend la voix intérieure de Manuel en train de lire son ouvrage. Il s’agit des « morts restent jeunes », le roman d’Anna Seghers.

 

Manuel  voix intérieure

« Martin emmena Hans voir le film « les derniers jours de Saint-Pétersbourg ». Il lui avait préalablement expliqué pourquoi Saint-Pétersbourg s’appelait à présent Léningrad et l’enfant l’avait écouté en silence, avec plus de politesse que d’intérêt véritable. Mais une fois dans la salle obscure, il s’était senti comme pétrifié. Il avait la bouche pleine d’amandes grillées qu’il ne mastiquait même plus. Ses lèvres, généralement serrées, béaient à présent sur sa denture découverte, comme s’il eût cherché à happer certaines scènes du film… »

Il s’arrête un moment, revient en arrière dans le livre en le feuilletant, trouve la page qu’il cherchait et lit :

« C’est alors qu’il le vit ressortir, portant une valise et un paquet. L’enfant s’élança, proposant ses services. L’inconnu laissa tomber sur lui un regard bref, et ce regard plut à Hans, comme le regard ouvert de l’enfant plut à l’homme qui tout en hélant un taxi, confia ses bagages aux jeunes mains offertes. »

Il relève la tête et dit à haute voix :

Je ne me souvenais pas de cela, cette amitié entre le gosse et l’adulte. C’est assez beau…

Il replonge dans sa lecture, mais on sent qu’il est encore sous l’effet de sa réflexion. Rapidement, il relève la tête, le regard absent comme quelqu’un qui réfléchit.

Manuel

C’est une belle idée. C’est une idée à exploiter pour un bouquin, c’est follement romanesque. J’aurais pu… oui j’aurais pu développer cet aspect-là dans mon projet jadis.

Il feuillette de nouveau son livre et lit un nouveau passage.

« Au bout de quelque temps Martin avait pris l’habitude de voir l’enfant se présenter chez lui de temps à autre et lui demander s’il n’avait pas besoin de lui comme messager. Il lui confia tantôt un paquet à porter… »

Puis Manuel relève la tête.

J’avais… comment s’appelait-il mon héros ? …Olivier, oui, Olivier ; et puis le petit frère de… de Monica. Monica Bloete…. J’aurais pu en faire un beau personnage. Son frère, le petit…. Le petit Hans, je l’aurais appelé le petit Hans… comme dans ce livre d’Anna Seghers. Hans, c’est classique, c’est ce qu’il faut. Il fallait le placer en relation avec Olivier. Ca permettait d’éviter la relation… la relation duale entre l’homme et la femme. Ca la rendait plus complexe, enfin plus… plus ouverte, quoi. Je pense.

Bon. Ca fait longtemps que je n’ai pas réfléchi à cette histoire. Les lignes principales se sont estompées. Même les noms des personnages ont du mal à revenir. Ouais. Enfin non. Ca reste en tête.

Il replonge dans sa lecture. Puis relève encore la tête. On sent qu’il n’en a pas fini avec sa réflexion.

Manuel :

Le petit Hans, c’est qui au fond ?

 

Silence, il réfléchit.

Un enfant qui aime roder dans les gares, par exemple.

Il replonge dans le livre, feuillette comme s’il cherchait un passage.

Hans « n’attendit pas que le train s’ébranlât, et il sortit de la gare, d’un pas nonchalant en sifflotant ».

Oui, J’aurais fait ça.  Dieu sait s’il y a des gares à Berlin. Il y va pour le plaisir de traîner, de voir des gens, d’observer, de marauder aussi peut-être.

 

Silence de nouveau

On le verrait par exemple à Friedrichstrasse. La gare de Friedrichstrasse, celle qui constituait le point de passage entre l’Est et l’Ouest. J’ai écrit un long article sur le sujet. C’était…  oui, pour le numéro spécial de la revue les Temps Nouveaux, il y a quelques années. Quand j’ai commencé à passer de la guerre mondiale à la guerre froide. Il faudrait que je le relise. Friedrichstrasse. Eh bien, c’est Olivier qui lui raconterait… enfin qui lui ferait découvrir, à cet enfant, ce que cette gare signifie … lui, pas Monica… dans la mémoire des Berlinois.

Oui, ce serait intéressant.

Cette idée d’amitié, de compagnonnage entre un gosse et un adulte, ce pourrait être porteur. Je pense que ce serait une bonne idée. On a comme ça une idée, il faut l’exploiter, la tirer, voir ce qu’elle a dans le ventre. Celle-ci, elle en a dans les tripes. Cette idée-là.

 

Silence

Si j’osais, je mettrais tout cela par écrit. Je prendrais des notes. Je fixerais les choses. C’est peut-être ainsi qu’on réussit et qu’on devient écrivain. Ne jamais laisser passer une occasion.

Mais, bon, il ne suffit pas… d’avoir quelques idées.

D’ailleurs à chaque fois, c’est la même chose. Je crois avoir une piste. Enfin… ça m’est arrivé quelques fois.

Bon allez foutaises ! Arrêtons là. J’ai renoncé une fois pour toutes. Pourquoi faire semblant d’y croire encore ? C’est terminé. Les articles, les essais, c’est déjà bien. J’ai obtenu une partie de ce que je voulais.

Ouais.

Je ne suis pas… pas un écrivain. Un romancier, quoi. Je ne l’ai jamais été. Faut savoir le reconnaître et ne pas en faire un drame. Ca faisait longtemps que je ne m’étais pas laissé aller à ces démons, à mes chimères…mais c’est à cause de ma lecture. Ce livre-là, quelle force !

Quant à l’article sur Friedrichstrasse, voyons je dois pouvoir le trouver… là, sur cette étagère peut-être.

Il se lève et on s’aperçoit alors qu’il se meut avec difficulté. Il va à l’étagère désignée, cherche dans les ouvrages, furète un peu. Puis semble le trouver.

