La position de la tortue

Kaa Aime J.

La sonnerie retentit trois fois, et fait craquer le vernis de civilisation qui pousse les gens à attendre que les autres sortent avant de monter. Jackson est propulsé dans la rame par la cohorte grégaire qui pousse derrière lui. « Clac », les portes sont closes. Quelques insultes fusent derrière lui. Jackson se retourne, voit le vieux qui laissait passer tout le monde avec un sourire affable invectiver une femme tout aussi laide que lui. L'homme venait de la bousculer afin de rentrer, lui aussi.Une place est libre, Jackson s'assoit, branche son Ipod. Les écouteurs blancs jurent avec sa peau mate de métisse, ses yeux fixent cette tragédie humaine que jouent malgré eux les passagers du métro. Drôle de comédie pour lui, le néo-citadin, qui comprend qu'en ville les gens se voient mais ne se regardent jamais. Pas un mot. Faire un bruit est une insulte. Un regard, une agression. Alors que la mélodie de Smooth Criminal frappe ses tympans, alors que le métro tremble et s'avance dans le noir, Jackson observe.Une femme, visiblement épuisée par sa journée de travail, qui attend d'être chez elle pour bouger, sourire ou vivre. Un quinquagénaire sali par la vie (et le pastis). Une, deux, trois, quatre, cinq personnes qui lisent des romans, plus ou moins grands, plus ou moins intelligents. Une bonne façon de préjuger de la vie d'une personne que de regarder ce qu'elle lit. Tu lis Marc Levy : Tu veux échapper à ta vie, revenir à ce moment béni qu'est l'enfance, quand tu attendais ton prince charmant. Tu lis de l'heroic fantasy : Je ne te comprend pas. Jackson n'a pas le temps de continuer : « Garibaldi » annonce la voix. Les portes s'ouvrent, se referment. Des insultes fusent à nouveau. Heure de pointe. Vernis de civilisation.Deux romans sont sortis, deux liseuses numériques sont entrées, qui s'ajoutent à celle déjà présente auparavant. Internet a englouti la télé, la radio, la presse. Imitant ce monstre, la liseuse entend bien avaler le livre et les libraires. Elle mène sa bataille sereinement, dans le métro et ailleurs, dans nos vies. Et elle entend bien l'emporter.« Saxe-Gambetta ». Monte une rom. Sa présence réussit l'exploit de créer un blanc. Dans ce silence de plomb. La femme, plutôt élégante, commence à faire la manche. Chacun sa technique pour refuser. Indifférence, regard noir, hochement de tête hostile. « Hypocrites », pense Jackson. « Vous vous insurgez devant votre télévision contre la pauvreté, elle apparaît devant vous et voilà le sort que vous lui réservez ». « S'il vous plaît », lui demande alors la femme, décidément très belle.  « Je n'ai rien » assure Jackson. Mensonge. Mais bon, ce n'est pas pareil, se dit-il. Il n'a pas de sous. Et de toute façon, il est arrivé. « Guillotière ».Il s'extrait de ce lombric robotisé, revient à l'air libre. Fronce les sourcils, les yeux éblouis par le soleil. Et marche. Rentre chez lui. Prend une contre-allée, échappant enfin aux bruits de voitures, de cars, de trams, de klaxons, d'insultes : à la ville. Au loin, au milieu de la route, un fauteuil roulant. Que peut-il bien faire ici, inactif, immobile, au milieu de la chaussée ? Une voiture pourrait passer, renverser le corps frêle qui se trouve dessus. Un corps usé, comme le remarque Jackson, dès qu'il s'approche.« Madame, avez-vous besoin d'aide ? » demande t-il. Jackson a toujours été touché par le handicap, alors qu'il a été ami en primaire avec une jeune paralysée. Il s'apprête à réaliser sa bonne action, celle qui remonte le moral et l'estime de soi après une dure journée.« Casse toi négre, j'ai pas besoin d'aide » l'agresse d'une voix chevrotante la mamie. Dans les entrailles de Jackson, le sang ne fait qu'un tour. Il met la vieille et la chaise sur le trottoir. Renverse le fauteuil, le plaçant dans ce que l'on pourrait appeler la position de la tortue. Le dos au sol, les jambes en l'air. La vieille incapable de bouger, le traite de tous les noms. Des insultes que personne n'entend. La rue est vide. Jackson, déjà loin, maugrée : « Sale vieille pute ».

