La porte de Brandebourg - acte II

luinel

ACTE II

 

L’intérieur du même petit appartement parisien qu’au premier acte. Nous sommes quelques temps plus tard. La disposition des meubles a un peu changé, le bureau notamment a disparu et il y a moins de livres, moins de paperasse, plus de bibelots. Des vêtements de femme sont sortis, un manteau, une veste, une étole posés sur un des fauteuils et une pile de chemisiers et quelques sous-vêtements abandonnés sur le canapé. Suspendu à un cintre lui-même accroché à la hampe d’un lampadaire, un déshabillé froufroutant. Dans un coin par terre, un œil attentif peut repérer une valise, laissée là comme si elle venait d’être utilisée. Sur une mini chaîne stéréo, passe un disque de Barbara. Au lever du rideau on entend la fin de « la longue dame brune » puis après un bref silence s’enclenche « ma plus belle histoire d’amour… ». Arrive alors Annick qui sort de la salle de bain de la même manière qu’au premier acte. Elle est enveloppée d’une sortie de bain et se frotte les cheveux avec une serviette. On repère assez vite qu’elle a les cheveux courts alors que précédemment elle les portait longs.

 

Annick

Ah, celle-là je vais l’écouter, c’est ma préférée.

Elle se met à fredonner au diapason du disque.

Pour autant que je me souvienne… lalala…

Elle s’assoie sur le canapé, cesse de se frotter les cheveux, allonge les jambes pour être confortable et se met à écouter avec un air extatique. Elle accompagne parfois en reprenant deux ou trois mots. Tout à coup sur le refrain « ma plus belle histoire d’amour c’est… » la musique cesse.

Annick

Ah ça y est, ça coince encore. Je n’ai pas de chance. Mais je l’ai tellement écouté ce disque. Je ne me souvenais plus qu’il coinçait juste à ce moment-là. C’est toujours comme ça avec la technologie. Il y a un côté psychanalytique, un côté acte manqué dans la technologie d’aujourd’hui. Ca plante toujours au moment fatidique. Et ça m’énerve.

Elle reprend par elle-même en allant jusqu’au bout de la phrase.

 

« Ma plus belle histoire d’amour c’est vous ». Vous. Vous.

Vous c’est un pluriel, non ? Pas forcément un pluriel de politesse. Un pluriel de pluralité. On se méprend toujours. Si je chantais cette chanson, moi, je ferais comprendre ce sens-là. Vous c’est ici une succession de tu. Tu, tu, tu. Toi, toi, toi et encore toi.

Elle rêvasse en agitant les bras, en semblant désigner une succession de personnages.

Bon, il ne faut pas que je me laisse aller. Je n’ai pas fini de tout ranger. Je doute que ça séduise François, s’il vient de me rendre visite, de voir toutes mes nippes étalées partout.

 

 

Elle se met à ranger ses affaires, tout ce qui était étalé à droite, à gauche. Elle fait cela en continuant de chantonner du Barbara. Elle arrive au déshabillé, décroche le cintre et le présente devant elle, bras tendu comme lorsqu’on veut voir l’effet d’un vêtement dans son ensemble.

Ah ah, voilà la tenue Marilyne ! Marilyne ! Un autre moi-même en quelque sorte. Il est sexy ce déshabillé avec ces revers pigeonnants et ces manchettes vaporeuses. Autant que doit l’être Marilyne. Il plaît bien d’ailleurs et je lui dois beaucoup. C’est un  accessoire stratégique, c’est même plus que cela, on peut dire essentiel. Mais suis-je moi-même quand je suis là-dedans et que je roucoule ? La plupart diront oui. Moi pas. Je ne suis pas… Je ne me réduis pas aux miches que recouvre cette tenue Marilyne.

Bon, bon, je perds mon temps. Quelle heure est-il ? Faudrait que j’appelle Fabienne. Savoir si finalement Francis vient me voir ou pas. Non pas Francis, François. C’est François qui peut venir.

Appeler Fabienne, mais avec elle c’est toujours long. Elle ne sait pas être concise.

Faudrait aussi que je m’habille.

Elle s’avance vers la penderie, elle l’ouvre et regarde tous les vêtements suspendus.

 

Etre vêtue d’un déshabillé est une chose, être déshabillée en est une autre.

Qu’est-ce que je vais mettre ? Je n’ai pas tout repris. Il faudra que je pense à ramener le reste la prochaine fois.

Jeans ou Robe ?

Soudain on entend frapper à la porte.

Quoi ? Ce n’est pas possible. Il devait prévenir pour confirmer. Sacré Francis. Euh je veux dire sacré François.

Et puis ce n’était pas si tôt de toutes les manières. Fabienne m’aurait appelée.

On frappe derechef.

 

Oui, oui. On y va. Oh la la, si c’est lui, quelle idée il va avoir. Bon ne pas s’affoler. Ce n’est pas parce que c’est impromptu… Qu’est-ce que je fais. J‘y vais comme ça ? Je n’ai plus le temps de mettre une tenue. J’enlève tout et me présente à poils ?

Elle joins le geste à la parole, ôte sa sortie de bain et mime les Eve ensorcelantes

Bonjour, mon Prince !  Ah mais entrez donc ! Mon serpent est en train de se préparer, il sera là avec sa pomme dans un instant. Qu’est-ce que je vous sers en attendant ?

On frappe une troisième fois.

Oui, oui. J‘arrive François.

Allez, pas d’hésitation.

Elle enfile vite fait le déshabillé, qui lui donne aussitôt une allure de cocotte des temps jadis et elle se dirige vers la porte.

Ca passe ou ça casse… On verra bien.

