LA POSITION DU CIREUR TOUCHE

giuglietta

Gottlieb, cireur de chaussures, se retrouve, bien malgré lui au sein d'un polar ferroviaire


Ces dernières années, tout allait plutôt bien...


Je m'appelle Gottlieb. Ça fait longtemps. Que tout le monde m'appelle comme ça. Gottlieb. Et ça me va. Je n'ai pas d'amour pour Dieu, je pense que s'il existe, c'est un beau salaud. Et Dieu n'a pas d'amour pour moi non plus, s'il existe. La preuve, quand je raconte ma vie, les gens font une drôle de tête. Quelquefois, ils pâlissent. Certains me serrent l'épaule gauchement, ou me prennent la main, avec une sorte de tendresse. J'en ai même fait pleurer, et pas seulement les femmes. C'est dire.

Ces dernières années, ces dix dernières années peut-être, tout allait plutôt bien. Je crois que j'ai été heureux. Je ne m'en rendais pas compte, voilà tout. On imagine, n'est-ce pas, que le bonheur est flagrant, voyant, extraordinaire. Qu'il surgit en grandes pompes, comme à la fin des contes de fées. Qu'il illumine les visages façon publicité télé.

Le bonheur c'est un truc que tout un chacun espère. Plus ou moins. Que tout le monde attend. On se dit "J'y ai droit". On se dit "Pourquoi pas moi ?". On rêve d'amour ou d'argent. En général, n'est-ce pas, on veut les deux. Et le reste. Certains, même, y travaillent, préparent le terrain. En quelque sorte, on s'habille bien, on se fait beau, les mauvais jours aussi, pour le cas où on le rencontrerait enfin, le bonheur. Mais quand il débarque, on ne le reconnaît même pas. Moi en tout cas.

De toutes façons, si on s'est fréquenté quelques temps lui et moi, il est reparti. Quand il s'en va, c'est là qu'on réalise; "Quel con tu fais, Gottlieb, de penser à ces choses !", je me dis en me rasant, en regardant dans la glace mon vieux visage qui ne me ressemble pas. Comme si je n'avais que ça à faire, n'est-ce pas ?


Elle est vide, et pourtant pleine de courants d'air...


Je déteste Montparnasse. C'est fou à quel point je ne peux pas la saquer celle-là. Je me mets en rogne tout seul rien qu'à lire son nom sur un plan de métro. Elle est immense, glaciale, soi-disant moderne, métallique, bétonnée. On dirait qu'elle est toujours vide, tellement dans certains de ses couloirs et escalators, on croise peu de gens. Sauf qu'en réalité, elle est pleine de courants d'air.

Montparnasse. Les rares voyageurs y ont toujours l'air un peu perdu, et c'est normal, rien n'y est indiqué, nulle part. Quand je la traversais, quelques fois, au début, il me semblait que j'étais passé dans une autre dimension, dans un genre d'aéroport du futur, d'après la bombe, comme on dit, n'est-ce pas.

A peine si on y entend les trains, ça fait du boucan pourtant, un train qui part ou qui arrive. A peine si de temps en temps, un haut parleur donne de la voix. On y trouve des guichets SNCF déserts, inexplicablement. De petits bars, fermés la plupart du temps, selon des horaires imprécis.

J'exagère. On me le dit souvent. Je me le dis aussi : "Gottlieb, tu exagères...". C'est vrai, dans quelques lieux déterminés, à Montparnasse, on est quand même au cœur d'une forme de vie, d'un semblant de foule. Petite, la foule. Des êtres chargés de sacs, immobiles, la nuque raide, la tête dressée vers des panneaux d'affichage. Exaspérés par la lenteur avec laquelle on leur donnera, enfin, le numéro de voie d'où partira leur train.

Il y a un café-restaurant aussi, près de la consigne et des toilettes. C'est une gare, n'est-ce pas. Cette saloperie de Montparnasse est tout de même une gare. Mais depuis qu'il est interdit de fumer dans cette brasserie qui fût toujours antipathique, les quelques personnes attablées avalent à toute vitesse leur plat du jour un peu infect, fusillant du regard des garçons las et arrogants ; ou alors ils divaguent, les yeux noyés entre les lignes de la carte plastifiée, un peu furieux mais surtout accablés.


Les moineaux, évitant ces pièges ridicules...


"Tu exagères, Gottlieb, et tu vois tout en noir. Et puis qu'est-ce qu'on s'en fout !". On s'en fout, mais un jour viendra où quelque sociologue, urbaniste, romancier, poète, publiera un bouquin pour dire que de toutes les gares parisiennes, Montparnasse est bien la plus moche.

Dans ce grand machin sans lumière, sous les quelques néons tristes et affligeants, il y a heureusement les oiseaux. Eux seuls sont vraiment vivants. Rigolos. Des tas de piafs, qui piaillent à qui mieux mieux, perchés dans les hauteurs grisâtres. Les hommes ont recouvert toutes les poutrelles de pointes d'acier, rien que pour les emmerder. Mais ne croyez pas que ça les décourage, n'est-ce pas. Même les pigeons dodus évitent ces pièges ridicules. Alors autant dire que les moineaux, eux, ils y sont à leur aise. Ils chantent, ils se marrent.

Et à coup sûr, ils chient sur les humains. Forcément. En tout cas, ils piquent à toute vitesse sur la moindre miette. D'ailleurs, quand un des snacks miteux, va savoir pourquoi, est ouvert, on les voit s'engouffrer dans les vitrines réfrigérées, et donner du bec à même les sandwiches.

Une fois où, fatigué, je m'étais posé pour me verser un peu de café -sorti de mon thermos, faut pas déconner- j'ai bien cru être le seul à les voir ces moineaux. Mais non, c'était impossible. La serveuse noire ne pouvait pas ignorer leur présence. Elle laissait faire, c'est tout. Je me suis dit qu'au début elle avait du essayer de les chasser, puis y avait renoncé. Il y en avait constamment trois ou quatre, cette fois-là, qui battaient des ailes en grignotant, c'est dire.


Je plie et je déploie mon échine à présent...


Je m'appelle Gottlieb, voui, voui, voui. Voï, voï, voï. Je le dis quand on me le demande. Pas souvent. Et je prends l'accent, c'est plus fort que moi. Alors que je ne connais pas trois mots de yiddish, hein. mais les clients, pour la plupart, il me semble que ça leur plaît bien, un peu d'exotisme, n'est-ce pas. Un pauvre vieux d'origine étrangère, c'est quand même mieux s'il a une pointe d'accent, surtout quand il s'incline devant vous.

Ça m'est tout à fait égal de m'incliner. Au début je pensais que ça serait dur. Je croyais que j'allais me sentir humilié. On s'est toujours tenu debout chez les Gottlieb. Tête haute au cœur de toutes les adversités - l'adversité elle s'écrit au pluriel, chez les Gottlieb -. Mais non, dès le premier jour, je me suis agenouillé comme si j'avais fait ça toute ma vie, c'est dire. Je n'affirmerais pas que j'y prends plaisir. En tout cas, c'est bien ainsi. Quand on est obligé de faire un métier, c'est mieux de le faire sans rechigner.

Si le moral n'en souffre pas de ces perpétuelles génuflexions, de la courbure vertébrale et du redressement final, au niveau des os, au début, ça craquait à vous faire peur, et le soir bon sang ... Tout passe. A présent, au bout de seulement quelques mois, je plie et déploie mon échine comme un athlète, c'est dire.