 

Ah, voilà.

Il prend le volume et l’ouvre. Soudain on frappe à la porte. Manuel ne relève pas immédiatement la tête. Il a peut-être entendu mais reste plongé dans sa lecture et ne veut pas s’en détacher aussitôt pour revenir au réel. Alors les coups insistent et redoublent.

 

Manuel :

Oui, oui, j’ai entendu. Je suis impotent mais pas sourd.

Il se lève difficilement et tandis que l’on frappe encore, il met ses mains en cornet autour de la bouche et crie en direction de la porte :

Un peu de patience. J’arrive.

Le bruit cesse aussitôt.

 

Manuel

Je n’attends personne au fond. Qui cela peut-il être ? Je verrai bien arriver un de mes personnages. Enfin, un de ceux qui auraient pu le devenir… Olivier, Monica ou le petit Hans. Oui, le petit Hans justement. Je crois que cela m’aiderait. Je me sentirais… moins seul pour continuer, pour enclencher les choses. Je vais ouvrir et là, surprise, dans l’encadrement de ma porte, j’aurais devant moi l’enfant. Cet enfant dont je ne sais trop quoi faire. Ce serait un choc de le voir, vivant avec sa personnalité, son histoire. Je crois que je me sentirais plus à l’aise. Je reprendrais mon travail d’historien. Oui, c’est ça. Je ne ferais pas l’écrivain, je ferais l’historien. Je l’interrogerais, je lui parlerais du passé de sa ville. Je… Je lui expliquerais ce que représente la gare de Friedrichstrasse pour les Berlinois adultes. J’établirais le trait d’union. Et alors, alors peut-être, peut-être, je réussirais à aller plus loin dans cette histoire. Qui sait ?

 

On refrappe trois fois distinctement, toc, toc, toc.

Ah si ça pouvait être lui.

Il chemine lentement. Il arrive à la porte et s’apprête à l’ouvrir. Alors d’un air théâtral

 

Voilà, je vais ouvrir la porte. Les trois coups ont résonné. Je vais rencontrer mon personnage. L’aventure commence.

Il ouvre la porte. On voit alors dans l’encadrement un homme plus tout jeune lui non plus, d’une élégance classique, mais qu’on ne reconnaît pas vraiment au premier coup d’oeil.

Manuel après un moment de latence

Ah Pierre René, mon ami ! C’est donc toi qui cognais de la sorte.

Pierre René

Je te dérange ? Je…

Manuel

Non, non, je t’en prie. C’est moi qui m’excuse de n’avoir pas été plus rapide.

Continuant tout en faisant entrer Pierre René.

Mais que veux-tu, mes hanches ne s’arrangent pas. Je suis lent.

Défais toi, installe toi.

Pierre René remarquant les documents sur le bureau.

Tu…

Manuel

Oui, je travaillais.

Pierre René

Oh Je…

Manuel.

Non, ce n’est nullement indiscret. Entre nous, n’est-ce pas, il n’y a pas de secret. On se dit tout. J’ai pris depuis longtemps l’habitude de me livrer à toi. Eh bien oui. Je suis toujours dans les documents d’histoire. Je suis en train de lire « Les morts restent jeunes » d’Anna Seghers. Je te le recommande. Les guerres du XXème siècle, toute ma vie j’aurais travaillé sur le sujet. Etonnant non ? Mais c’est inépuisable. La Grande Guerre, la seconde guerre mondiale, la guerre froide, je ne manque pas de matière. Tu le vois, j’ai plusieurs ouvrages ouverts en même temps. En tout cas, pour moi c’est un bonheur. Me plonger dans l’histoire, même aussi terrible que celle du XXème cela demeure un bonheur.

Pierre hoche la tête. Ils se taisent un instant.

Manuel, soudainement

Eh bien et toi, tu ne dis rien ?

Pierre René.

Si, si. Je t écoutais, tu sais que…

Manuel

Quoi donc ? Qu’as-tu de nouveau ? Allez raconte, tu as des choses à me révéler, non ?

Pierre René

Non, non. C’est que je suis toujours admiratif de tes articles. Tu en prépares un nouveau ?

Manuel.
Oh oui, tu sais. J’en ai toujours plusieurs sur le feu. Plusieurs thèmes à l’étude. C’est pourquoi tant de livres… J’ai même un projet d’essai sur la 2è génération. Les fils qui ont du vivre avec la responsabilité de leurs pères. Tu vois. L’héritage du nazisme, l’héritage de la collaboration, l’héritage des horreurs.

Mais écoute, ne restons pas debout comme ça, plantés comme des piquets. Viens t’asseoir. Veux-tu un verre de ma tisane ?

Pierre René

Je…

Manuel

Non, plutôt ton petit Porto habituel. Tiens il est resté sous la table depuis ta dernière venue. sers-toi, mon ami. Oh mais dis-moi, tu as encore une nouvelle cravate. Superbe.

Pierre René

Merci, merci.

Manuel

C’est encore une de tes belles amies. Un cadeau. Avoue.

Pierre René

Tu sais Manuel, je n’ai plus l’âge à ça…

Manuel

Comme tu y vas, vieux gamin. J’ai mes sources, je sais que tu fais toujours des ravages. Dame, avec cette élégance.

Pierre René

Arrête.

Manuel

Voyez-vous ça. Timide et secret comme un jeune homme.

Pierre René

Bon, et tes projets alors. Ton essai, tes articles.

Manuel

C’est vrai, c’est vrai, mes articles, mes projets. Tu es habile pour te dissimuler et te protéger, mon ami. Eh bien dans le petit monde des spécialistes, on se demande….

Pierre René

Quoi donc ?

Manuel

…ce que je vais…Mon thème sur la 2è génération suscite un peu d’inquiétude. Le problème c’est que je ne suis pas allemand et que ça déplaît. Que je ne suis pas issu d’une famille qui a participé à la résistance et que ça déplaît aussi. On s’interroge sur mon compte, on se méfie.  bref on se demande ce qui légitime mes recherches, mes propos. Mais tu sais, Pierre René, je n’en ai rien à faire.