Elle ouvre largement la porte. Face à elle, Manuel. Il est en gabardine un peu fatiguée, il semble lui-même assez las. Il porte un sac de voyage à la main, du même genre qu’Annick au premier acte. Moment de stupeur. Silence de quelques secondes.

Annick

Vous…

Manuel

C’est moi.

Annick

Oui

Manuel

Je frappais… Tu n’entendais pas ?

Annick

Oui, oui. J’étais occupée.

Manuel

Tu habites donc toujours ici ?

Annick

Oui. Et toi ? Enfin je veux dire, comment vas-tu ?

Manuel

Je… Je n’étais pas certain de te trouver.

Annick

Eh bien tu vois… Ce n’est pas que je n’ai pas bougé… Mais enfin, je suis toujours là. Tu sembles…

Manuel

Je suis content de t’avoir trouvée.

Annick

Ah, eh bien tant mieux. Tant mieux. Je ne pensais pas que nous…

Manuel

Je peux entrer ? Tu permets.

D’autorité, il avance. Elle recule, lâche la porte et de ce fait c’est lui qui se retourne et la referme. Tout cela dans un silence un peu pesant. Revenu vers elle, il la regarde, la scrute, regarde sa tenue, soulève un pan du déshabillé d’un geste de dérision. Elle, d’un geste pudique et farouche, déplacé par rapport à sa tenue, se replie sur elle-même et s’écarte.

Annick

C’est que…

Manuel

Toi, tu ne sembles pas contente de me voir. Tu étais seule ?

Annick

Ben, je suis surprise. Comprends-moi. Tu reviens comme ça. Si longtemps après. Ca fait combien ? Plus de deux ans, non ?

Manuel

Trois ans, oui.

Annick.

Trois ans, eh ben…

Silence

Manuel

Tu étais seule ?

Annick

Qu’est-ce que tu crois. Je vis ma vie.

Manuel d’une voix brutalement énervée.

Ce n’est pas ça. Je te demande si tu es seule ? Là. Maintenant.

Annick

Oui. Oui, ne t’énerve pas. Tu le vois bien, y a personne autour de moi !

Manuel

Et tu mets des falbalas et des frous-frous de ce genre là quand tu es seule ?

Annick

Bon écoute, on ne va pas épiloguer sur mes tenues. Qu’est-ce que tu veux ? Tu voudrais peut-être que je sois à poil ?

Manuel regarde Annick lourdement en silence. Il s’avance encore, regarde autour de lui. Puis se dirige vers un fauteuil.

Annick

Ecoute, je n’ai pas beaucoup de temps. Je dois… on va… enfin faut que je parte.

Manuel

Occupée alors. Très occupée.

Annick

Ouais, enfin la vie normale. Tu sais, quand tu es partie je n’allais pas rester là comme un baobab. Tu étais parti pour ne pas revenir. Pas de message, ni de crise, pas une colère ni un commentaire, mais j’avais compris. Une vraie disparition.

Manuel

Eh bien me voilà.

Annick

Une réapparition. Tu es un vrai tour de passe-passe mon garçon.

Manuel

Me voilà de retour, c’est tout.

Annick vivement

Si c’est pour…

Manuel

Non, non, rassure-toi ce n’est pas pour…

Annick

Parce que faudrait me laisser un peu de temps. Je ne sais pas, moi, faudrait… que je puisse me retourner, tu vois ?

Manuel

Non, non, ce n’est pas pour ça. Ce n’est pas pour vivre ici. Pour vivre avec toi. Je ne l’ai pas voulu il y a trois ans, je ne vais pas le vouloir maintenant. On ne change pas de nature en trois ans. On ne change jamais de nature, ni de fonctionnement. Jamais. Enfin, si peut-être parfois. J’espère que ça peut arriver. Je pense que oui. Mais pas comme ça. C’est autre chose. Bref je ne vais pas te proposer de vivre ensemble. Ca non ! Moi, je suis fait pour la solitude. Je suis fait pour l’étude.

Annick

Pour l’écriture, oui je sais.

Manuel

Oh, ça… Mais c’est vrai, je me suis barré, à l’époque, pour ne pas vivre ce que toi, tu voulais. Tu étais arrivée, tu occupais le terrain. Tu avais tout investi… Moi, justement je…

Annick

Bon, on ne va pas commencer à… Ce n’est plus vraiment de saison.

Manuel

Ca peut se résumer très simplement, en une phrase : je me suis barré pour ne pas accepter de ne pas être moi-même.

Annick fait une moue qui exprime sa perplexité face à la phrase alambiquée que Manuel vient de prononcer. Silence

Annick timidement

Ben alors ?

Manuel

Alors ?

Je vais te dire.

Silence. Puis tout à coup le téléphone se met à sonner.

 

Annick en se précipitant

Ah excuse-moi mais il va falloir…

Elle fait le geste de le faire partir. Puis elle décroche

Annick

Allo ? Oui. Fabienne ? Oui, oui.

Ah bon. Pourquoi ?  

Mais c’est sûr ? …

Tu es certaine ? Bon, bon.

D’accord.

Ce sera pour une prochaine fois.

… Bon, bah écoute… non, non, ce n’est pas ça.

Oui, oui, ça va.

Je te rappellerai demain.

Non je t’assure.

Allez. Bisous.

Elle raccroche et revient vers Manuel

Annick

Bon je t’écoute. Alors ?

Manuel ne dit rien. Il regarde alternativement par terre et vers Annick. Mais reste silencieux.

 

Annick

Alors ? Quoi ? Tu allais me dire… Vas-y parle. J’ai le temps maintenant. Je devais… ça vient d’être annulé. Alors parle. Parce que si c’est pour rester silencieux, autant que tu partes tout de suite, hein ? Alors, tu choisis : si tu restes c’est pour causer. Moi, de toutes les manières, j’ai un bouquin à finir. Là, tu vois.

