La poudre aux yeux
nyckie-alause
Depuis déjà quelques semaines, mon état ne s'améliorait plus. Le sommeil ne passait plus par moi. Sauf à me serrer la tête au niveau des oreilles entre deux coussins l'insomnie était devenue ma seule compagne. J'entretenais une lutte quotidienne contre ces démons qui me dévoraient tout cru et je ne croyais plus à une possible rémission. Les jours se levaient pour me trouver avec de grosses poches sous les yeux que l'eau glacée du robinet de la cuisine n'arrivait même plus à faire, ne serait-ce qu'en partie, disparaître. Il était grandement temps que je réagisse, énergiquement et sans retard. C'est aujourd'hui !
« Debout ! »
Commençons par la salle de bain : eau chaude, eau froide, eau chaude, eau froide, en alternance pendant quatre ou cinq fois, avant de se saisir du magnifique drap de bain en tissus écossais et de l'enrouler autour de mon corps fumant et grelottant, tel un tartan un jour de tempête. Voilà déjà pour la douche écossaise.
J'ébouriffe devant le miroir, mes cheveux qui se dressent comme des piques, hérissonnent mon crâne de flammes grises qui auraient grand besoin d'être éteintes afin que je retrouve un aspect humain. Une petite coupe ? Non ! une coupe claire ! Il faut que je cesse de tergiverser et me décide enfin à les couper en quatre ces cheveux fous.
Un petit coup d'œil sur le lavabo ne va pas suffire, il vaudrait mieux un coup d'éponge. Le dernier coup car l'éponge en question traine depuis si longtemps, raide et grise d'usure. Après je m'en débarrasse, je la jette. Il faut savoir prendre des décisions indispensables et définitives.
Je dois devenir un homme nouveau d'ici à lundi. L'enjeu est trop important pour que je lâche en route « je suis mon propre projet » me dis-je en me caressant le menton.
Les lunettes couvertes de buée, je me dépêche de rejoindre la cuisine et mon élan me précipite dans la pièce, encombré que je suis par mes préoccupations, sans me rendre compte que la porte est déjà ouverte. Un faux pas jusqu'au réfrigérateur, encore une porte ouverte, qui dévoile de pâles légumes oubliés ratatinés comme des cadavres laissés au soleil. Tant pis ! Je les mettrais à la poubelle en rentrant, je vais plutôt me faire cuire un œuf : la poêle, l'assiette, un soupçon de sel et de poivre. Je ne m'assieds pas, je crève le jaune qui dégouline le long de la tartine et je l'aspire avec délectation.
C'est le jour idéal pour repartir d'un bon pied, me dis-je en me souriant de satisfaction et d'aise devant le miroir de l'entrée. Heureusement que j'ai fais cette grimace auto-adressée pour me rendre compte que le jaune qui dégoulinait tout à l'heure sur la tranche de pain à aussi barbouillé mon sourire l'éclairant d'une couleur douteuse pour entamer cette journée décisive.
La carte d'électeur, celle qui prouve mon identité même si la photo semble afficher un autre moi-même, les clefs de l'appartement et celle de la boîte aux lettres. Le courrier déborde par tous les interstices de la porte disjointe et quand je tourne la clef, les enveloppes dégoulinent jusqu'au sol crasseux du hall de l'immeuble. Quelques rappels d'impôts, quelque injonction à comparaître, le chèque mensuel que mon employeur consent, mais pour combien de temps encore, à me faire parvenir par courrier, « Zoo Municipal ». L'enveloppe de couleur marron que je sais contenir juste ce qu'il faut de propositions électorales, de portraits policés d'acteurs de la politique, de discours à demi-mots et quelques fois encore plus courts, sigles et abréviations étant le corps même de leurs programmes électoraux. S'y trouvent aussi les bulletins ! Ça, c'est le plus intéressant, car ils sont étrangement normalisés pour des objectifs affichés tellement différents.