Pierre René

Pardon ? Tu…

Manuel

Je n’en ai cure de ces échos là. Les Temps Nouveaux, les spécialistes de la Germanie, les experts de la Résistance, tout le tintouin ça ne m’intéresse guère au fond.

Pierre René

Allons tu plaisantes !

Manuel

Tu sais très bien de quoi je veux parler. Je ne vais pas te faire un dessin.

Pierre René

Quoi, toujours ça ? Il y avait bien longtemps que tu n’en avais parlé.  Et puis, tu es toujours si pudique, si discret sur ce sujet-là. Je… Ce sont tes vieilles lunes, Manuel ?

Manuel

Comment mes vieilles lunes ? Tu pousses un peu, mon vieux. Qu’est-ce qui te permet…

Pierre René

Excuse-moi. Je ne voulais pas…

Manuel

C’est vrai quoi. C’est le genre d’expression à l’emporte pièce qui peut blesser. Vieille lune, c’est toi qui en as une sacrée face de lune. Et d’ailleurs la lune a toujours fait rêver les hommes, mon ami. Moi j’avais le projet d’y mettre un jour le pied. D’écrire un roman. Oui, je n’en ai jamais démordu.

 

 

 

Pierre René

Eh bien vas-y, vas-y. Je ne voulais pas te vexer, tu le sais bien. Le mot lune m’est venu peut-être justement parce qu’elle a une face cachée… comme toi, et qui demeure secrète. Car tu es secret dans ce domaine là, c’est vrai.

Manuel

Ah c’est joli, ça. Tu t’en sors bien. Je t’accorde mon pardon, pour la peine.

Pierre René

Donc vas-y sur cette lune. Vas-y. Et si je peux t’aider…

Manuel

Non, tu ne peux pas m’aider. Comment voudrais-tu m’aider. Tu es trop nouille à vouloir toujours…

Pierre René

Je ne sais pas. Ne serait-ce qu’en t’écoutant. Parle. Ca peut faire avancer les choses. Ca peut rendre plus crédibles tes idées, pour toi-même. Ca peut enraciner les choses dans le réel. Tu dois bien avoir des idées, des projets, depuis le temps que ça te tourne dans la tête.

Manuel

Parler, pauvre pomme ! Ce n’est pas en parlant qu’on devient écrivain. C’est en écrivant. Un romancier ne parle pas, il fantasme. Il ne faut surtout pas qu’il s’enracine dans le réel…Ca le tue, ça le rend impropre à quoi que ce soit.

Tiens, j’étais justement en train de fantasmer quand tu es arrivé. Tu m’as coupé les effets. C’est dire que je ne travaillais pas à mes projets d’articles, ni à mon étude sur le 2è génération. Non.  Je… j’imaginais. Je pensais au petit Hans. C’est pour cela que j’ai mis tant de temps… Je croyais que c’était lui qui venait me voir… Le petit Hans… Tu comprends. J’étais parti. C’est comme cela que…

Il s’arrête, la phrase en suspension.

Pierre René

Le petit Hans ?

Manuel

Oui

Pierre René

C’est un allemand !

Manuel

Oui. Un allemand. Un allemand de Berlin

Pierre René

Ah ! Berlin.

Manuel

Oui, Berlin, Le petit Hans, après la guerre.

Pierre René

Après le nazisme ?

Manuel

Non, non. Tu mélanges tout. L’après nazisme c’est autre chose. Cette fois c’est l’après communisme. L’après guerre froide. Il y a beaucoup d’ « après » en Allemagne. C’est dans les années 2000 que se passe mon histoire.

C’est une histoire reliée à l’espionnage, mais après la période de l’espionnage. Berlin. Années 2000. Plus de dix ans après la fin de la guerre froide. Un ancien espion revient dans la ville la tête pleine de ses souvenirs. Il faudrait trouver pourquoi, la raison de sa venue. Bref. Il tombe amoureux d’une fille de l’est. Là aussi, il faudrait dire comment, pourquoi. J’ai quelques éléments en tête… Elle, elle n’a qu’une idée c’est d’oublier le passé.  C’est une femme moderne voulant pleinement vivre sa vie présente. Elle a trente ans. Lui pas. Il en a cinquante. Choc. Rencontre impossible. Et pourtant…

Pierre René

Pas mal. Pas mal du tout.

Manuel

Qu’est-ce que tu en penses, dis ?

Pierre René

Ca met l’eau à la bouche. Non, c’est vrai, on a envie d’en savoir plus. Le petit Hans dans tout ça ?

Manuel

Eh bien, la fille a un vieux père, et un petit frère. C’est Hans. Le passé et l’avenir. Tu vois.

Pierre René

Oui. Quel âge le petit frère ?

Manuel

Je ne sais pas, moi. 8 ans, quelque chose comme ça. Né après la chute du mur.

Pierre René

Ah oui. Et… Et le petit frère va être instruit sur la guerre froide par l’ancien espion.

Manuel

Comment ?

Pierre René

L’ancien espion va prendre le petit en amitié et lui parler du passé. Le passé de Berlin.

Manuel

Mais Pierre René qu’est-ce qui te prend ?

Pierre René

Euh je.. Je suis désolé.

Manuel

Mais pas du tout. Pas du tout. J‘étais justement en train de… Mais comment as tu pu deviner… Enfin c’est extraordinaire.

Pierre René

Non, non, je ne voulais pas… Je t’ai choqué… Je…

Manuel

Au contraire, au contraire…

Tu sais, c’est vraiment drôle. L’idée venait juste de naître dans mon esprit. Là, cinq minutes avant que tu ne frappes. Incroyable non ? Toi, ça t’est sorti immédiatement.