D’un geste elle désigne un livre sur la table du salon.

Encore un court silence.

Annick pour meubler

Ce n’est pas de la grande littérature, mais quoi, tu me connais. C’est un San Antonio : les morues se dessalent. Pas mal comme titre non ?

Manuel relève lentement la tête.

 

Manuel

Je suis venu pour te tuer…, Annick

Annick éclatant de rire

Ahh Ahh Ahh

Me tuer ?

Manuel

Oui, je suis venu te tuer.

Annick

Continuant de rire.

Tu lis trop ou tu écris trop, je ne sais pas, mais tu dis n’importe quoi. Tu es dans un  autre monde. Ce n’est pas nouveau mais ça s’est aggravé, manifestement.

Manuel

L’heure de la vengeance est arrivée.

Annick

Voilà ! je te dis que tu copies les bouquins. Ce sont des phrases toutes faites que tu sors là. On ne parle pas comme ça dans la vie.

Elle l’imite

Je suis venu te tuer, Annick. L’heure de la vengeance a sonné.

Elle redouble de rires

Manuel

Arrête. Arrête de rire comme une hystérique.

Il lui prend les poignets et la secoue brutalement.

Je te dis d’arrêter immédiatement. Arrête. Tu entends. Arrête

Annick s’est arrêtée de rire et se tord sous la prise de Manuel

Mais tu me fais mal… Tu es fou. Vraiment cinglé, hein. Tu débarques comme ça et tu trouves rien de mieux que de m’agresser. Tu es barge, mon pauvre gars.

Manuel lâche sa prise, Annick retombe sur son siège en se massant les poignets. Ils restent face à face, pleins d’hostilité et un moment silencieux.

Manuel

Tu as tort de te moquer. Tu ne connais pas ce qui m’anime, tu ne connais pas ma colère…

Annick

C’était il y a trois ans que tu aurais dû piquer cette colère, mon vieux. Fallait parler à cette époque. On se serait expliqués, on aurait peut-être trouvé un terrain d’entente, qui sait ? Maintenant tu ferais mieux de partir. C’est fini, c’est trop tard. Allez, va-t-en.

Manuel

Non, non, je suis venu te tuer.

Annick

Encore ? Mais qu’est-ce que ça veut dire, à la fin ?

Le téléphone de nouveau se met à sonner. Manuel  a un geste d’impatience. Annick se lève et va répondre.

Annick

Oui ?

Ah c’est toi Francis. Comment vas-tu ? Ca fait longtemps…

Non, non je n’ai pas été loin…

Hier, oui.

Long silence, elle écoute son interlocuteur, s’agite un peu nerveusement, émet parfois un petit rire, sorte de gloussement ponctuant les propos qui lui sont dits.

 

Ah ? Chez toi dans ta maison ? Ca me ferait plaisir, oui.

Oui, je crois que je suis disponible. Deux jours impromptus, oui j’ai compris. Oh c’est une chance, on peut le dire.

C’est sur.

Bon bon , écoute j’ai du monde, je vais te rappeler. Non non, je t’en prie. Mais sur le principe c’est d’accord.

C’est entendu, je te rappelle.

Oui, moi aussi.

Elle raccroche et revient vers Manuel.

Manuel

Tu es très occupée… n’est-ce pas.

Impressionnant. C’est impres…

Aussitôt une nouvelle sonnerie du téléphone. Annick fait le geste de s’excuser vaguement mais retourne au combiné sans vergogne. Pendant la conversation téléphonique, Manuel va se lever et montrer de plus en plus son impatience.

Annick

Allô ? Ah Léopold, je ne m’attendais pas… Oui hier quand je vous ai…

Non c’est avec Fabienne qu’il faut voir cela… C’est elle qui traite ces affaires.

Oh moi ? je…. Oui c’est autre chose. Ecoutez j’espère que vous avez passé un bon moment.

Bon.

Le dialogue téléphonique devient silencieux et pendant qu’il se poursuit on entend le monologue intérieur de Manuel

Manuel

La tuer ? Je suis venu pour la tuer. Je devrais avoir le courage de le faire. Pour une fois je devrais aller jusqu’au bout de mon acte. C’est sur, ça créerait un traumatisme. Oui, on peut changer quand on est plongé dans certaines circonstances. Ces circonstances, il s’agit de les susciter si elles ne viennent pas toutes seules. Il s’agit de forcer le destin. La tuer, tuer cette femme susciterait peut-être enfin le déclic que j’attends, que j’attends depuis si longtemps. Et puis j’aurais la satisfaction de l’accomplissement. Mais faut-il en arriver à tuer pour cela ? Tuer pour vivre, pour changer. Tuer pour s’accomplir. J’ai tout ce qu’il faut là dans ma poche. Je suis outillé. Il me suffit de le vouloir. Il me suffit d’avoir le courage. Ce serait ma chance ultime.

Puis le monologue cesse et l’on ré entend les propos d’Annick.

 

Annick

Oui, oui, c’est ce qui m’a semblé.

Elle rit avec coquetterie.

Eh bien disons, que je voulais… vous faire plaisir. Oui, plaisir.

Voilà. C’est le principal.

Elle rit et continue de minauder au téléphone.

… de planning. C’est cela. Il ne pourrait y avoir d’autre mot plus exact.

Ah Léopold vous êtes un homme précieux.

Oui, je vous embrasse.

Ciao.

Elle raccroche. Aussitôt Manuel attaque.