Quand on me demande mon nom, ça leur arrive parfois, au moment de payer, je réponds que je m'appelle Gottlieb. Le silence qui s'ensuit, c'est toujours du Gottlieb. Ils s'en vont aussi sec. Ou parfois demandent :"Vous êtes juif ?". Voui, voui, voui. Si ça les arrange, n'est-ce pas. Mais c'est rare que débute une conversation théologique ou politique, malgré tout. Car après avoir payé, logiquement, ils s'en vont. Ils ont un train à prendre.

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Au réveil, il se prend les pieds dans le tapis...


Kevin l'a bien senti. Dès le matin. C'était pas sa journée. Au réveil, il s'est pris les pieds dans le putain de tapis, la carpette hideuse et bouclée, descente de lit qu'elle dit sa mère. Descente de lit !

Pétage de gueule, oui ! Du coup, une fois de plus ils se sont engueulés. Mais pourquoi elle lui parle, le matin, ça il ne le comprendra jamais. Si elle ne le sait pas, depuis le temps, sa propre mère, qu'il vaut mieux éviter de l'ouvrir avant d'avoir servi le café... Alors il est parti sans l'embrasser...

Pour arranger les choses, une bagnole a failli le foutre en l'air sur le périph, un de ces gros frimeurs en 4x4 noir, vitres teintées, le genre de mecs que plus jeune il enviait, mais ça lui a passé, quand il aura des tunes il achètera une vraie belle caisse. Même si les tunes, c'est pas vraiment ce qui l'intéresse. Ce qu'il veut c'est se tirer de chez Lola, parce que merde, habiter chez sa mère passé vingt ans, c'est un truc de branleur !

Bosser encore quelques mois, et après son anniv, toucher le RMI. Les allocs plus le deal de shit, avec le boulot de Jessica, ça leur suffirait bien pour s'installer et vivre peinards. Enfin, peinards... Jess n'adhère pas totalement à son idéal de vie, les filles c'est compliqué. Elle n'échappe pas à la règle. Mais elle est si jolie, tellement douce et gentille. Et intelligente aussi, pas comme les tassepés que fréquentent ses potes !

Il l'aime sa Jess, il l'aime, il en est dingue, mais avec elle aussi il s'est engueulé tout à l'heure, et de ça, il s'en veut. Mais putain, il n'entendait rien quand elle a appelé, déjà qu'appeler dans les heures de boulot, c'est bien la dernière chose à faire. Elle bredouillait des trucs qu'il n'a même pas compris, avec l'autre connard dans son dos qui braillait une fois de plus, et il a raccroché. Trois fois qu'il rappelle et tombe direct sur la messagerie et la chanson d'Émilie Loizeau qu'elle aime tant...

Voilà que l'abruti en costard vert et rouge aux couleurs de la boîte, hurle alors qu'il engouffre le carton de pizza dans le compartiment cubique de la moto. Kevin en aurait rigolé un autre jour, d'être vert de rage et de voir rouge, en aurait fait un de ces slams poétiques et rebelles qui ont séduit sa blonde. Mais pas aujourd'hui, pas aujourd'hui, merde, il fait un doigt au déguisé, accroche son casque nerveusement, s'apprête à démarrer. Mais le bruit du moteur n'empêche rien : "T'es viré, minable, vingt mecs attendent pour prendre ta place !"

(OK, pauvre naze, je me tire, t'oublie juste que c'est le début du mois, et que la paie est tombée. Ta moto tu n'es pas près de la revoir !). Kevin fonce les tempes en feu, vers Juvisy où habite Jess, en espérant qu'elle sera bien à l'appart et qu'au moins avec elle, merde, tout pourra s'arranger !

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Se vanter d'être juif, c'est un peu prétentieux...


Que ça les arrange ou pas, je suis juif, c'est vrai. Si on veut. Mes parents étaient laïcs, mes grand-parents je crois bien, je ne sais pas. Pas bien connus. Je n'ai jamais pratiqué de religion, et tout ça m'est égal. "Alors pourquoi tu te vantes, en quelque sorte, d'être juif Gottlieb?". C'est un peu prétentieux de ma part, un peu orgueilleux plutôt, je le reconnais bien volontiers. Une coquetterie.

Mes parents ont échappé aux rafles. On ne les a pas forcés à monter dans les estafettes de la police de France. On ne les a pas poussés dans les wagons menant vers le froid d'une mort lointaine. Ils ne sont pas partis en train vers des vacances ensoleillées non plus. Ce qui aurait pu être dangereux, comme l'écrivit la belle Simone. Ils ne sont partis nulle part. New York ne les a pas tentés, ni la Palestine.

Ils sont restés. Les jeunes gens qu'ils étaient. ont survécu. Supportant du même coup cette injuste culpabilité qui est le lot de tous les survivants, n'est-ce pas. Des Gottlieb sont partis en fumée, comme des millions d'autres. Certains Gottlieb non. Et c'étaient mes parents.

Papa fut toute sa vie couvert d'un eczéma qui le fit souffrir en silence. Ou geindre seul dans sa chambre. Ou se mettre dans des rage terribles qui nous foutaient les foies quand on étaient petits, mon frère et moi. Mon frère est mort brutalement à l'âge de six ans sans qu'aucun médecin ne sache nous dire pourquoi. Maman, ensuite, s'est refermée sur sa tristesse.

Elle n'a pas reporté tout cet amour en trop sur son fils cadet. Au contraire, elle m'a délaissé. M'embrassant peu, et me parlant à peine. Il me semble que je la comprenais. J'aimais beaucoup ma mère et son mutisme désolé. Si belle et tellement absente. je la comprenais, mais j'ai contracté toutes les maladies possibles, de ma petite enfance à mon départ du foyer familial. Sans doute pour attirer son attention, n'est-ce pas.


C'était pour attirer l'attention de Maman...


Petit et puis adolescent, j'ai fait aussi toutes les conneries possibles. Comme tous les gosses ? Plus encore. Pour attirer l'attention de Maman. C'est ce que disait mon oncle Samuel. Il est psychanalyste, alors il sait de quoi il parle. Savait. Il a perdu la boule quand ma tante s'est suicidée le jour de ses soixante ans. Un mystère de plus, encore un. Je lui rends visite une fois par semaine depuis des années, à la maison de repos des Lilas. Il soliloque paisiblement à longueur de journée. En réalité, il converse avec Freud, Young et les autres. Ses pairs. Il n'est pas malheureux.

Je raconte tout ça, si on me le demande. Quand on me paie un verre surtout. Il y a des gens qui croient que ces histoires je les invente. Ils compatissent pourtant, à tout hasard. Parce que ce serait vraiment odieux de mettre en doute la parole d'un homme affligé de tant de malheurs. Ils pâlissent, me serrent l'épaule et me disent au revoir en me donnant une longue poignée de main. De leurs mains moites ou glacées. C'est sacrément difficile pour eux d'être à la fois émus et incrédules.

Ça me fait rire intérieurement. De penser à eux prenant un train, un RER, marchant à pas lents dans les rues, écœurés par les horreurs que je leur ai infligées, alors qu'ils voulaient juste, quoi ?, faire un brin de conversation avec un type solitaire, vieillissant. Ils espéraient, je le suppose, égayer ma face sinistre par un échange de propos anodins. Se montrer gentils, posant quelques questions d'usage. Et les voilà qui s'en vont dégoûtés. Qui m'en veulent, j'en suis sûr, d'avoir gâché leur journée. Ils en arrivent à me détester, c'est dire.


Saint Lazare n'est pas belle, n'est pas moche non plus...


J'ai essayé St Lazare au début. J'aimais bien le quartier, mais je ne connaissais pas la gare. Vu que je ne suis jamais allé en Normandie, ni même vers la grande banlieue. Aucune raison pour moi, des années durant, de traîner mes godillots sur les quais de St Lazare. Où je n'ai jamais non plus attendu personne, n'est-ce pas.