Pierre René, il se lève et va se mettre à marcher, pris d’agitation par ses propres pensées

Je ne sais pas. Ca me semblait évident. Ce petit frère qui ne sait rien de l’histoire de sa ville ; ce n’est pas le vieux père qui va lui en parler, c’est trop douloureux. Mais cet ancien espion qui a vécu la période sous un autre jour… Il a besoin de faire revivre ses aventures. Même s’il n’est pas prêt à tout dire, bien sûr, pas les lourds secrets, il voit chez l’enfant une sorte d’héritier. Un réceptacle pour ses souvenirs. Il ne peut qu’y avoir connivence entre ces deux-là. Une relation secrète en marge de la relation amoureuse avec la grande sœur.

Manuel

Tu…

Pierre René.

C’est paradoxalement avec le plus jeune que le passé va resurgir. On pourrait même imaginer… Oui, on pourrait imaginer que l’ancien espion se laisse aller à ce jeu là à son corps défendant. Sans y être vraiment conscient.  On pourrait… Mais je m’emballe, excuse moi… Je…

 

 

Manuel

Non, non, Tu es passionnant quand tu te mets à parler. Tu as une sensibilité très développée. Tu vois les choses. Tu t’envolais, là, littéralement.

Pierre René

Je ne veux pas te… enfin ce sont mes idées pas les tiennes.

Manuel

J’en aurais besoin, d’idées. Je me sens à court, très rapidement, quand je réfléchis à tout ça. Et je t’admire de pouvoir si facilement imaginer des choses.

Pierre René

Oh je…

Manuel

Si, si, moi je n’ai pas ce pouvoir là.

Pierre René

Tu plaisantes

Manuel

Non, non. Je vais te faire un aveu. Cette histoire que je voudrais parfois écrire, je la porte en moi depuis fort longtemps… Oui. Fort longtemps. Plus longtemps que tu ne pourrais l’imaginer. Depuis le temps qu’à travers l’étude de la guerre, j’ai découvert ce qu’est Berlin.

Pierre René

Tu y es déjà allé ?

Manuel

Non, non. Mais j’ai beaucoup lu. C’est une ville pleine de cicatrices, une ville qui s’efforce toujours de panser ses blessures. Comme le pays dont elle est redevenue la capitale d’ailleurs. Dès le début, j’ai eu envie d’écrire un roman avec ce thème d’un homme qui revient dans cette ville. Mon sujet a évolué. Puis un jour, il y a déjà très longtemps, j’ai fixé les choses à l’après guerre froide. C’est un ancien espion qui revient sur les lieux de tous les espionnages. Porte de Brandebourg. Mais… mais je n’ai pas pu. Toutes sortes de raisons. J’ai crû que je manquais de matériaux. J‘ai étudié la question. Ca explique même certains des articles que j’ai pu écrire ici ou là. Mais je manquais d’idées aussi. Je ne savais pas comment m’y prendre. Et puis je…

Pierre René

Tu ne t’es pas contraint…

Manuel

Non, non, ce n’est pas cela. Mais j’ai été dérangé.

Pierre René

Dérangé. Par quoi ?

Manuel

Par qui tu devrais dire ? Tu vois ce que je veux dire

Pierre René

Non, pas possible ! C’est si vieux que cela ? Ca date de cette époque ?

Manuel

Oui, la raison de ce dérangement ce fut elle. Elle. Elle a tout perturbé.

Pierre René

Je n’en reviens pas. Mais c’est une histoire terminée. Depuis longtemps. Cette femme a disparu, non ? Tu avais le temps depuis de…

Manuel

Elle a disparu et c’est tant mieux. Mais j’ai dû renoncer. J’ai fait toutes sortes de tentatives. J’ai constaté au bout du compte, j’ai dû constater que je n’avais pas la trempe. Pas la trempe d’un créateur, d’un homme de lettres. L’idée parfois comme ça me trottait de nouveau dans la tête. Je crois avoir une illumination, une idée forte que je pourrais tirer et en faire une histoire complète. Je crois sentir vibrer quelque chose en moi. Mais, non je n’ai ni la force, ni le talent. Je ne suis pas un créateur.

J’ai renoncé une fois pour toutes. Echec sur toute la ligne. Vieilles lunes, comme tu le dis.

Pierre René

Tu exagères un peu, tu ne crois pas. La preuve, tout à l’heure tu partais. Ca semblait bien se combiner dans ta caboche.

Manuel

Non je n’exagère pas. Je sais que face à la feuille blanche… Tout à l’heure, oui j’avais une idée, comme j’en ai eu cent fois. Je les ressasse.  Mais dès que je veux aller plus loin…  Je me sens bloqué. Il aurait fallu… Je ne sais pas… une clef. 

Pierre René

Une clef ? Que veux-tu dire par là ?

Manuel

Je ne sais pas. Un choc. Quelque chose qui me provoque, qui crée un effet. Qui ouvre une porte, en quelque sorte…

Pierre René

Tu as peut-être été trop casanier, justement.

Manuel

Je parlais d’un choc psychologique.

Pierre René

Les chocs psychologiques, on ne les provoque pas à volonté. Ca vous tombe dessus mais c’est le destin qui dirige.

Manuel

Pas forcément. Pas forcément.

Je vais te dire une chose, mon ami, la seule chose qui aurait pu créer un déclic…. C’est terrible à avouer… ça aurait été de tuer cette femme.

Pierre René

Quoi ?

Manuel

Eh oui. Je parle sérieusement. J’étais revenu pour le faire, figure-toi. Oui, la tuer. Vous vous voyiez à l’époque. Elle t’a peut-être raconté… Eh bien, je ne l’ai pas fait… Tu sais pourquoi.

Pierre René

Tout simplement parce qu’on ne s’improvise pas assassin aussi facilement. Pardi ! tu en as de bonnes !