La sonnerie retentit trois fois, et fait craquer le vernis de civilisation qui pousse les gens à attendre que les autres sortent avant de monter. Jackson est propulsé dans la rame par la cohorte grégaire qui pousse derrière lui. « Clac », les portes sont closes. Quelques insultes fusent derrière lui. Jackson se retourne, voit le vieux qui laissait passer tout le monde avec un sourire affable invectiver une femme tout aussi laide que lui. L'homme venait de la bousculer afin de rentrer, lui aussi.

Une place est libre, Jackson s'assoit, branche son Ipod. Les écouteurs blancs jurent avec sa peau mate de métisse, ses yeux fixent cette tragédie humaine que jouent malgré eux les passagers du métro. Drôle de comédie pour lui, le néo-citadin, qui comprend qu'en ville les gens se voient mais ne se regardent jamais. Pas un mot. Faire un bruit est une insulte. Un regard, une agression. 

Alors que la mélodie de Smooth Criminal frappe ses tympans, alors que le métro tremble et s'avance dans le noir, Jackson observe. Une femme, visiblement épuisée par sa journée de travail, qui attend d'être chez elle pour bouger, sourire ou vivre. Un quinquagénaire sali par la vie (et le pastis). Une, deux, trois, quatre, cinq personnes qui lisent des romans, plus ou moins grands, plus ou moins intelligents. Une bonne façon de préjuger de la vie d'une personne que de regarder ce qu'elle lit. 

Tu lis Marc Levy : Tu veux échapper à ta vie, revenir à ce moment béni qu'est l'enfance, quand tu attendais ton prince charmant. Tu lis de l'heroic fantasy : Je ne te comprends pas. Jackson n'a pas le temps de continuer : « Garibaldi » annonce la voix. Les portes s'ouvrent, se referment. Des insultes fusent à nouveau. Heure de pointe. Vernis de civilisation.

Deux romans sont sortis, deux liseuses numériques sont entrées, qui s'ajoutent à celle déjà présente auparavant. Internet a englouti la télé, la radio, la presse. Imitant ce monstre, la liseuse entend bien avaler le livre et les libraires. Elle mène sa bataille sereinement, dans le métro et ailleurs, dans nos vies. Et elle entend bien l'emporter.

« Saxe-Gambetta ». Monte une rom. Sa présence réussit l'exploit de créer un blanc. Dans ce silence de plomb. La femme, plutôt élégante, commence à faire la manche. Chacun sa technique pour refuser. Indifférence, regard noir, hochement de tête hostile. 

« Hypocrites », pense Jackson. « Vous vous insurgez devant votre télévision contre la pauvreté, elle apparaît devant vous et voilà le sort que vous lui réservez ». « S'il vous plaît », lui demande alors la femme, décidément très belle.  « Je n'ai rien » assure Jackson. Mensonge. Mais bon, ce n'est pas pareil, se dit-il. Il n'a pas de sous. Et de toute façon, il est arrivé. 

« Guillotière ». Il s'extrait de ce lombric robotisé, revient à l'air libre. Fronce les sourcils, les yeux éblouis par le soleil. Et marche. Rentre chez lui. Prend une contre-allée, échappant enfin aux bruits de voitures, de cars, de trams, de klaxons, d'insultes : à la ville. 

Au loin, au milieu de la route, un fauteuil roulant. Que peut-il bien faire ici, inactif, immobile, au milieu de la chaussée ? Une voiture pourrait passer, renverser le corps frêle qui se trouve dessus. Un corps usé, comme le remarque Jackson, dès qu'il s'approche.« Madame, avez-vous besoin d'aide ? » demande t-il.

Jackson a toujours été touché par le handicap, alors qu'il a été ami en primaire avec une jeune paralysée. Il s'apprête à réaliser sa bonne action, celle qui remonte le moral et l'estime de soi après une dure journée.

« Casse toi n****e, j'ai pas besoin d'aide » l'agresse d'une voix chevrotante la mamie. Dans les entrailles de Jackson, le sang ne fait qu'un tour. Il met la vieille et la chaise sur le trottoir. Renverse le fauteuil, le plaçant dans ce que l'on pourrait appeler la position de la tortue. Le dos au sol, les jambes en l'air. La vieille incapable de bouger, le traite de tous les noms. Des insultes que personne n'entend. La rue est vide. Jackson, déjà loin, maugrée : « Sale vieille pute ».

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