Rien à dire sur cet endroit-là. Ni beau, ni moche. Sans âme je dirais. D'une parfaire banalité. Mal foutue quand même, je rajoute. Et toujours plus ou moins en travaux. Bon, je ne vois vraiment pas ce qu'on pourrait écrire sur cet endroit. J'avais envisagé de faire des recherches, d'aller à la bibliothèque de mon quartier, d'emprunter et de lire tous les ouvrages existants sur les édifices ferroviaires de la capitale. Mais je suis trop fainéant pour ça. Et bien assez occupé.

Comme je réfléchis beaucoup, et à toutes sortes de choses, comme mon nouveau métier, finalement m'en laisse le loisir -même si penser la tête penchée peut donner des migraines-, je me suis également demandé d'où me venait cet intérêt pour les gares. S'il existait avant, je veux dire. Je ne crois pas. Nécessité fait loi, c'est tout. C'est dans ces endroits que j'exerce, naturel que je les visite, les détaille, les analyse. Bien que mon oncle Sam, s'il avait toute sa tête, verrait peut-être les choses autrement."Des rails...Gottlieb déraille...", non, c'est trop lacanien pour Samuel, ça.

Gare St Lazare, c'est là que j'ai vu le plus souvent courir des types en chemisette, cravate au vent, veston sur l'épaule, mallette à la main, avec de belles auréoles sous les bras. Qui prennent, pour certains, le temps de me cracher que fumer c'est interdit, alors qu'ils n'ont même plus assez de souffle pour respirer la puanteur ambiante, c'est dire.

Des minables de ce genre, autant à plaindre qu'à conchier, il en existe dans tout Paris, le long des voies de chaque gare, mais plus spécialement à St Lazare et va savoir pourquoi ?


Cours camarade, le vieux monde est derrière toi


Quand je suis parti de la maison, j'ai pris une petite piaule sur les hauteurs de Belleville, et commencé des études de lettres. Pas pour moi les études. Trop paresseux, Gottlieb. Trop rêveur. Et puis c'étaient les années 70. Les grèves étudiantes. Les envies de voyage. Je n'ai passé aucun diplôme, même si je fus inscrit en fac trois ans. J'ai lu Marx, compris deux ou trois trucs. Écouté Magny, Ferré, Ribeiro. Je conduisais une 4L orange, que je garais à la sortie des usines pour distribuer des tracts.

Mon programme était celui des copains : le coup de poing avec les nazillons d'Ordre Nouveau, les mecs de la fac d'Assas ; les longues heures à se coller de la peinture rouge partout en sérigraphiant des affiches ; les nerfs quand cette putain de ronéo tombait en panne dix fois par jour ; les discours en terrasse pour tenter d'éblouir les filles ...

J'étais trotskyste. Pourquoi pas ? A la fin des années 70, on l'était tous. Sauf les anars. Qui n'avaient qu'un mot à la bouche. "Kronstadt ! Kronstadt !" braillaient-ils dès qu'ils nous croisaient. Et les maos. Qui étaient pour les trotskystes ce qu'on était pour les anars : des gros balourds de staliniens,  en retard d'une révolution  ! Bon.

On imaginait une société sans classe, l'abolition de l'esclavage salarié, une vie faite d'échange et de don, un monde désaliéné, l'amour libre, l'égalité des hommes et des femmes, noirs et blancs, jaunes et rouges, échangeant fraternellement leurs coutumes, l'éducation des enfants au sein de communautés ouvertes, la fin du triste modèle familial, des rues de toutes les couleurs ...

Puis je l'ai réalisé : les petits chefs, déguisés en camarades utopistes, ne valaient guère mieux que les contremaîtres des usines qu'ils taillaient verbalement en pièce. Tout le monde voulait le pouvoir. "Cours camarade, le vieux monde est derrière toi !"disait-on. Ben certains avaient été rattrapés.

Alors j'ai taillé la route.

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Elle s'épanouit, l'idée de la vengeance...


Kevin gare la moto dans le garage et allume une clope, histoire de se calmer un peu. L'ascenseur est en panne, ça il aurait pu le parier. Monte en pestant les six étages cradingues. Ouvre la porte de l'appart qui n'était pas fermée à clé. Sent que l'ambiance est au tragique, sans pouvoir s'expliquer comment il le devine. C'est le silence sans doute. Avec pourtant comme un chuchotement venu de la chambre au fond du couloir. Elles sont là. Jess, et l'inévitable Nabila. Qu'est-ce qu'elle fout encore là, celle-ci ? Elle tient la main de Jess, et se retourne vers lui les yeux pleins de larmes, putain.

Quelque chose le retient pourtant de se justifier, comme il l'a fait parfois quand il rentre trop tard après avoir bu quelques verres avec les potes, et que les deux filles l'ignorent, riant entre elles d'une façon crispante. La chambre est dans le noir et Jess, allongée sur le lit sanglote. Il en a le cœur transpercé, jamais il n'a entendu un son aussi misérable.

Nabila l'entraîne à côté, dans le petit salon qui est aussi sa chambre à elle, et lui explique. Lui raconte. Lentement, doucement. Au début elle lui tourne le dos, parce que c'est trop difficile de le regarder, parce qu'elle a peur de ce qu'elle verra dans son regard. Puis elle se retourne et, comme il ne dit rien, comme il écoute incrédule, assommé, le lamentable récit qu'elle lui fait, elle l'assoit littéralement sur le canapé-lit chamarré. Lui masse les épaules... "Tu comprends, tu comprends... ? "

Comprendre ! La pièce tourne autour de Kevin, le monde entier tournoie, balayé par le vent de la douleur et de la rage. Un cri est poussé quelque part, un hurlement qui troue ses oreilles, vrille sa tête, et le loup-garou secoué de spasmes, c'est lui, c'est lui dont les entrailles expulsent un interminable "NON" suraigu ! Et c'est lui qui pleure dans les bras parfumés de Nabila, avant de réaliser, enfin, que c'est à lui de jouer le rôle du consolateur. A lui d'assurer, d'être avec Jess, d'être là, d'être fort, comme dans les chansons, mais comment on fait ça, il n'en a pas la moindre idée.

Quand même, le crâne vide et brûlant, il arrive à tenir dans les bras sa petite chérie blessée qui s'apaise et s'endort, Nabila lui a filé des cachets. Il reste longtemps, des heures peut-être à caresser le dos de Jessica, sa nuque bouclée, son visage enfantin. Et inexorablement, à pas lents, elle naît, grandit, s'épanouit, sublime et libératrice : l'idée de vengeance.

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Contempler l'Atlantique en tirant sur un joint...


J'ai vu du pays, comme on dit, n'est-ce pas. C'était quand même la belle époque. Je suis allé en Italie, boire du vin et regarder la Méditerranée. J'évitais soigneusement les villes. Où l'extrême gauche menait une lutte féroce qu'elle paierait tellement cher plus tard. Je suis allé au Portugal, peu après la Révolution des Œillets, et là quand même, quel enthousiasme, quelle joie de voir crever la longue dictature et les filles qui commençaient à envahir les rues, et les Maisons du Peuple ouvrant leurs portes dans le moindre village. Les tramways lisboètes et les murs des usines couverts également de fresques populaires. L'espoir.

J'ai fêté la mort de Franco aussi, faut pas déconner, même si je ne croyais plus à grand chose, ça ne se refuse pas de boire du Rioja avec les exilés de 36 qui revenaient au pays. Les Basques avait versé leur tribut de sang eux aussi, surtout les dernières années. Le garrot, la torture. Mais je ne voulais plus entendre parler de tout ça. Moi, Gottlieb, le nationalisme, ça me dépasse. Je contemplais l'Atlantique en fumant de gros joints.