Manuel

Non. C’est pour une raison totalement égoïste. Je n’ai pas tué cette femme pour garder en moi un espoir –ou un doute, si tu préfères, c’est la même chose. Pour garder la possibilité de me dire toute ma vie ce que je viens de te dire : si je l’avais tué, j’aurais pu devenir écrivain. Si…si… Me comprends-tu ? Je ne l’ai pas tuée, je ne l’ai pas fait parce que si je l’avais fait, j’étais face à moi-même. C’était quitte ou double. Je n’aurais plus eu d’échappatoire. Si aucun déclic ne se produisait, alors j’aurais irrémédiablement su que j’étais un raté. Aujourd’hui encore je peux me dire : si je l’avais fait…

Pierre René mal à l’aise

C’est un peu spécieux, tout de même.

Manuel

Pas du tout, c’est très simple. C’est une philosophie très saine. Il ne faut jamais aller jusqu’au bout de soi-même. C’est la seule chance de se sauvegarder. Toujours conserver la consolation du regret, du « si j’avais su… »

Eh bien c’est à ce stade que je suis resté.

 

Pierre René

Et si tu n’avais pas eu cette philosophie… ? Tu aurais… ?

Manuel

Je serais passé à l’acte. Oui. J’étais venu pour ça. J‘étais rentré ici, rue de Brandebourg, spécialement pour ça. Et je serais peut-être désormais un grand écrivain.

Pierre René

Annick ? Tu aurais tué Annick ? Ce n’est pas possible !

Manuel, très froidement

Oui, bien sûr.

Pierre René

Mais Manuel, tu dis cela sur un ton… C’est d’un cynisme…C’est d’un macabre !

Manuel

Bah qu’importe. Finalement je ne l’ai pas fait. Je n’ai tué personne, je n’ai pas écrit de roman, ma vie est là dans ces deux négations…Ni tué, ni écrit. C’est même l’inverse qui s’est produit.

Pierre René

L’inverse ?

Manuel

Oui, cette femme a essayé de me tuer. Enfin non, elle s’est contentée de me donner une leçon.

Pierre René

Ah c’était donc ça ! La fuite de gaz, si je me souviens bien.

Manuel

Voilà. Tu sais tout désormais. Mais tu sais Pierre René, tu m’as... Oui tu m’as donné des idées…

Pierre René

Quoi pour tuer quelqu’un d’autre ?

Manuel

Tu délires, mon pauvre ami. Non, ce n’est pas ça. Ce ne sont pas des idées que tu m’as données, mais disons, une envie. Notre conversation m’a fait du bien, je vais reprendre…

Pierre René

Attention Manuel, ne fais pas de bêtise. Tu me fais peur.

Manuel

Quoi, qu’y a-t-il

Pierre René

Qui veux-tu assassiner encore ? Je vais commencer à me méfier après ce que tu viens de me raconter. Quels aveux !

Manuel

Allez oublie ça. Oublie ça et bois ton Porto. Tu sembles tout retourné…

Pierre René boit cul sec et regarde soudainement sa montre.

Pierre René

Bon excuse-moi, il va falloir que…

Manuel éclatant de rire

Je crois bien que je t’ai chamboulé. Tu ne vas plus oser te montrer chez moi, tu croiras toujours que je vais te révolvériser ou te flanquer de l’arsenic dans le Porto.

 

Pierre René porte la main à la gorge imaginant avec retard ce qu’il a pu boire en vidant son verre.

 

Pierre René

Quoi ! Tu ne vas pas dire…

Manuel continuant de rire

Ah ah ! Tu me fais rire.

Pierre René

Ah c’est malin ! Non, je dois… Excuse moi mais je t’avais prévenu, je ne peux pas…

Manuel

Encore un de tes foutus rendez-vous. Tes rendez-vous galants. Ecoute, mon ami, va séduire encore une belle. Mais surtout ne t’inquiète pas. Je ne vais pas employer mon temps à fomenter un assassinat. Je vais plutôt l’employer à poursuivre ma réflexion sur les quelques idées que nous avons émises. Tu m’as remotivé.

Pierre René

Bon, bon. Je ne suis pas à cinq minutes… Si tu veux continuer et si je peux t’aider.

Manuel

C’est ça aide-moi, aide-moi, trouve-moi de l’inspiration. Puisque tu veux toujours aider tout le monde.

Mais tu vas te mettre en retard, mon vieux.

Pierre René regardant sa montre.

Oui, bon c’est vrai, il est temps.

 

Pierre René s’en va vers la porte sans être raccompagné par Manuel qui reprend un livre, l’ouvre et se plonge dedans.

Manuel

Allez Salut. Et mes hommages à la personne du sexe auprès de laquelle tu vas aller roucouler.

Pierre René

Oui, oui, à la prochaine !

Manuel

J’aimerais bien… Si tu l’épouses, tu me la présenteras ?

Pierre René qui est déjà dehors

Oh , je t’en prie…

A ce moment-là, Manuel a soudain une idée, relève la tête et appelle Pierre René juste au moment où celui-ci allait claquer la porte.

Manuel

Eh Pierre René, Pierre René. Attends un instant. Dis-moi. Toi qui es d’origine allemande… Si tu as de la documentation sur Berlin, sur… je ne sais pas moi. Tu pourrais voir ?

Pierre René qui est réapparu dans l’entrebâillement de la porte

Quoi donc ?

Manuel

Je ne sais pas moi ! Le Berlin inconnu, les quartiers de Berlin est, par exemple. C’étaient les quartiers du centre, puis ils se sont figés pendant 30 ans. Tu dois bien avoir des choses, photos, romans, articles. Tu n’es pas pour rien, issu d’une vieille famille protestante émigrée jadis en Prusse. C’est bien ça n’est-ce pas ? Bon eh bien tu dois avoir des choses. Contacte tes petits cousins.

Pierre René

Je verrai, je verrai.

 

 

Manuel

Sinon à quoi aurait servi le fait que j’aie entretenu une amitié avec toi, depuis si longtemps, hein mon vieux ?

