La poupée

waxette

Il y a une grosse poupée à côté d’elle.

Une de ces demoiselles bien habillées devant lesquelles elle s’arrête si souvent, à Manosque, dans la vitrine décorée de jolis tissus imprimés. Fine et elle les regardent avidement, à chaque fois qu’elles passent devant, et aujourd’hui, il y en a une à côté d’elle. Et elle est à elle.

Papa l’a ramenée ce matin, en revenant du marché. Elle a bien vu, quand il est allé dételer la charrette, le gros paquet marron avec son ruban bleu. Et elle a bien vu ses yeux brillants, quand il est rentré dans la cuisine, la bouche pincée pour ne pas sourire. Fine aussi a fait bien des manières mystérieuses en portant le paquet dans la soupente qui jouxte la cuisine.

Elle est allée au marché avec papa ce matin, c’est leur anniversaire.

Son cadeau à elle est beaucoup moins inhabituel, de jolis rubans roux que Maman coudra sur sa nouvelle robe, sur le revers de l’ourlet et aux poignets, et tout un grand paquet de sucreries. Claire n’a pas eu de sucreries, mais elle a la poupée.

Depuis l’instant où elle a ouvert le paquet, elle ne la quitte plus. Elles sont toutes les deux assises dans le gros fauteuil, immobilisées sur le gros coussin moelleux que maman a descendu de sa chambre la semaine dernière.

Alfred aide fine à débarrasser la table des assiettes et des couverts sales. Il va même l’aider à faire la vaisselle aujourd’hui, pendant que Claire, assise, les regarde. Normalement, il ne le fait pas, c’est à elle d’aider sa sœur, mais depuis quelques temps, des choses comme la poupée  arrivent de plus en plus souvent. Depuis qu’elle est tombée.

C’est tellement stupide, un lacet mal fait et une marche d’escalier qu’on sait un peu glissante mais qu’on oublie si facilement. N’est-ce pas surprenant, vraiment, ce pied qui coince le lacet, et l’autre qui glisse au même moment ? Quand le docteur est parti, maman a jeté les chaussures en s’essuyant les joues des deux mains, et papa n’a rien fait, lui. Il était en bas des escalier, les mains fourrées, poing fermés, dans les poches du pantalon dont elle avait elle-même cousu les ourlets.

Non, vraiment, elle avait manqué de chance. Elle était partie en arrière, basculant de tout son poids et de celui des draps à laver qu’elle était en train de descendre. Assurément, c’était manquer de veine, à ce point là. Elle s’était juste arrêtée pour attendre Fine, son pied droit avait rejoint le gauche sur la marche, et elle avait chaviré. Cela avait fait un grand bruit, , et elle avait rebondit, sans même lâcher les draps, jusqu’en bas sur les fesses. Ou juste un peu plus haut que les fesses.

Fine s’était esclaffée, pleurant presque de rire, secouée de spasmes, quand elle l’avait rejointe, ramassant le long des marches deux taies qui étaient malgré tout tombées, s’arrêtant en chemin, pliée en deux, ses poumons laissant tout juste passer entre deux hoquets l’air nécessaire pour qu’elle n’étouffe pas. Maman, penchée sur la rampe, sa tête seule dépassant au dessus du vide, l’avait tancée un peu, avant de s’interrompre aussi net que les gloussements de sa fille se figeaient dans l’air, au moment ou Claire s’était mise l’appeler, les yeux levés vers elle. Son visage avait paru très pâle, soudain, presque aussi blanc que le visage de porcelaine de la poupée. Et elle avait lâché les draps qu’elle-même portait, le plus gros paquet et le plus lourd, pour voler jusqu’en bas, sautant au dessus des marches plutôt que marchant dessus, cramponnée à la rampe qui avait grincé sa douleur sous l’effort qu’on lui imposait.

Claire était restée comme elle avait atterri. Assise stupidement sur ses fesses douloureuses, le dos bêtement à moitié coincé sur la dernière contre-marche, une jambe repliée devant elle, et l’autre bizarrement pliée, le pied tordu dans un angle impossible. Il y était resté jusqu'à ce que Maman et Fine trouvent le moyen de la prendre en poids sans trop la remuer, pour la porter jusque sur le fauteuil sur lequel elle est assise à présent.

C’est bête, à une semaine près, elles auraient été à l’école, à cette heure là.

Elle n’avait presque pas pleuré, sur le coup, et maman lui avait dit que c’était sans doute parce qu’elle avait dû se cogner la tête. En fait, elle n’avait pas eu si mal que ça, sur le moment. C’est quand elle s’était appuyée sur les bras pour se relever qu’elle avait senti.

Ce n’était pas son pied qui lui faisait mal, non, c’était bien plus haut que ça.

La foudre était venue de la fesse, enfin, juste un peu plus haut. Ses bras s’étaient tendus sur les points, elle avait appuyé un peu sur la jambe pour prendre appui, et la douleur l’avait déchirée en deux, coupant le souffle avec une fulgurance nette, remontant d’une vague unique jusque dans la nuque, comme un long frisson instantané.

Elle était restée couchée pendant toute une quinzaine, puis encore une, et encore une, et après, elle en avait perdu le compte. Elle s’ennuyait moins à présent que le docteur avait dit qu’elle pouvait se lever, et Papa lui avait taillé une belle canne dans une branche de chêne. Elle ne pouvait pas encore bien s’en servir, mais bientôt, son bâton lui permettrai même de reprendre l’école. Papa l’accompagnera, au début. Et après… on verra.

Alfred et Fine auront bientôt fini la vaisselle, et enfin elles pourront jouer avec la poupée qu’elle a promis de prêter un peu à sa sœur, dès quelle l’a découverte, époustouflée, sous le papier d’emballage brun. Elle a tout de suite tourné ses yeux pétillants vers sa jumelle qui, complice, avait tout autant admirée dans la vitrine du bazar les demoiselles aux belles robes, et qui pourtant n’a pas eu, à cet instant, la moindre lueur d’envie dans le regard.

C’est vraiment un très joli cadeau.

Un cadeau exceptionnel, même, parce que papa a du la payer bien cher.

Claire se dit que c’est son plus joli anniversaire.

Oui, vraiment, un cadeau pareil !

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