Voyager ne coûtait pas cher. Et travailler de temps en temps, même pour un foutu fainéant comme moi, c'était rencontrer des gens, écouter leurs histoires, partager brièvement ce qui faisait leur vie. Puis repartir et me la couler douce encore, ici ou là. J'étais un solitaire. Je ne sais pas pourquoi. Et dans ces années-là, j'étais timide encore. J'ai vendangé, castré le maïs, vendu des glaces sur la plage, déchargé des caisses. Jamais longtemps. J'écoutais les autres, je parlais peu, on m'aimait bien. Je m'en allais.

On ne m'appelait pas encore Gottlieb. J'avais un prénom. Isaac. Ça me plaisait alors, parce que j'avais découvert les bouquins de Charyn, et ce fou d'Isaac Siedel était devenu mon héros. Isaac, doucement chuchoté à mon oreille par une fille du Sud, ça sonnait d'une manière troublante. "Arrête un peu tes conneries Gottlieb!". Bon, d'accord, je n'en ai pas connu tant que ça des filles. Disons que ça m'aurait bien plu qu'une brunette écorche mon prénom. Et déchire ma chemise, n'est-ce pas.


On boit, pour rigoler, pour draguer, pour écrire...


À quel moment je suis devenu alcoolique, je ne le sais pas vraiment. On boit, on boit. Pour rigoler. Pour se donner le courage de draguer une fille. Pour refaire le monde, entre copains, des nuits entières. Pour une fois encore partager une chanson avec un paysan tunisien devenu manœuvre et qui boit du whisky, parce que c'est le vin qu'Allah interdit non ? Avec un réfugié politique chilien; un Catalan dont la famille a connu le camp Canjuers. Un ami de la famille qui se saoule jusqu'à ce que les petits numéros bleus sur son bras deviennent enfin flous, ou quelquefois dans un moment de grâce scintillant de vodka, s'effacent tout à fait.

On boit pour oser danser, ridicule, dans une discothèque de province, pour écrire de longues pages, tellement illisibles et stupides qu'on les foutra au panier au réveil sans même les relire. On n'y pense pas, non ? On ne sait pas qu'on boit. Moi je ne buvais pas tant que ça, je crois. Pas à la fin des années 70.

Lors de la décennie suivante, là oui, peut-être j'ai abusé. "Pas peut-être Gottlieb !". Oui bon, quand la Mitterrandie nous a déçu au delà de toute espérance, quand le No Future prophétisé par les jeunes anglais, suivait pathétiquement l'enterrement du mouvement punk. Quand les jeunes gens modernes ânonnaient des conneries sur fond d'orgue synthétique en se bourrant le pif de blanche. Là quand même je me suis saoulé. Non. Je buvais sans plus même arriver à être saoul, c'est dire.

J'avais de l'argent à cette époque. Ça peut être une bonne chose. Ça peut nuire. Je n'avais plus d'idéal, mais plus du tout, pas d'ambition, l'habitude insidieuse de picoler chaque jour. Les moyens de le faire. Ma belle d'alors était partie pour un autre, pour un ami, n'est-ce pas, ma vie est une accumulation de clichés lamentables. C'est ce que vous pensez. Cette période, je ne peux même pas la raconter. Elle est tellement peu romanesque. Tout ça manque tellement d'imagination...


Générations perdues, génération vaincues ?


Et puis :"Ne te cherche pas d'excuses, Gottlieb !", comme j'ai coutume de me dire. Ces choses-là sont arrivées à toute une génération. En France, en Europe, dans le monde. On a cru au Grand Soir, au Grand Amour, au fameux bonheur qu'on mérite, et puis voilà. On a trente ans. On galope vers les quarante. "Génération perdue", "Génération vaincue". Certains l'ont chanté. Auto-apitoiement ? Quelle génération n'a pas été vaincue ? Avoir vingt ans dans les tranchées, côté français, côté allemand, vingt ans à Auschwitz, vingt ans dans les Aurès, vingt ans à Chatila ? Les jeunes se prennent toujours pour le nombril du monde. Individuellement. Collectivement. D'autres que moi ont vu le rêve se briser, d'autres que moi ont pleuré sur l'amour enfui. D'autres que Gottlieb. Qui ne sont pas pour autant devenus alcooliques, n'est-ce pas. Oui, mais moi, ma Maman est morte. Un peu de tragédie qui pimente la sauce de mes minables déboires. Des boires...

Je le raconte, ça. Si on me le demande. Comment Maman est morte en serrant la photo de mon petit frère, que par étourderie elle appelait Isaac. Étant donné qu'elle avait un cancer du cerveau, ce n'est pas tellement étonnant qu'elle se soit à ce moment-là mélangé les pinceaux.

Courbé devant un client, ça n'est pas la bonne position pour raconter la mort de Maman. Mais autour d'un comptoir, dans une lumière tamisée, ça produit un certain effet. Les gens me paient des verres, en ignorant, bien sûr, que je suis un ancien alcoolique. Sinon ils s'abstiendraient. Sauf les salauds. J'ai remonté la pente il y a longtemps déjà, et désormais je peux boire quelques verres et m'arrêter, c'est dire. Une rareté.

Ou peut-être qu'en fait, je ne l'ai jamais été, alcoolique? Puisque je peux me passer de boire des jours durant. Et recommencer.


Delta inespéré, sur une mer étale...


"Ou alors tu l'es toujours, alcoolique, Gottlieb ...". Une hypothèse que je ne balaie pas d'un revers de la main. Qu'est-ce qu'on s'en fout ! Ça ne m'empêche pas d'exercer mon nouveau métier. Qui me rapporte un peu d'argent. Un peu de sympathie. Et même parfois de la compassion. Et me permet de passer la plupart de mon temps dans la plus belle des gares parisiennes.

J'ai remonté la pente, je disais. J'ai poussé mon rocher, qui mille fois dégringola, et que j'empoignais à nouveau pour le hisser sur le maudit sommet. Enfin, va savoir pourquoi, il a cessé de vouloir à tout prix redescendre. les lois de la gravité ne le concernaient plus. L'apesanteur. J'ai connu le bonheur. Sans le savoir tout de suite, c'est bien lui alors, que j'ai finalement rencontré.

Avec le recul du temps, quelle évidence ! Le flot sinistre qui me charriait , insensiblement, depuis mon enfance jusqu'à ma déchéance, s'est en quelque sorte évasé, delta inespéré, s'ouvrant sur une mer étale. Pouce ! La vie ne me jouait plus de ces mauvais tours dont elle eût si souvent, avec moi, le secret.

Quelques années j'ai eu une compagne. Fidèle. Drôle, adorable, intelligente. Aux gestes caressants, à la voix douce et forte, à la silhouette fine, à la démarche dansante. On enviait Gottlieb en ce temps-là. J'eus des amis aussi, aux pensées profondes. Un boulot qui payait mal, puisque je vivais de ma passion. Qui m'occupait. Donnait de la joie, de l'ardeur. Vous auriez dû me voir.

Je ne m'étais pas rendu compte que j'étais un éternel malheureux, comme je le disais, n'est-ce pas, puis ce loqueteux accro à la bibine. Logiquement, je n'ai pas pigé que j'étais devenu un homme heureux. Qui a d'ailleurs le temps de réfléchir à tout ça ? Qui scrute sa vie ? Qui interroge le Destin ? Pas moi.

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Ordinaires, intelligents, sensibles, mal aimés...