Manuel

Ce n’est pas possible. On ne peut pas te parler. Tu reçois tous ces coups de fil… Là.

Annick

Ecoute mon petit Manuel, tu veux me tuer ou me parler ? Il faudrait peut-être que ce soit clair. Personne n’y comprend plus rien. Si tu veux me parler il faudra attendre que je sois disponible. Tu n’es pas chez toi ici et je mène la vie que je veux. Tu disposes de quelques minutes entre chaque coup de téléphone, ce n’est déjà pas si mal. D’autres que toi savoureraient drôlement ce privilège, tu sais. Si en revanche tu es venu me tuer, il faudrait affiner ton dispositif. Car tous ces correspondants téléphoniques sont autant de témoins potentiels à charge. Ils peuvent constater que je vais bien à la minute près. Tu es monté ici en plein jour, le meurtre va faire du bruit et il faudra que tu partes dans la plus grande discrétion. Ton affaire n’est pas gagnée, hein ?

Manuel

Oui, je vais te tuer. Ne t’inquiète pas pour moi, mon dispositif, il est parfaitement au point. Au  détail près, je t’assure. Je vais donc te tuer sans coup férir. Je vais te tuer mais auparavant…

Annick

Vas-y, je t’écoute…

Manuel

Ne m’interromps pas, je te prie.

Annick

Je ne t’interromps pas, je t’écoute. Tu disais que tu allais me tuer mais qu’auparavant…

Manuel

Je vais t’expliquer pourquoi. Je veux te dire pourquoi je veux me venger.

Annick

Explication.

Manuel

Parfaitement. Ton assurance et ton ironie ne m’impressionnent pas. Ils résument au contraire tout ce que tu es. Une… une…

Tu vois, Annick, je suis parti d’ici il y a trois ans. C’était chez moi. Un soir tu étais arrivée alors que je travaillais.

Annick

Faits exacts mais connus de moi. Tu peux abréger

Manuel

Ce que tu ignores c’est que depuis je n’ai jamais pu retravailler.

Annick

Ah.

 

Manuel

Jamais retravaillé. Jamais. J’ai gagné ma vie ici ou là, j’ai fait différents petits boulots. Y compris laveur de carreaux. Mais mes études sur la guerre, notamment celle sur la résistance à Berlin au temps du nazisme, cela a été perdu à tout jamais. Mon travail d’historien a cessé définitivement. Je n’ai jamais pu…

Annick

Et tes romans ?

Manuel.

Mes romans ? Ah oui. Eh bien, disons...Enfin bref, je n’ai rien fait.

Annick

Et tu prétends que c’est à cause de moi ? Tu avais fait quelque chose avant que je n’arrive ? Tu oserais prétendre que je t’ai envahi et que j’ai tout bloqué ? Qu’avais-tu écris ? Dis-le moi.

Manuel

Cesse de m’interrompre. Je suis en train de t’expliquer. Quand tu es arrivée, au bout de trois jours j’ai vu que tu t’étais installée pour ne plus partir. Tu occupais le terrain. Etablie comme une étagère scellée dans un mur. Je me suis dit que c’était foutu. Je ne pouvais plus rien faire. Paralysé, anéanti. J’ai essayé de te le faire comprendre. C’était à toi de partir, de me laisser tranquille. Mais tu ne bougeais pas, sourde impotente et muette. Enfin non pas muette. Justement. Il fallait que l’un des deux pots cassent. J’étais le pot en terre, je me suis cassé.

Annick

Alors tu t’es cassé. J’avoue que… je l’ai regretté. Je… Je n’étais pas venue pour ça.

Manuel

Je ne sais pas pour quoi tu étais venue…

Annick

Je m’en doute, figure toi

Manuel

… mais je ne te supportais pas. Effectivement je suis parti. Parti sans rien dire, sans un mot, sans une annonce.

Annick

Comme un gamin boudeur.

Manuel

Non pas ça. J’avais eu une idée. Je suis parti parce j’ai voulu susciter un déclic.

Annick

Un déclic ? Tu croyais que j’allais…

Manuel

Un déclic chez moi, en moi. Un déclic dans ma vie. Je me suis dit que cette situation pouvait être une chance pour moi. Oui, une chance, ne me regarde pas comme ça. Dans des circonstances exceptionnelles, des hommes parfois se révèlent. Leur vraie nature apparaît et ils font de grandes choses.

Annick

Oui, oui, les circonstances exceptionnelles. Je connais, tu m’en avais parlé dès le premier soir, je me souviens. Et alors ? La circonstance exceptionnelle, n’était-ce pas moi ? Mon arrivée et mon installation ?

Manuel

Non, non, ça n’avait rien donné. C’était évident au bout de 24 heures. Je ne suis pas fait pour autre chose que la solitude. Avec toi, rien ne pouvait s’accomplir.

Annick

Mais qu’attendais-tu alors ?

 

 

Manuel

J’attendais un choc pour me révéler… L’écriture, tu comprends ? L’écriture, c’est là qu’est mon accomplissement. C’est pour cette raison que je suis parti de manière aussi brutale. Créer un choc, provoquer le destin. J’ai… J’ai pris un sac de voyage, quelques affaires, mon portefeuille avec ma carte de crédit et mon chéquier. Je suis parti. Je n’avais nulle part où aller. Personne. J’ai eu la réaction habituelle, je suis retourné dans la ville d’où j’étais issu. Villefranche. Personne non plus. Rien.

Annick

Rien ? Quoi, rien ? Y avait-il eu quelque chose avant ? Je te le demande, mon vieux, hein ? Avec moi peut-être…

Juste à ce moment là le téléphone sonne de nouveau. Comme déclenché par un mécanisme à ressort, Annick saute sur ses jambes et va se précipiter.