Journée nouvelle, nouveau départ. Les journaux de la ville, les publicités mercantiles, les petits mots de la concierge, les factures qui peuvent attendre le premier ou le second rappel… à la poubelle. Après cela ne reste que quelques enveloppes que je replace soigneusement au fond de la boîte avant de la refermer d'un tour de clef. Les portraits des candidates et candidats, heu, j'hésite, je ne vais pas quand même m'attacher… poubelle aussi. Je ne garde que ces merveilleux bulletins en liasse. Pliée en deux, la liasse forme un petit carnet tout à fait convenable pour noter listes de courses ou pensées fugaces. Et je pourrais facilement étoffer cette liasse de tous les bulletins que je ramasserai tout à l'heure dans ma classe de CM2 ou je me rends pour… De retour à la maison, je pourrais aussi y planter une ou deux agrafes ou un bout de cordon.
Dans le quartier voisin de l'école et du bureau de vote, je trouverai bien un coiffeur 7/7 prêt à faire de moi un homme nouveau. Car demain, je le crois, le monde va changer. Au boulot, je demanderai que l'on m'appelle « soigneur » et plus gardien. Quand j'arriverai le matin, le directeur me serrera sûrement la main et m'autorisera à récupérer ce qui peut l'être sur le dos de la bête.
Je dois cesser de peigner la girafe sans récupérer les poils de l'animal, sinon pourquoi continuer cet exténuant travail au zoo ? Et ces saletés d'autruches qui viennent m'attaquer quand je rejoins les quadrupèdes à échasses en traversant l'enclos. J'ai encore sur les épaules et sur le crâne la marque de leurs coups de bec : le seul moyen que j'ai trouvé pour me défendre de leurs agressions est d'imiter leur posture : j'éloigne mes bras du corps, je me dandine en courant vers le plus méchant des incapables volatiles qui ne décollent ni ne décolèrent, en poussant des cris dysharmonieux qui semblent le faire réfléchir. Faire encore l'autruche, à mon âge, le croirez-vous ?
Le premier assesseur me salue. Ne pas répondre, ne pas répondre. Un simple mouvement de tête et ma main glisse sur les piles capturant au passage les petits bouts de papier que quelques lettres comme au hasard occupent de manière provisoire, attendant quelque sentence définitive ou liste pour faire le marché. Je passe, c'est obligatoire, par l'isoloir. L'étoffe synthétique et grise sent un peu la poussière et fait dresser mes cheveux que j'ai eu tant de mal à discipliner. L'interstice du rideau me laisse entrevoir les citoyens pas trop jeunes, en attente, comme les légumes ridés de mon réfrigérateur, en attente. Personne ne me voit quand je referme l'enveloppe, presque vide, et les bulletins abandonnés sur la tablette que je ramasse voracement et que je rajoute à ma pile. Si je les intercale intelligemment, je pourrais lire des noms auxquels les partis n'ont pas encore pensé.
Ensuite la cérémonie, numéro 93, monsieur Machin, (celui-ci s'y reprend à deux fois pour se persuader que c'est bien moi), a voté, signez là. Ces trois-là, m'ont semble-t-il, jeté un regard de compassion ou de condescendance. Je m'en moque bien qu'ils se permettent de parler derrière leur main qui recouvre leur bouche venimeuse. Il sera bien surpris, celui qui ouvrira ma petite enveloppe et il ferait bien de les fermer ses yeux condescendants pour ne pas avoir de poudre de poivre dans les yeux. Je me demande si on pourra savoir d'où vient le cadeau.
Il ne me reste plus qu'à descendre dans le quartier Bas. Je passe devant macDo, je saute au-dessus des boîtes abandonnées, des repas sautés vient aussi la santé dis-je en chantonnant. Je me casse les dents devant un premier salon porte close avant d'être attiré par une file de barbus qui patiente sur le trottoir. Je prends ma place, l'attente sera longue, la journée sera belle.
« Vous avez déjà voté ? » demande l'homme qui me précède. Il n'osera pas me demander pour qui quand même !