Au sixième étage du bâtiment B des Glycines, trois jeunes gens se déchirent. Jessica si calme, dont les yeux glacés démentent l'apparente nonchalance, Nabila la raisonnable argumentant avec patience et fermeté, Kevin qui pose des questions précises. Aucun des trois, au fond, n'écoute les autres.

Jess c'est la victime. Elle a le droit de décider, le réclame, l'affirme. Le revendique. Et ce qu'elle décide, c'est de tirer un trait sur tout ça, d'oublier.

Nabila, elle, est pragmatique, pas infirmière pour rien. Son point de vue ? Appeler un médecin, faire des examens, porter plainte. Elle conseille à son amie de rencontrer une psychologue, il y en a une justement, trois étages plus bas, compétente, sympa.

Kev veut tout savoir sur le salaud qui a agressé son amoureuse, son nom évidemment, son adresse si on la connaît, ses habitudes, et il n'a pas besoin de préciser pourquoi, les filles le savent, il veut l'éclater, le gros porc, alors elles le raisonnent.

Les heures passent, cris, apaisement, pleurs, rires, pétards, questions, faux-fuyants, cris, silences butés, et des pleurs encore, et décidément l'incompréhension.

Comme ils sont émouvants ces trois jeunes gens ordinaires, intelligents, sensibles, mal aimés peu ou prou et qui, eux, voudraient, tellement, aimer mieux, aller bien, trouver une petite place, résister un peu. Trois jeunes gens solidaires et butés, habitués malgré eux à la mesquinerie ambiante. Perdus dans un grand monde qu'ils ne souhaitent pas conquérir, à peine changer. Et tellement peu taillés pour affronter le drame.


Et je les ai toujours, ces trésors vieillissants...


Elle s'appelait Soledad, la femme de mes années heureuses. Ma vie est ironique, toujours. Ça me rend différent, prétentieux un peu, jamais désabusé. Je tenais une boutique de disques et elle était un jour entrée pour revendre quatre gros cartons bourrés de vynils. Mythiques, d'accord, mais les pochettes étaient cornées et les sillons usés, alors qui d'autre que Gottlieb les lui aurait achetés ?

Soledad avait besoin d'argent pour en enregistrer un de disque justement. Le sien, c'est dire s'il y avait urgence. J'ai tout pris, Iggy et Higelin, Mama Béa, The Clash et les Modern Lovers. Bourvil aussi. Mais pas pour le magasin. Je les ai toujours chez moi, ces trésors vieillissants. En double forcément, les miens sont comme neufs, et veillent sur les siens. Si je recevais des visites, les gens s'étonneraient peut-être à voir ma discothèque. Mais personne ne grimpe les escaliers étroits qui mènent à ma chambre de bonne.

Les disques de Soledad racontaient qu'elle voyait la vie comme moi, qu'elle avait peut-être, vécu la même, en somme, pleurant ou faisant l'amour sur les mêmes musiques, au même moment qui sait. C'est ce que j'imaginais, cette toute première fois, comme elle les sortait des cartons, s'excusant par un sourire de leur piteuse allure. En fait, j'en était sûr et je décidai en quelques minutes que nous étions faits l'un pour l'autre, n'est-ce pas. Et qu'elle avait lu Marx, Rimbaud et Nick Hornby.

C'était vrai à tel point qu'elle m'est restée fidèle. Longtemps. Et moi j'ai oublié longtemps que d'autres femmes peuplaient aussi le monde. Longtemps, mais pas toujours n'est-ce pas. Puisque sans vraiment la tromper, j'avoue l'avoir trahie.


Chromé, bariolé, étincelant, ventru...


Il y avait un juke-box dans ma petite boutique. Chromé, bariolé, étincelant, ventru, bourré jusqu'à la gueule de 45t groovies ! Le bel Otis, le grand Chuck, Brown le macho, Sam and Dave, tiens donc, mais surtout les noires déesses, n'est-ce pas. Plus jeunes je fantasmais sur ces filles aux tenues incroyables, robes longues, roses souvent, et escarpins, cheveux soigneusement décrêpes gonflés, hauts chignons brillamment laqués. Et je les aime toujours mes princesses de la soul. Marvelettes, Supremes. Aussi les blanches Shangri-las ! Tant d'émotion. Du swing. Des cuivres fabuleux.

Et des beats. Danse, danse, danse! Soledad dansait sans complexe, fredonnant toutes les mélodies. Car, n'est-ce pas, elle connaissait tout ça par cœur elle aussi, un répertoire qu'elle "revisitait avec passion" comme l'écrivirent quelques rock-critics en panne de vocabulaire. Tant d'années que je n'ai pas vu passer, à vendre parfois des disques et surtout regarder Soledad, qui entre deux tournées, me tenait compagnie, secouant avec vigueur mon vieux flipper. Un appareil auquel j'étais sans doute vaguement apparenté puisque lui aussi s'appelait Gottlieb, mais je n'ai jamais rien su de la branche industrielle de la famille. Nous on était de la branche pourrie, n'est-ce pas.

Il était censé, celui-là, me rapporter quelque menue monnaie pour les pots et les clopes, mais dès le premier jour elle se l'accapara. Se battant avec la machine, poussant cris joyeux et jurons, sautant sur place en explosant le score et pétant l'extra-balle. Fière comme une gosse pour la moindre partie gratuite ! Elle avait déjà quarante ans le jour de notre rencontre, c'est dire !


Le ciel noir de Paris, crevé d'éclairs branchus...


Une nuit d'orage où des éclairs branchus comme les fourches du diable, crevaient le ciel noir de Paris jusqu'à vider le trop-plein de ses pleurs, j'ai présenté Soledad à mon ami Mikado. Ami c'est un grand mot. Je connaissais Michel Warshawski, voui, voui, voui.

Ce fils de l'ancien Grand Rabbin de Strasbourg avait dans le temps croisé ma route solitaire, et le hasard -ou le destin n'est-ce pas- l'abritait de l'averse dans un café situé près de la Gare du Nord*. Où j'entrais joyeux, trempé et flanqué du sourire de ma Soledad.

Un sourire griffé de noir, car son Rimmel avait coulé. Pourtant, tellement fier d'elle, et de fêter notre neuvième anniversaire, je les laissais ensemble le temps de commander du champagne. « Erreur on ne peut plus funeste », Brassens l'aurait pressenti.

C'est ce soir-là qu'elle m'a quittée. Un an après elle faisait pour de bon ses bagages, n'est-ce pas, mais le bonheur discret qui était mien sans que je le réalise tout à fait s'est délayé dans l'encre de cette nuit d'orage. Quand la coquette Soledad oubliait d'effacer son maquillage défait, les yeux rivés au regard noir de Mikado.

Lui, parlait nerveusement, une clope toujours fichée sous sa moustache blanche, les rideaux tirés, le patron nous laissait enfumer son boui-boui. Parlait de son arrivée à vingt ans en Israël, bercée par la fable de la Terre Promise, fable d'une « Terre sans peuple, pour un peuple sans terre ». Le droit des Juifs à vivre en paix dans une nation prospère et sécurisée, il le chanta comme d'autres de son âge. Et déchanta : une sécurité bâtie par la force sur le malheur de l'Autre, c'est encore un ghetto.

Il parlait et fumait, je connaissais l'histoire mais j'écoutais aussi, et servais du champagne, serrant la main menue de Soledad, qui posait des questions, des questions, des questions. L'Autre, le Palestinien, son cousin, son frère, Mikado luttait à ses côtés depuis quarante ans désormais. Tenace, infatigable, volubile, courageux. Protégeant les oliviers de Bil'in, chaque vendredi face aux soldats israéliens. Des soldats... Certains sont presque des enfants, c'est dire.