Manuel

Non je t’en prie n’y va pas.

Elle s’arrête et hésite

Annick

Mais c’est peut-être un…

Manuel

Non. C’est trop grave.

Annick

Grave ?

Manuel

Oui grave. Je ne sais pas ce n’est peut-être pas le mot juste. Mais laisse sonner. Laisse.

Annick

Oh mais tu m’ennuies à la fin.

Manuel s’énervant et haussant le ton

N’y va pas, je te dis. Tu comprends, oui ou non ? Tu préfères que j’arrache les fils ? Tu veux que je le casse, ce téléphone de malheur.

Annick

Calme toi, calme toi.

Manuel

Non je ne vais pas me calmer si tu continues à répondre au téléphone et si cette saloperie continue de sonner toutes les cinq minutes. Tu ne peux pas rester tranquille. Silence SILENCE.

La sonnerie cesse.

Annick

Eh bien  voilà tu as eu ce que tu voulais. J’ai probablement raté…

Manuel

Quoi ? Qui sont tous ces gens ? Tu as une drôle de vie…

Annick

Non, rien… Ce n’est pas…

Moment de silence ils se regardent un peu en chiens de faïence.

Annick timidement

Dis, on parle comme ça. Pour une fois… Tu ne veux pas… enfin… tu veux rester dîner ? J’ai quelques trucs, là… C’est l’occasion, non ?

Manuel

Ouais. Plus tard.

Puis doucement

C’est gentil de le proposer.

Mais tu sais ça ne m’empêchera pas de te tuer quand j’aurai fini.

Annick

Fini ?

Manuel

Oui fini de te dire pourquoi. Fini de m’expliquer. Je veux aller jusqu’au bout de mon propos. Il faut que tu comprennes, Annick.

Annick

Parle, vas-y pendant ce temps je vais sortir des assiettes et préparer une salade.

Manuel

Mais tu ne peux jamais rester tranquille à la fin. Reste là. Là.

Annick

Alors fais vite et va directement à la conclusion.

Manuel

La conclusion c’est que…

J’ai erré comme ça pendant trois ans. Il ne s’est rien passé. Je n’avais plus de chez moi. Je n’avais plus le courage de rien. Au début j’étais à l’affût, à l’écoute ; j’attendais que quelque chose apparaisse… enfin c’est difficile à expliquer à haute voix. J’attendais… c’était peut-être une révélation. J’ai rapidement constaté que rien ne se passait. J’avais beau avoir tout quitté. J’avais beau avoir pris des risques. J’avais crû aller au bout d’un acte : j’étais parti. J’avais voulu créer un choc. Il n’y avait pas d’écho. La feuille blanche. On en parle toujours comme d’un mythe, cette angoisse de la feuille blanche moi je la connais. C’est un blocage total. On croit avoir des choses à dire, des histoires à raconter, on prend une feuille, un crayon et là, tout se fige. Je n’ai rien écrit, jamais rien écrit. Mes rêves s’étaient dissous, il fallait que je me débrouille. J’ai lavé des vitres. J’ai été gardien, agent de sécurité. Je m’étais vu chercheur, historien, auteur et voilà. Je me retrouvais laveur de carreaux. Ou pire.

Annick

Mais tes contacts avec ce directeur de revue ?

Manuel

Finis. J’avais rêvé d’autre chose et rien n’était venu.

J’ai d’abord erré longtemps, perdu, sans plus aucun repère. Je ne parlais plus. J’ai bu, bien sûr. Avec cette trogne malheureuse, abattue qu’ont tous les mecs qui boivent seuls appuyés à un zinc. Puis comme il faut bien vivre je me suis remis à manger, à dormir, à travailler. Mais toujours sans un mot. Laveur de carreaux, c’est idéal pour ne pas parler.

Puis un jour j’ai remonté la pente. J’avais eu une idée.

Annick

Ah tu vois, rien n’est jamais…

Manuel

Ouais. Mon idée c’était de te tuer. Je doublais la mise. C’est ça qui m’a fait vivre à partir de ce moment là.

Il sort un revolver. Annick se fige.

 

 

Annick dans un murmure

C’est donc vrai !

Manuel sans l’écouter, sans presque prendre en compte sa présence

Oui, cela fait des mois que je vis avec cette idée. Des mois que je me réveille chaque matin avec la sensation de me rapprocher un peu plus de cette échéance. Doubler la mise, oui, tenter le tout pour le tout. C’est grâce à cela que je me suis remis à parler aux gens, que j’ai retrouvé une vie normale. Je me disais je vais aller tuer Annick, je vais aller tuer Annick.

Annick

Mais Manuel, ce n’est pas possible.

Manuel

Oui je vais tuer Annick. J’ai tout prévu. Ca fait si longtemps que je le prépare, ce dernier coup, si longtemps. La maîtriser, la ligoter, tirer à travers un coussin pour atténuer le bruit de la détonation, attendre le creux de la nuit pour m’en aller. Laisser son cadavre encore fumant derrière moi.

La seule incertitude c’était de savoir si elle vivait encore ici. Eh bien oui. J’ai eu de la chance, pour une fois. Annick habite toujours dans cet appartement.

Annick médusée

Attends un peu, que se passe-t-il ? Tu n’es pas bien ?

Manuel, revenant à lui.

Ah tu me crois fou, hein ? Tu crois que je délire. Non Madame, je ne délire pas. Je veux simplement me venger. Me venger. Me libérer. Tu as gâché ma vie et tu vas me le payer. Tu as gâché ma vie, tu m’as confronté à ma médiocrité. Il me reste une seule chance. C’est cette chance là que je vais jouer. Après cela, je saurai vraiment.