Mais Pierre René a cette fois disparu et il n’est pas certain qu’il ait entendu cette dernière réplique

Le noir s’établit dans la pièce où se trouve  Manuel. La lumière se fait dans un autre espace. C’est dans la rue, devant l’immeuble. Une femme attend au pied de l’immeuble, appuyée à une voiture. C’est Annick devenue une vieille femme. Elle porte toujours un trench coat serré à la ceinture comme au premier acte quand elle est arrivée. Mais elle a les cheveux blancs, et moins d’aisance que jadis. Elle est encore belle, mais on voit à sa silhouette que le temps l’a marquée.

Bientôt la porte de l’immeuble s’ouvre et c’est Pierre René qui sort. Il vient de quitter Manuel.

Pierre René

Voilà. Je…

Annick

Tu l’as quitté ? Comment allait-il aujourd’hui ?

Pierre René

Compliqué.

Annick

Compliqué ? Ca veut dire quoi, compliqué ?

Pierre René

C’est un homme compliqué, torturé. Il me fait peur, parfois.

Annick

Tu vas me raconter cela. Il ne faudrait pas qu’il se mette à la fenêtre. Allez viens.

Ils montent dans la voiture. C’est elle qui se met à la place du conducteur et lui monte à ses côtés. Une fois assis dans l’habitacle, ils continuent de discuter sans faire démarrer le moteur.

Annick

En tout cas c’est bien que tu ailles le voir. Je n’aurais jamais crû que vous seriez devenus amis. Mais c’est bien.

Pierre René

Oui, c’est bien, bien pour lui. Il serait bien isolé sinon.

Annick

C’est ce que je voulais dire. C’est bien pour lui. Moi, ça me réconforte. Enfin, s’il savait pour nous deux. Depuis le temps… Vous parlez de moi parfois ?

Pierre René

Non, non. Pourquoi voudrais-tu…

Annick

Il n’évoque jamais mon nom ?

Pierre René

Penses-tu. Il est dans sa bulle. Dans son monde. Il l’a toujours été, mais parfois ça semble s’aggraver. C’est pour cette raison qu’il m’inquiète.

Annick

Mais quoi ? Que s’est-il passé aujourd’hui ?

Pierre René

C’est à cause de ses idées d’écriture.

Annick

D’écriture ? Ce n’est pas ça qui rend malade…

Pierre René

Oh si. Tu as oublié comme il est. Avec lui tout peut devenir tragique

Annick

Bah, il a bien réussi dans ce domaine. Il publie, il est reconnu comme historien, même s’il n’est pas universitaire. C’est un spécialiste.

Pierre René

Oui, c’est vrai, de ce point de vue il a réussi.

Annick

Eh bien alors ? C’est même un essayiste apprécié.

Pierre René

Il voudrait autre chose, tu sais…

Annick

Quoi, autre chose ? Un titre, une académie, un honneur quelconque ?

Pierre René

Mais non, ce n’est pas de cet ordre-là. C’est plus grave. Il est torturé par l’idée d’écrire de la littérature.

Annick

Ah oui. C’est vrai. Ah ça me rappelle de vieux souvenirs…Devenir romancier. Romancier !

Pierre René

Il m’en a parlé comme jamais. Les autres fois c’était très allusif. Cette fois, il s’est ouvert à moi de façon totale. C’était…

Annick

C’est trop tard pour s’y mettre, désormais. Tu ne crois pas ?

Pierre René

Ce que je crois que c’est qu’il n’est pas satisfait de sa vie. C’est un homme qui souffre.

Annick

et qui a fait souffrir aussi… Tu le sais.

Pierre René

Il est tellement absorbé par ses affaires littéraires. Son ambition d’écrire. Si tu savais. C’est une obsession, une obsession. C’est terrible. Je voudrais bien l’aider. Je…

Annick

Quoi ?

Pierre René

Je lui ai donné quelques idées. Quelques pistes… Il a un scénario qu’il pourrait creuser. Enfin… Le problème c’est que…

Annick

Tu ne peux tout de même pas lui tenir la main…

Pierre René

Non. Le problème c’est qu’il lui a toujours manqué…

Annick

Oh, je sais, moi, ce qu’il lui a toujours manqué.

Pierre René

Tu as une idée ? Dis la moi. Peut-être ensemble, nous pourrions répondre à son besoin. C’est quoi d’après toi.

Annick

Je vais te dire. Ce qui lui a toujours manqué, c’est une muse.

 

Pierre René se tourne vers elle, interloquée et éclate de rire :

Pierre René

Une muse ? C’était ça ton ambition ? Une muse !

Il rit.

Allez, mets le moteur, je t’emmène déjeuner à l’auberge de la Bonne Porte.

Annick en démarrant

Oui. Rigole mon ami, rigole. Moi, j‘ai ma petite idée. Je sais ce qui me reste à faire.

Scène 2

 

 

Au lever du rideau on voit Pierre René sortir de l’immeuble où habite Manuel, comme il en est sorti à la fin de la scène précédente. Mais c’est un autre jour avec la lumière du matin. Pierre René est seul et après avoir franchi le seuil de l’immeuble, il se retrouve une sur le trottoir. Il se retourne furtivement et lève rapidement  la tête vers les fenêtres de Manuel, puis  il dit :

 

Pierre René

Voilà.  J’ai fait ce qu’elle voulait. Je…

Je préfère l’avoir fait rapidement, m’en être débarassé.

Mais c’est bien la dernière fois que j’ai mis les pieds dans cet immeuble. Fini, la rue de Brandebourg. Fini. J’aurais trop de scrupules, je… Il faut savoir…

Si je… si je continuais, si je revenais, sûr, il me charcuterait. Il sait s’y prendre avec les mots. Moi…  Moi, je me ferais avoir. Pas besoin de torture. Les mots suffisent quand… quand on y met le ton. C’est sûr je ne saurais pas résister. Il… Il me ferait parler. Non, non, pas de ça. L’affronter, résister, lâcher mot à mot puis finir par lui dire en face que… Annick, quoi… J‘ai joué mon jeu, c’est tout.  Mais devoir le lui… le lui avouer. Non. Il ne comprendrait pas, il ne pourrait pas comprendre. Pourtant il n’y a rien de… rien de mal.