Mikado je les avais lus ses articles, ses livres, je savais les manifestations en France, à Tel Aviv, sous la mitraille à Naplouse, et les réunions interminables, les meetings parisiens, les interviews. Je savais qu'il organisait des missions vers la Palestine, qu'il encourageait chacun à s'y rendre et rendre compte. Soledad, alors qu'une aube neuve et sans nuages bruissait à travers les rideaux, siffla les dernières bulles, jeta sa coupe par dessus son épaule et réveillant le patron, cria : « Moi je vais y aller Michel, je vais y aller, je te suis !!! »


Le vin de Bethléem, la Porte de Jaffa...


La première fois que j'ai accompagné Soledad à Roissy, j'avais très peur pour elle. La seconde fois, pour nous-deux aussi, j'avais peur. Puis quand elle préparait son troisième départ vers sa Palestine chérie, comme le billet n'était pas encore réservé, je le voyais bien qu'elle me tendait une perche. Que je n'ai jamais saisie.

Elle aurait tant aimé que je l'accompagne là-bas, et me faire découvrir, autrement que sur ses photos, la vieille ville d'Al Quods, les remparts, la porte de Jaffa. La place aux lions de Ramallah, le restaurant Ziriad. Me faire goûter enfin les falafels, le vin de Bethléem et le zaataar. Marcher avec moi dans la campagne ensoleillée pour protester contre le Mur.

Mais "...Moi quand il pleut, j'hésite déjà à sortir" comme chantaient les Parabellum, alors affronter les M16 et les tanks, non merci. Et puis, moi Gottlieb, agiter un drapeau... J'ai bien compris que c'était la fin. Voui, voui, voui. Et dans un long email, c'est ce qu'elle m'a confirmé. Qu'elle s'installait là-bas, où elle s'était trouvée, où sa vie avait pris enfin un sens nouveau. Que je pouvais, à tout moment, prendre un avion pour la rejoindre.

Soledad, Soledad, entière et têtue, loyale, fidèle, et amoureuse, sûrement, amoureuse quand même de son vieux Gottlieb à la traîne, croyait-elle que je la rejoindrais ? Elle avait le droit d'espérer que la force de mon amour m'entraîne dans cette aventure dangereuse. Moi, c'est dire, j'avais l'orgueil d'espérer que son amour pour moi la ramène à Paris !

Et voilà, qu'est-ce que je vous disais, le bonheur s'était fait attendre, puis il était venu frapper à ma porte. J'avais dormi avec lui sans trop m'en rendre compte, assoupi je m'étais. Et il se tirait, sans drame. Six mois déjà qu'elle vit en Palestine...


J'étais seul, je le reste, et plus je suis seul, plus je doute de l'existence de Soledad.

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L'arme au poing, Roberto luttait en Italie...


De l'utilité d'avoir un père, finalement. Kevin méprise le sien. C'est plus compliqué que ça puisque parfois quand même, cet étranger lui manque. Mais c'est un pauvre type, là-dessus, pour une fois, il est d'accord avec Lola. L'ancien gauchiste qui écrit dans Le Point. La honte. Il est même pote avec BHL et passe à la télé, clone jusqu'au ridicule du "pompeux cornichon".

Mais il possède un flingue. Kevin le sait, et connaît même la cachette de l'arme. Parce qu'il a beau être une figure de proue de la droite décomplexée, devant son gamin, ce crétin n'a pas pu s'empêcher de frimer. On l'appelait Roberto alors, il fréquentait les radicaux italiens, ceux qui menaient une guerre contre le capitalisme, la démocratie chrétienne et les dégonflés du PCI.

Comment on peut être aussi puérilement fier d'une "erreur de jeunesse", Kevin ça l'a toujours scié, putain. A vingt- cinq ans, son père avait acheté un P 38, appris à s'en servir, appris à justifier surtout la théorie de la lutte armée. N'a jamais tiré sur personne, Robert. A fait un enfant à Lola, l'a quittée rapidement. S'est souvenu sur le tard qu'un adolescent lui ressemblait peut-être un peu quelque part en banlieue. A ressurgi. File un peu de pognon.

La mère de Kev, la rieuse Lola, elle n'en veut pas pour elle, du fric du "social-traître", mais bon, les traductions ça ne paie plus beaucoup, alors pour son fils elle accepte mille euros de temps en temps. Elle est formidable sa mère, et Kevin le sait, même s'ils se prennent la tête régulièrement, comme ce matin. Faudra arranger ça aussi.

Mais à présent, venger Jessica ! C'est tout ce qui compte, putain, faire payer à ce connard son paluchage minable, son baiser baveux, ses insultes libidineuses, le détruire.

Le buter, point barre. Il saura tirer, un pote lui a montré une fois, quand gamins ils traînaient dans le terrain vague pas loin de chez Lola.

Saura tirer, Kev, l'idiot romantique, mais son ventre est noué quand même, quand il file vers l'endroit où Jessica travaille chaque jour, sous les ordre du gros porc. Chaque minute décomptée, trois pour aller pisser deux fois par jour, et entre temps elle vide des caisses de bouquins pour les mettre en rayons. Libraire tu parles, Bac + 2 pour en arriver là, les yeux usés par les néons, dans les sous-sols de la Gare de Lyon.


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La Gare de Lyon c'est ma Nationale 7 à moi...


Paris, Gare de Lyon. Des promesses de soleil, de garrigues, calanques, mistral et oliviers. La Gare de Lyon c'est ma Nationale 7. C'est Montpellier, la Camargue, Marseille. Des voyageurs heureux de partir, et qui reviennent renfrognés, forcément, n'est-ce pas. C'est aussi des gens du Sud qui débarquent à Paris ahuris mais tout heureux de passer un week-end à la Capitale. Je les observe, quelquefois, attablé à la terrasse du Train Bleu.

Quand les clients du jour ont été généreux. Parce que le demi ici, il porte bien son nom, une demi-heure de boulot il me coûte, c'est dire. Je déguste avec application la fraîche amertume de ma coûteuse blonde, et je repère ceusses qui descendent du TGV. Je le devine toujours quand c'est leur première fois.

Les gens sont comme dans les romans, comme dans les chansons, banals et poétiques. Nerveux ceux qu'un rendez-vous 'affaires éloignent de leur famille, parce que la centralisation, n'est-ce pas à encore de beaux jours à vivre. Et plus nerveuse encore la jeune fille qui se remaquille sur le quai, consultant l'heure sur son portable et à l'horloge aussi, un bagage léger à ses pieds.

Celle-ci, bien sûr, est montée sur un coup de tête, balançant un texto-défi à son amoureux indécis : "J'arrive par le train de 18h". L'angoisse lui a noué les tripes pendant le trajet, qui dure à peine quatre heures maintenant, mais ça peut être long, n'est-ce pas. Dur comme fer, elle y croit qu'il a été surpris mais tellement joyeux, qu'il a transformé à grande vitesse son taudis de célibataire en nid où éclora l'amour. Bon, il est en retard mais il va arriver. S'il n'a pas répondu c'est par jeu, comme il a raison, les actes comptent plus que les mots. "Quel sentimental tu fais, Gottlieb !".

Oui, et je croise les doigts pour elle, alors que peut-être le type, on lui a justement volé son téléphone mobile ce matin, et alors où va-t-elle dormir ? Pas les hôtels qui manquent, je décroise les doigts, moins de dix minutes plus tard, elle s'en va au bras du garçon. Qui sait s'ils vivront longtemps, ensemble et heureux à Paris ou dans les Cévennes ?

Oui, je sais, d'ici les trains partent vers l'est aussi. M'intéressent moins. Bien que, faut reconnaître, je me réjouis que de nos jours, des trains partent vers l'est. Et en reviennent.