Il répète avec un air pénétré :

Oui je saurai.

Un temps, comme le silence avant l’orage.

Annick

Gâché ta vie! Je t’ai gâché ta vie ? Tu oses me dire ça ?  Mais c’est insupportable d’entendre cela ! Et moi, tu ne l’as pas gâché ma vie ? Tu es là à te plaindre, à gémir, à demander des comptes, à vouloir me faire payer je ne sais quoi. Mais mon petit bonhomme, je pourrais te retourner le compliment.

Ah ça c’est un peu fort. Gâché sa vie !

Rabaisse ton joujou, mon garçon. Tu me tueras peut-être parce que tu as l’arme et la force masculine, mais tu m’entendras d’abord.

Manuel

Quoi, quoi, qu’est-ce qui te prend ?

Annick

Oui, tu m’écouteras. J’ai des choses à te dire.  Moi aussi, je vais m’expliquer.

Non mais, pour qui se prend-il celui-là.

Tu n’as jamais cherché à savoir pourquoi un soir de septembre il y a trois ans j’étais venue chez toi. Pourquoi j’avais cherché à m’installer. Pourquoi j’attendais que tu sois là. Non, à te voir aujourd’hui, à voir ta mine éberluée, c’est clair tu ne t’es même jamais posé la question. Tu as simplement senti que cela te dérangeait dans tes petites ambitions écrivailleuses. Monsieur se croyait génial littérateur. Il s’est barré pour se tailler un destin. Il a vagabondé comme un bohème.

Et moi, tu ne crois pas que j’ai vagabondé également ? Toute ma vie j’ai vagabondé. Mon existence est un tissu déchiré, lacéré, effiloché. Et ce n’est pas parce que je vis ici comme un Bernard l’ermite qui t’aurait pris ta coquille que j’ai pour autant cessé de vagabonder. Tous ces coups de fil, qu’est-ce que tu crois ? Qu’est-ce que c’est d’autre que des témoignages de mes vagabondages. La preuve de ma vie décousue.

Manuel

Et alors ?

Annick

Et alors ? Faut-il donc te faire un dessin ? Alors j’avais trouvé un mec. Je n’ai pas eu recours aux petites annonces et la vie ne me l’a pas amené sur un plateau. Pas de coup de foudre lors d’une rencontre. Ce mec, c’est moi qui l’ai repéré peu à peu, en traînant dans le quartier. Comme un chasseur, je l’ai étudié, identifié, traqué. C’était un homme tranquille, stable, silencieux. C’était ce qui me fallait car il avait tout ce qui me manquait. Je suis allé chez lui, chez ce mec qui lisait, qui mettait des boules quies pour ne pas être dérangé par les bruits de la vie et qui s’intéressait à la seconde guerre mondiale et ambitionnait d’écrire un livre, ou quelque chose de ce genre. J’avais cru trouver mon port. Au bout de trois jours, il est parti.

Manuel

Il est parti.

Annick

Alors de nouveau j’ai vagabondé. Je n’avais pas fait un pas de progrès. La seule tentative se soldait par un échec. J’ai retrouvé mon registre, repris ma partition et entonné l’air que je chantais depuis toujours. A vot’bon cœur, à vot’bon corps ! Mon air quoi.

Manuel

Mais tu es restée ici.

Annick.

Même pas. Si peu. Oui, j’habite ici, oui, j’ai gardé ta coquille. Mais je la quitte si souvent. Je suis rentrée hier d’un voyage de trois mois et demi.

Alors elle est pas gâchée c’te vie ? Par la faute d’un mec comme toi qui n’as pas eu la patience d’attendre un peu, d’apprendre l’habitude, d’accepter la vie à deux. Qui n’a pas eu le courage de faire une expérience.

Manuel

Mais je ne cherchais pas l’âme sœur, moi. C’est une autre expérience que je recherchais.

Annick

Et en plus tu reviens. Trois ans étaient passés. Dès le lendemain de ton départ, j’ai fait une croix sur mes rêves. Trois ans sont passés et je n’y songeais même plus. Le mouvement étourdit. J’avais réussi à t’oublier. T’oublier. Tout oublier de cette aventure que j’avais tant préparée et qui n’a duré que trois jours. Ce soir je devais… Bref tu reviens. Tout se réanime.

Mais c’est moi qui devrais te tuer.  C’est moi.

Manuel

Eh Halte là, ne t’excite pas. N’inverse pas les rôles.

Annick s’échauffant progressivement

Oui, je devrais te tuer. Je ne songeais plus à rien. Tu viens me provoquer, toi qui a ruiné ma vie, qui n’a pas donné leur chance à mes espérances. Tu viens me dire que tu m’as tout fait rater non par incompatibilité d’humeur, mais parce que tu cherchais un déclic. Un déclic. Ce serait risible. Mais le déclic, c’était moi. C’était moi qui pouvais changer ta vie. Je vais te tuer Manuel, avant que tu ne partes j’aurais trouvé un stratagème, j’aurai…

Manuel

Ne fais pas la petite fille. Tu avais simplement rêvé d’un prince charmant. Mais cela n’existe que dans la tête des gamines. Les femmes perdent rapidement…

Annick

Mais que discoures-tu sur les femmes, toi qui ne les fréquentes pas. Que connais-tu d’elles ? Tu n’as pas supporté d’en avoir une qui s’offrait à toi. Les petites filles, les petites filles ont leurs poupées, leurs baigneurs et leurs papas. Ce sont les femmes qui rêvent à autre chose. Et cet autre chose, toi Manuel, toi, tu m’as empêché de l’obtenir. Tu m’as gâché la vie. Oui, toi, toi Manuel, tu as gâché la vie de cette pauvre Annick. Et c’est pourquoi Annick veut se venger.