Je préfère ne plus paraître. La fuite. Ben oui, la fuite.

Il restera toujours un doute. Oui, de cette manière, toujours. Il n’entendra pas de ma bouche…

Je le lui ai déposé et voilà. C’est un salut définitif. Au moins je le lui ai apporté. Annick voulait que je le fasse, c’est fait. Par la Poste, il y a toujours une incertitude. En l’apportant j’étais certain qu’il l’aurait…

Maintenant il est face à lui-même. Et… et moi, je ne serai pas face à lui.

C’est drôle comme au moment où les deux hémisphères se retrouvent, aussitôt ils se séparent.

 

Pierre René s’éloigne. Puis il se retourne et ajoute :

 

Mais je ne dirai pas à Annick que c’est la dernière fois. Non, je ne le lui dirai pas. C’est mon affaire. Pour elle mes visites à ce vieux fou continueront comme par le passé.

 

Puis la lumière disparaît sur la rue et on retrouve le petit appartement de Manuel. Manuel sort de sa chambre, apparaît dans la pièce qu’on voit depuis le début de l’histoire. Il est en robe de chambre. Il se déplace toujours avec difficulté. Rapidement il aperçoit une feuille sous la porte d’entrée. Il va la ramasser, la déplie, y lit quelque chose et alors ouvre la porte. Il trouve sur le paillasson, un paquet.

 

Manuel

Bon dieu, qu’est-ce que c’est que ce paquet ? Ce n’est pas le facteur qui l’a apporté, il est trop tôt. Pourtant personne n’a frappé à ma porte. Je n’ai rien entendu.  Qu’est-ce que c’est donc ?

Il va à son bureau, trouve une paire de ciseaux et entreprend d’ouvrir le colis.

Du papier. Bien sûr. Ce ne pouvait être que du papier. Ici il n’y a que ça. Des bouquins, des revues. Des feuilles, voilà ce sont des feuilles

Ca semble être un texte.  Oui, bien sûr. Quelqu’un qui m’envoie….qui m’a déposé…

Silence troublé

Mais… Comment cela ? C’est moi !

Il lit le titre

« Projet de roman. Quelques idées pour un synopsis » Hou là là.

Il continue de lire les premières lignes.

« Raconter l’histoire d’un ancien résistant qui revient dans la ville de ses combats 5 ans après. Il retrouve les lieux. Rencontre une jeune femme. C’était une gosse pendant la guerre… »

Saisi d’émotion, il s’assoit.

Mon Dieu ! Comment cela peut-il ressurgir ? C’est fou. Voyons, oui, c’est bien moi. C’est bien ça. Je ne rêve pas. J‘avais déjà eu cette idée…

Oh là là, c’est pire que de retrouver une vieille photo. C’est… c’est l’effet d’une madeleine. C’est bouleversant.

Voyons, j’avais écrit cela…

Triturant le document mais sans vraiment le relire avec attention.

« La fille, 25 ans. C’est une femme tournée vers l’avenir qui veut profiter de la vie. Lui 40 ans. Il est nostalgique des années passées, de la clandestinité. La jeune fille a un vieux père, maréchaliste… »

Je ne me souvenais pas qu’il y avait déjà cette idée-là. C’est l’histoire qui m’a poursuivi toute ma vie. A l’époque cela se passait cinq après la Libération. Pas à Berlin, dix ans après la chute du mur.

Mais… mais qui m’envoie ce document ? Comment a-t-il pu exister jusqu’à maintenant.  Il faudrait que je puisse rassembler mes idées. Je ne me souvenais vraiment pas que j’avais écrit ce papier. Un vrai projet. Voilà. J’habitais déjà ici, à l’époque. Et moi qui disais l’autre jour à Pierre René que je portais ce roman depuis toujours. C’en est la preuve.

Il s’arrête brusquement

Pierre René ? Il avait dit qu’il m’aiderait….  Pierre René, c’est lui qui serait derrière cet envoi, que ça ne m’étonnerait pas. Lui. Mais…

Il se plonge dans une profonde concentration.

Oui ça y est, les choses me reviennent en mémoire. C’était cette année là. La nuit où… Comme cela me ramène en arrière ! …la nuit où elle est arrivée. J’étais en colère… Je n’avais pas eu le courage de la flanquer dehors, pas la trempe… Il fallait l’affronter et je ne savais pas comment faire. Et en même temps je m’étais dit, peut-être est-ce l’occasion. Le déclic va se produire. Elle s’est endormie. C’était cette nuit là, ou la deuxième je ne sais plus. Oui, plutôt la deuxième. Elle a dormi sur le canapé, je l’ai laissée se débrouiller. Elle a dû trouver une couverture. Et je me suis mis à écrire dans ma chambre ; j’ai noirci des feuillets. Je voulais voir si… si en dépit d’elle… non si grâce à elle, la bousculade qu’elle produisait dans ma vie… je voulais voir si enfin je pouvais produire. J’ai écris tout ça. Au petit matin je l’ai relu et j’ai compris… que… ce n’était rien. Rien. Raté. C’est après que j’ai décidé de partir. Il fallait monter d’un cran encore.  Oui, oui, ça me revient comme si j’y étais encore. J‘ai voulu tout lâcher. Je n’ai rien pris, même pas ce texte. Surtout pas ce texte.

 

Mais, j’étais persuadé de l’avoir déchiré. Je ne sais plus c’est si loin. J‘ai toujours crû que je l’avais détruit.