Le retour un peu triste des autres dans le soir...


La gare de Lyon, ça c'est une belle gare ! "Que dis-tu,Gottlieb, pauvre imbécile auquel les mots manquent...". C'est la plus belle, la somptueuse, l'adorée. J'aime sa tour de l'horloge, sa tour carrée, aux quatre cadrans. Les guides touristiques décrivent un "beffroi". Je jubile, je m'émerveille que la tour rassurante de ma belle gare à moi rime avec effroi.

Sa verrière large est protectrice, toute son allure est soignée, parfumée, élégante, c'est une grande dame du temps jadis. Deux siècles déjà que sa raideur majestueuse accompagne les uns vers des ailleurs solaires, accueille de son mieux le retour un peu triste des autres.

Et comme on se sent bien attablé à la Brasserie du Train Bleu, épiant les conversations des bons bourgeois repus, écoutant geindre doucement les enfants de riches. Qui se plaignent avec des mots tellement châtiés, vu que dès l'âge de 2 ans, ou même avant c'est dire, on entend leur parents les gronder doucement, en usant d'un vocabulaire tout droit sorti de la Pléiade ! Ma tendresse repue, qui rime avec ivresse, dirige un regard bienveillant vers ceux qui n'ont pas les moyens d'entrer dans la Brasserie, ceux qui traînent face aux quais sans un billet en poche, billet de banque, billet de train... Populiste Gottlieb ? On me l'a affirmé plus d'une fois, c'est dire. C'est idiot aussi, mais j'aime bien le mot, même je le revendique. Je pourrais me vanter d'être humaniste, n'est-ce pas. Mais l'humanisme porte des escarpins à glands et des shetlands artistement noués sur les épaules, et moi les yeux rivés sur les croquenots des autres, la moitié de mes jours, je retourne à la plèbe, comme d'autres à la glèbe.


Comme les contrôleurs et la vieille Irina...


C'est la beauté de la Gare de Lyon qui m'a finalement décidé. Bien sûr, j'allais bosser ici, et d'arrache-pied si j'ose dire. J'ose, je me permets beaucoup de jeux de mots imbéciles lorsque je suis mon seul public. Bon public, je suis. Je me fais rire d'un rien, faut bien que je déride mes vieux zygomatiques une fois de temps en temps, n'est-ce pas.

Je travaille deux heures par jour, faut pas déconner. Gottlieb reste fidèle à son histoire comme à la Grande Histoire, à ses idéaux, sa légende peut-être. Et c'est ici que je travaille, si on peut appeler ça ainsi. Ailleurs, je ne pourrais tout simplement pas. Gottlieb se courbe s'il le faut, se plie, s'éreinte, mais dans un cadre à sa mesure. Faire l'acteur d'accord, encore faut-il que le décor soit à la hauteur de mes basses besognes.

Celle qui rigole moins, c'est Irina, dame-pipi coincée dans le recoin minuscule derrière les portillons automatiques des toilettes du Train Bleu. Des barrières comme dans le métro qui s'ouvrent si l'on introduit 20 centimes d'euros, j'ai failli tomber à la renverse la première fois que j'ai compris ça. Un petit check-point sur le chemin des chiottes !"De quoi peux-tu bien t'étonner encore, Gottlieb!"Ça choque beaucoup de monde, les clients me le disent, mais personne ne fait rien. Faire quoi ? Même moi, l'ancien rebelle, je ne la boycotte pas la brasserie de la Gare. Alors, parfois, pour me dédouaner peut-être, je descends tailler le bout de gras avec Irina, qui ne demande que ça. Quand je la déride, avec mes histoires improbables, son gros ventre tressaute et elle cache sa bouche avec sa main gauche, dans l'autre elle a de la monnaie pour les voyageurs imprévoyants.

Sous la verrière il y a des palmiers, des fleurs en pots aussi, c'est dire, et même des bancs. Quelqu'un a pensé que s'asseoir en attendant le départ d'un train, ce n'était pas du luxe, c'est peut-être même de ça que je devrais m'étonner. Mais je suis si content qu'elle ait ce côté familial, ma gare. Je me vois vieillir ici, jour après jour, mois après mois, vieillir comme les balayeurs, les vendeurs de revues, de livres, de bonbons, comme les contrôleurs et comme la vieille Irina.


Un tunnel ferroviaire débouchant sur la mort...


Je ne suis pas si vieux que je veux bien le dire. Encore un genre que je me donne. Mais passé cinquante ans, et ils sont passés depuis un moment, quand on est seul et pas bien beau, quand l'avenir ressemble atrocement à un de ces tunnels ferroviaires qui débouchera sur la mort, on est en droit de se sentir vieux, n'est-ce pas. Usé .

Mais pas si vieux que ça, le Gottlieb. D'ailleurs j'ai du ressort, sinon je ne serais pas là. A m'affairer plié en deux sous la verrière de la plus belle des gares. Trop jeune pour la retraite, et trop vieux pour l'embauche. Comme des tas d'autres. De plus en plus nombreux. Fallait bien trouver une solution, alors je suis assez fier d'avoir renoué avec un métier disparu.

La coccinelle tatouée sur mon torse, nichée contre mon cœur, n'est plus tout à fait aussi lisse qu'autrefois, et son sourire moqueur s'est fait rictus avec le temps. Mais elle n'est pas ridée, elle garde fière allure. Et il arrive encore, du moins je veux le croire, que les femmes se retournent sur moi.

Au moins quand je m'habille, quand une étrange et soudaine envie d'être élégant me prend. Ça m'arrive de moins en moins souvent quand même. Une fois par mois, c'est dire. Quand je vais par exemple me payer une toile, tous comptes faits et le loyer payé.

Quand je travaille ici, j'aime autant endosser les habits de mon rôle. Le dos courbé par les drames d'une vie autant que par les gestes répétitifs que requiert mon métier, la voix légèrement lasse, et rauque bien sûr, et l'accent exotique n'est-ce pas.

Sans que j'esquisse un geste, sans que je leur sourie, j'imagine que certaines femmes se risqueraient à déboutonner pourquoi pas ma chemise, caressant alors doucement mon insecte fétiche et rigolard, bah...

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Son front plissé de rides et de douleur tressaille...


Personne ne prête attention à ce petit jeune homme blême avançant d'un pas raide au milieu de la foule. Si un passager solitaire, curieux ou plein d'ennui, si un éthologue du dimanche ciblait sa silhouette dans la foule, il apercevrait la fureur qui crispe son visage de gosse. La rage ! «... Pas celle qui fait baver, Demande à Fab, la vie claque comme une semelle sur les pavés, La rage de voir nos buts entravés... »

Contraste, le front plissé de rides et de douleur tressaille, et le menton imberbe tremble ; les joues en feu sont encore pleines, quand dans les yeux pâles la haine se voile d'un petit rideau de larmes. La rage ! « ... de vivre en travers, la rage gravée depuis bien loin en arrière. La rage d'avoir grandi trop vite quand des adultes volent ton enfance. PARS !!... »

Kevin a coincé le flingue dans une des poches de son treillis et sa main qui le serre est agitée de spasmes. Les écouteurs sur les oreilles, il avance au rythme des psalmodies hurlantes de Kenny Arkana. « La rage ! Car impossible est cette paix tant voulue, La rage de voir autant de CRS armés dans nos rues. La rage de voir ce putain de monde s'autodétruire Et que ce soit toujours des innocents au centre des tirs, La rage car c'est l'homme qui a créé chaque mur, Se barricader de béton, aurait-il peur de la nature ? »

Et voilà, Kevin l'a repéré le gros porc, l'air content, les mains croisées flattant son bide qui déborde sur ses genoux ; l'œil vide, il prend plaisir à se faire cirer les pompes, comme il en aurait pris à se faire pomper la teub ! Par Jess, merde !!! Par Jess !!!