Manuel

Ce n’est pas une raison pour m’empêcher une nouvelle fois…

Annick

C’est moi qui vais te tuer. La vengeance sera de mon côté.

Manuel

Tu oublies que je suis armé. N’inverse pas les rôles.

Annick

Je vais me gêner, tiens. Tu es un faible Manuel, si tu devais me tuer ce serait déjà fait depuis longtemps. C’est moi qui ai la main désormais.

Manuel

Ah ne me provoque pas. Tu sais, je n’ai plus rien à perdre. C’est moi qui vais te tuer parce que c’est mon ultime chance de déclic. Ca et rien d’autre.

Annick

C’est justement parce que c’est ton ultime espoir que tu ne le feras pas.

Manuel

Tu te trompes. Je suis parti, la violence s’est déclenchée en moi, rien ne peut désormais la retenir. Je l’ai gardé trop longtemps enfermée là, elle va se libérer, se répandre et aller jusqu’à son point extrême. Le flacon est ouvert je le boirai jusqu’à la lie.

Annick se radoucissant subitement mais faisant montre d’une grande lucidité

Arrête de crier. Je ne te provoque pas. C’est toi qui es venu ce soir me mettre sous le nez ce que je portais secrètement dans mon cœur. Le ratage de ma vie. Tu es doublement coupable, Manuel. D’abord parce que tu ne m’as pas acceptée et que je n’ai pas pu changer d’existence. Mais aussi parce que tu m’as obligée à le reconnaître. Tu m’as fait dire les mots. Il n’y a rien de plus redoutable que de dire les choses douloureuses. Les mots et la conscience ont partie liée. Eh bien voilà tu m’as poussée trop loin. En déclarant que je t’avais fait raté ta vie tu m’as forcé à reconnaître que tu m’avais fait rater la mienne. Et c’est là ce qu’il ne fallait pas. Alors…

Soudain on frappe à la porte. Mais avant de réagir, Annick finit sa phrase.

 

Annick doucement

…tu vas payer.

Manuel s’est figé lorsqu’on a frappé à la porte, tête tournée vers l’entrée. Annick se lève lentement pour se diriger vers la porte. On frappe une deuxième fois. Une métamorphose s’opère chez Annick et elle prend le ton, les manières, le rôle du début de l’acte. Même voix aimable et presque minaudante.

Annick

Oui, oui voilà ! J‘arrive.

Elle ouvre. On aperçoit un homme élégant dans l’encadrement de la porte.

Ah Pierre-René, c’est vous. Je ne sais pas pourquoi j’étais persuadé que ce serait François. Mais entrez donc !

L’homme entre gêné, sans mot dire ayant des attitudes d’homme extrêmement timide et contrastant par là avec son allure physique et son élégance.

 

Annick

Oui, oui, non, oui, ne vous inquiétez pas. J‘étais avec un ami. Mais vous ne nous dérangez pas le moins du monde. non, oui, oui il ne va pas partir, je suis avec lui. Mais entrez, asseyez vous un instant. Vous ne serez pas venu pour rien. Non, non, oui, voilà.

Laissez-moi vous présenter. Voilà, oui, oui, Pierre-René un excellent ami, très cher, un homme remarquable. Et.. et euh, oui, oui, un autre ami, je vous le disais je suis avec lui. Il s’agit de Joseph. Bien oui, Joseph. Bah pourquoi faites vous cette tête, Joseph. Voilà, Pierre-René, Joseph vous allez vous entendre, et même devenir inséparables. Je le sens et m’en réjouis. Allez-y, discutez entre vous, rompez la glace, oui, oui. Non, moi je vais chercher à boire. Pierre René vous êtes un envoyé du ciel. Du ciel, oui. Pourquoi, eh bien parce que, parce que j’avais soif. Joseph est à Paris pour plusieurs jours, c’est un homme que j’adore. N’est-ce pas Joseph, je vous adore. Non, non n’ayez pas de fausse pudeur et vous Pierre René pas de jalousie, hein. Non, non, je ne le supporterais pas. Allez, voilà.

Tiens un coup de Whisky. Du 16 ans d’âge, on me dit qu’il est excellent. Oui, oui. Allez Pierre René, je sais d’ailleurs que vous l’appréciez celui-là. Hein, oui, oui la fois dernière vous avez englouti… Enfin plus de trois verres. Oui enfin vous n’êtes pas une jeune fille, hein, vous tenez bien la route. Manu… enfin Joseph c’est autre chose. C’est un cérébral, un intellectuel. Vous savez qu’il a écrit un livre sur… Mais chut. Il n’aimerait pas que je révèle des secrets. Allez détendez-vous, Chéri. Buvez quand même un p’tit coup avec Pierre René et moi. Je sais que vous buvez surtout des tisanes. Mais… bon. Pierre René ne restera pas, n’est-ce pas Pierre René. Vous passiez juste pour boire un verre et donner un bonjour. Allez trinquons tous les trois à l’amitié. Cul sec comme d’habitude. Oui, oui. Puis nous reprendrons nos affaires, là où nous en étions restés.

A la une

A la deux

A la trois.

A chaque coup ponctué, Annick sert dans les trois verres, en prenant soin de ne verser que très peu d’alcool dans son propre verre, puis fait mine de porter un toast et fait boire cul sec par ses deux convives. Les trois personnages effectuent cette opération comme une sorte de cérémonie étrange, dans un silence obstiné et gêné. Alors Annick se lève et va mettre un disque de jazz. Aussitôt l’ambiance devient semblable à celle d’une boîte de nuit. Les lumières se tamisent, des projecteurs lancent des éclairs de couleurs. On voit les trois convives s’échauffer, s’animer. Ambiance un peu irréelle de soirée arrosée.