Pierre René, mon ami, ne me dis pas… Mon dieu, elle… elle l’avait lu. Lui aussi d’ailleurs, il a dû le lire. Lui, je m’en fiche. Mais elle… Elle a vu et lu cette médiocrité. Elle a touché du doigt mon incapacité à produire… énoncée en toute lettre. Et je le découvre maintenant. C’est pire qu’être nu sous un regard de psychanalyste.

Il recommence à feuilleter le texte et s’arrête brusquement, regardant attentivement quelques lignes.

Mais… mais ce texte est annoté ! …complété ! Tiens, cette remarque, c’est judicieux. Qui a … ? C’est elle. C’est elle, car ce n’est pas Pierre René. Ce n’est pas l’écriture de Pierre René. Elle ? Elle a complété mes idées… ?

Il lit attentivement.

Oui, Oui, c’est bien ça.  Oui, ça aussi, c’est intelligent. Elle a su trouver ce qu’il y avait de caché, elle a tiré mes quelques malheureuses idées vers du meilleur.

C’est incroyable !

Quel coup ! Mais quel coup ! Comment tout cela a-t-il pu arriver.

Je préfère ne pas penser d’ailleurs à autre chose. Je préfère ne pas penser à la manière dont Pierre René a obtenu ce texte. Pourquoi lui a-t-elle donné ? Pourquoi, comment, quand ? C’est trop énorme comme questions.

La voilà qui revient dans ma vie, trente ans après. C’est incroyable. Et c’est par l’entremise de l’écriture. Comme si indéfectiblement cette femme était liée à ce qu’il y a de plus profond, de plus précieux, de plus vital en moi. Et de plus raté. Comme si elle était au cœur même de mon existence.

Il faudrait reprendre tout ça. Mes idées, celles de Pierre René l’autre jour et maintenant toutes ces annotations. Garder le contexte de Berlin après la guerre froide et mon histoire d’ancien espion. Les années cinquante te la résistance, non ça ne va pas.

Il se lève

Je crois bien que je vis un moment…un moment plutôt rare. Un moment où les choses se cristallisent. Je pense que je vais me mettre sérieusement à l’écriture, en tout cas à…

A ce moment, on frappe à la porte. Manuel s’interrompt et semble s’étonner.

 

Ah non, ce n’est pas le moment. Qui que ce soit, je ne suis pas disponible. Fut-ce Pierre René ou… ou Annick elle-même. Je dois me consacrer à mon roman, quoi !

Mais on frappe encore, on insiste. Le bruit résonne bizarrement comme de manière irréelle, ave une sorte d’écho. Du coup Manuel, interrogatif, s’avance vers la porte et se décide à ouvrir. Face à lui, son double. Le Double est en tenue de voyage comme Manuel l’était dans l’acte deux.

 

Manuel abasourdi

Toi ? C’est toi ?

Le Double

Oui, c’est toi !

Manuel

Mais pourquoi ?

Le Double

Eh bien tu le vois, c’est à mon tour. C’est l’heure de mon entrée en scène.

Manuel

Ce qui signifie ?

Le Double

Ne fais pas l’ignorant, mon garçon. Cela signifie que tu dois t’effacer.

Manuel

Comment ? Tu arrives tout de go comme un voyageur parti pour un long voyage, un juif errant engagé dans ses pérégrinations et tu voudrais que je te cède la place.

Le Double

Tu te trompes. Tu te trompes. C’est toi le vagabond.

Manuel

Moi ? Moi qui suis resté quasiment toute ma vie dans cet appartement !

Le Double

Tu es peut-être resté ici. Mais tu n’as cessé d’errer dans les tourments de ton âme. Tu n’as cessé de déambuler dans la vie, de douter, de tomber. Tu as été un loup solitaire. Et tes déambulations sont bien plus longues et enchevêtrées que ne le seront jamais celle du plus téméraire des voyageurs.

Le Double force le passage, entre dans l’appartement et va s’asseoir dans un  fauteuil.

Le Double

Excuse-moi, mais je m’installe. Je franchis le seuil, la porte de la rue de Brandebourg. Et maintenant c’est à moi de jouer.

Manuel

Crois-tu que je vais me laisser faire ?

Le Double

Je crois bien que tu n’as pas le choix, mon ami.

Manuel

J’ai au moins l’expérience. J’ai déjà connu dans ma vie des personnages qui s’introduisaient chez moi et me prenaient la place. Je ne me ferai pas rouler une seconde fois.

Le Double

Cette fois, tu es face à toi-même. Je sais que tu m’as toujours combattu. Mais je sais aussi que tu espérais au fond de toi qu’un jour je frappe à la porte. Nous nous sommes ratés pendant toute l’existence. A tel point que si nous nous étions précipités dans les bras l’un de l’autre quand tu as ouvert la porte il y a un instant, nul n’aurait pas pu savoir si c’était une embrassade fraternelle ou une lutte sans merci.

Manuel

Comment veux-tu que j’accepte tout cela. Que j’accepte ce que j’ai repoussé toute mon existence.

Le Double

Parce que déjà tu l’as accepté.

Le Double se relève.

 

Le Double

Excuse moi mais j’ai à faire.

 

Il va prendre le livret que Manuel vient de recevoir par la poste et qu’il tenait encore à la main ; puis il s’installe au bureau. Il ouvre les feuillets, saisit une feuille de papier vierge et se met à travailler.

Manuel

Mais que fais-tu ?

Le Double

Ce que tu aurais dû faire depuis toujours. Ecrire un roman. Travailler sous l’influence de ta muse. Le temps est venu de donner forme à tout cela. De se montrer digne de ce que tu peux être et de ce qu’elle attendait de toi.

Le Double se remet au travail. Il écrit le titre tout en l’énonçant à haute voix.

 

« La Porte de Brandebourg, ou le retour d’un ancien espion », roman.

 

La lumière baisse. Manuel dans la pénombre et en silence, se dirige vers la porte, l’entrouvre, se glisse dans l ouverture, referme et disparaît.

 

 

Rideau

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