Et voilà. Kevin vise et tire et...

... putain, le type qui s'occupait des godasses du gros porc se relève et aussitôt s'écroule, comique et désynchronisé, convulsif, mort peut-être.

Kev s'enfuit, la gerbe le tient, il court, sanglote, s'essouffle, gémit et c'est la rage ! « La rage parce qu'on choisit rien et qu'on subit tout le temps Et vu que leurs chances sont bancales et bien tout équilibre fout le camp La rage car l'irréparable s'entasse depuis un bout de temps. La rage car qu'est ce qu'on attend pour s'mettre debout et foutre le boucan La rage c'est tout ce qu'ils nous laissent, t'façon tout ce qui nous reste... »


Moi j'aurais tant voulu me prénommer Marcel...

"Qui a le temps de réfléchir ?", je disais... Qui scrute sa vie ? Qui interroge le Destin ? Pas moi. Je n'ai rien vu passer, je n'ai rien vu venir. J'ai vécu...

A présent pourtant, oui. A présent. Alors que c'est trop tard, tout m'apparaît avec une acuité incroyable. Je vois d'où je viens, ce qui m'est arrivé, qui j'ai été et qui je suis. De quoi j'ai tant souffert, et ce qui m'a réjoui. C'est comme si on m'avait plongé dans l'eau bénite de la grotte à Marie !

"Tu vas sûrement mourir, Gottlieb !", je pense. En effet, toute ma vie est en train de défiler ; bien trop vite à mon goût. La machine s'emballe et dévore du rail et du ballast ! "C'est comment qu'on freine" qu'il implorait Alain, bien avant d'être à son tour emporté en grandes pompes. En grandes pompes, c'est drôle, non ? Je mourrais donc en riant quelque peu ?

A propos, il se pourrait bien, je l'avoue, que deux ou trois choses que j'ai racontées ne se soient pas déroulées exactement comme je l'ai dit. Mais qu'importe, n'est-ce pas.

La réalité n'existe pas. Pas même le réel. Tout, heureusement, n'est que littérature. Une chose pourtant, est rigoureusement exacte : mon nom de famille c'est Gottlieb. Mon prénom, Isaac, est idiot : celui d'un emperruqué allongé sous un arbre, qui se réveille seulement en prenant une pomme sur la tronche, franchement... et...

FEINTE ?



Luttant contre la mort durant toute la nuit...

Souvent, avec acharnement, les femmes et les hommes luttent contre la mort durant toute la nuit ; bras de fer inégal, à l'aube comme la chèvre du bon Monsieur Seguin, ils lâchent prise. Mais pas lui. Le ciel s'éclaircit, et il est bien vivant, au sortir de sa très très longue nuit. A la fenêtre, il fume.

Dans ses yeux verts, une brume. Et alentour aussi une brume de chaleur floute l'horizon. Troublant la vision des autoroutes, pavillons, petites usines, commerces géants, barres et tours. Il est heureux peut-être, ému d'avoir la chance de contempler la vie à perte de vue, il sourit, plissant les rides de son beau visage.


۞


- Marcel ! Vous êtes incorrigible !

La grande brune énergique traverse la chambre à grands pas sur ses claquettes à semelles caoutchouc, secoue la tête en mimant la colère, mais sa voix forte est tendre. C'est qu'elle l'aime son rescapé. Fraîchement émergé d'un coma de trente jours, l'a-t-il devinée, qui le veillait patiemment ?

- Fumer, dans une chambre d'hôpital ! Surtout ici ... d'ailleurs, vous savez, on va vous changer de service ..

S. Mokrani, infirmière en chef, c'est écrit sur le badge épinglé à sa blouse.

هل أنت من أحفاد سيدي مقراني المتمرد 

demande-t-il, mais l'Algérie depuis Bugeaud, et même avant, a du en connaître bien d'autres des familles Mokrani ...

- نعم إنه سلفٌ, ولكن دعنا نتكلم عنك
- Vous savez que toutes les infirmières vous trouvent une ressemblance avec Richard Bohringer ? poursuit-elle en français.

Elles sont toutes entichées de ce mystérieux homme sans âge. Qui a reçu, durant son absence au monde, des visites bien étranges.

- ...votre psychiatre, je crois, le Dr Samuel ...il a laissé sa carte ...

Sa mère aussi est venue, une vieille femme autoritaire, qui donnait à Mme Mokrani du "ma fille", sèchement, comme si on était encore dans les années 60, là-bas... Accompagnée d'un fils empressé, d'un mari tremblant et chétif.

- Et une jeune fille blonde si triste, venait aussi vous visiter chaque jour...Ah tiens, je vous présente Nabila, ma nièce... tu la connais toi, Nabila, la fille en pleurs toujours accompagnée de son copain ? ...

Les deux infirmières décrivent un jeune couple, deux êtres si semblables dans leur pâleur qu'on les aurait dit frère et sœur, soudés l'un à l'autre comme par un pacte de sang. Mais ça ne dit rien à Marcel...Qui ne dit mot ...

Il y a eu aussi ce drôle de type, arrogant, visqueux, gras du bide, l'œil lubrique, en quête du cireur blessé par balle Gare de Lyon. Il est tombé dans l'escalier de service. Les deux jeunes ont alerté un infirmier. Mais, trop tard, il était mort. Drôle de fin.

Un jour vint aussi un petit homme, plutôt âgé, au sourire malicieux, dont le regard pétillait derrière des lunettes noires, qui laissa un dessin sur lequel gambadaient, hilares, un chien et une chienne à l'apparence humaine...

Les flics aussi, évidemment, étaient passés par le service de réa. Bougrel,une pipe au fourneau en berne toujours fichée dans bec était le commissaire, et son adjoint Charolles comme un jumeau de l'autre, là, le dessinateur.. La dernière fois, ils avaient laissé entendre que l'enquête était close...

Oui de bien étranges visiteurs se sont enquis un mois durant de la santé de Marcel Serfati...

- Serfati, vous êtes de là-bas, vous aussi Marcel, à l'origine, non ?

Ils sont à nouveau seuls. Il a très envie de poser sa tête entre les seins de cette grande et belle nourrice. Elle le devine sans doute, puisqu'elle l'entoure de ses bras.

- D'où je viens ? Qui je suis ? de sa voix éraillée, l'homme encore faible pose lentement, deux ou trois fois encore, ces questions.

Puis ajoute : "Un affabulateur ...ce mot vous dit quelque-chose Madame Mokrani ?"

- Mytho, non ?

- Oui, c'est tout à fait ça... je raconte des histoires... j'en racontais, c'est fini, je crois...

-Le S sur ma blouse, c'est pour Shéhérazade, alors les histoires Marcel, c'est moi qui les raconte ...s'exclame la nurse en riant !

۞


Mais il va changer de service, cette perspective le terrifie.

- Comment ferons-nous pour nous revoir, l'hôpital est si grand ?

"L'hôpital est tout petit pour ceux qui comme nous qui s'aiment d'un aussi grand amour" a-t-elle envie de répondre, sacrée Shéhérazade.

Mais elle le regarde intensément dans le vert de ses yeux, et prend son plus bel accent blédard pour lui dire :

- Si on veut se revoir, on se reverra, Inch Allah !

- Voui voui voui ...

ENFIN !

*

Vous descendez de Sidi Mokrani le rebelle ?

Oui, c'est un ancêtre, mais parlons plutôt de vous...





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