 

Pierre-René

Je…

Annick

Encore un verre, un dernier verre avant la route ? Allez, tenez c’est ma tournée. Mais si, mais si Joseph ne le refusez pas. La bouteille est débouchée, vous la boirez jusqu’à… comment disiez-vous déjà ? Jusqu’à la lie. C’est quoi, au fond la lie ? Allez, allez ne refusez pas. Ce serait désobligeant. Regardez Pierre-René, lui au moins il ne fait pas de chichi.

Ils boivent encore leur verre, cette fois Manuel le fait par petits coups, plus lentement. On sent qu’il a du mal.

Pierre René

Je…

 

Annick

Déjà ? Pierre René vous voulez nous quitter ? On s’amusait bien tous les trois, hein. Bon. Je ne vous retiens pas, si vous avez à faire. Je vous raccompagne.

Eh bien Joseph vous pourriez au moins vous lever pour saluer notre ami. Ah, je vois, vous avez du mal à tenir debout. Mon pauvre ami, vous n’êtes guère brillant. Comment pourriez-vous aller au bout de vos exploits, désormais ?

Manuel s’adressant d’une voix pâteuse à Pierre René

Je vais vous dire… Je ne sais pourquoi elle m’appelle Jo… Jo… Jose…  Enfin quoi elle le sait que je m’appelle Ma…Manu..

Annick

Vous êtes un peu pompette mon pauvre ami. Ah il ne tient pas bien la boisson, excusez-le, Pierre René.

L’atmosphère de la pièce revient à des conditions plus classiques. Pierre René est un peu gris et du coup désinhibé. Durant les échanges qui suivent il va avoir une attitude un peu trop engageante vis-à-vis d’Annick en essayant de la peloter ou de la coincer entre les meubles.

Pierre-René

Je…

Annick

Oui, oui, Pierre-René. Moi aussi, vous le savez…  Attendez un peu.

Elle rit et se trémousse.

Je vais vous raccompagnez jusqu’en bas. J’ai… J’ai quelque chose à vous dire. Ah mais vous n’êtes pas sérieux. Attendez donc, que va penser mon ami Joseph ? Ecoutez. Je vais enfiler un manteau et je vous accompagne. J’en ai pour une demi seconde.

Oh mais arrêtez donc, à la fin. Je vous connaissais plus sage.

Elle disparaît un moment. Restent en scène les deux hommes Manuel s’est affalé sur le canapé avec l’air de cuver et Pierre René est resté au milieu de la pièce en gloussant tout seul aux idées lubriques qui défilent manifestement dans sa tête.

Puis la lumière se fait brièvement sur un nouvel espace. C’est Annick qui a enfilé un manteau et se trouve  maintenant dans sa cuisine. On la voit penchée sur sa cuisinière et tourner les boutons du gaz. Elle ouvre aussi grand la porte du four. On entend un chuintement, celui du gaz qui se diffuse.

 

Annick d’une voix ferme et froide

C’était l’occasion. L’autre est arrivé au bon moment. Et je la tiens ma vengeance.

Puis d’une voix de nouveau minaudante

J’arrive Pierre-René, ne vous impatientez pas.

L’espace de la cuisine s’éteint et on revient sur la pièce principale où se trouvent les deux hommes. Annick réapparaît à une porte.

Pierre René

Je…

Annick

Oui, oui, allez venez Pierre René, je vous reconduis. Laissez vos mains tranquilles, vous voulez bien, je n’ai pas enfilé un manteau pour que vous me…. Oh mais, bats les pattes.

Pierre René

Oh, je…

Annick

Allez ouste !

Ils sortent de l’appartement, laissant Manuel seul affalé sur le canapé. Le bruit du chuintement se fait de plus en plus fort.

Manuel s’exprimant avec difficulté

Qu’est-ce que…. Elle est partie ?  Ca sent…. bizarre. Je voulais… Faudrait que je me lève….

Il appelle faiblement

Annick ! Annick, je veux te…

Puis il retombe, assommé

On entend des coups à la porte. Energiques, de plus en plus forts. Et bientôt une voix, celle d’une femme, Madame Gravain.

 

Mme Gravain

Y a quelqu’un ? Y a quelqu’un ? Oh là,là mais c’est que ça sent le gaz. Allez, ouvrez, ouvrez quoi.

Sous l’effet du tapage, Manuel a rouvert les yeux, péniblement. Il comprend qu’on frappe. Il murmure

Manuel

C’est toi ?

Puis comme les coups continuent, il se lève en titubant, réussit à aller jusqu’à la porte et l’ouvre. Pendant tout ce temps, les coups et les appels de Mme Gravain ont continué de plus bel. Mme Gravain et Manuel se retrouvent face à face.

Mme Gravain

Ben quoi, vous êtes de retour ? Vous êtes revenu rue de Brandebourg ?

Manuel

Hein ? C’est pas toi, Annick ?

Mme Gravain

Oh là la, il faut sortir. C’est épouvantable. Allez venez chez moi. Vite, vite. On va appeler les pompiers. C’est épouvantable. ben ça alors, vous êtes revenu ! J’vous croyais disparu. Allez, venez, quoi. Heureusement que vous avez toujours pas de sonnette, j’aurais pu tout faire exploser.

Manuel

Je crois que j’ai raté mon déclic.

Mme Gravain

Comment ?

Manuel

Déclic ?

Mme Gravain

Il délire.

On entend alors la sirène des pompiers au loin et qui se rapproche progressivement

Rideau

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