La poupée - Le poisson rouge.
Christophe Hulé
Elle s'était échappée encore une fois. Elle resta devant l'hôtel étourdie par la mystérieuse mécanique de ses fugues à répétition. Elle craignait encore la silhouette en mal d'intrigues. Il pouvait réapparaître pour éructer ses pléonasmes et la démasquer à son tour. Avec sa pipe horripilante et son regard tranchant, plein de haine sans doute.
Pourtant, l'épicentre semblait vouloir l'engloutir. Comme si son subconscient s'était mué en une force extérieure, pour la paralyser, l'anéantir.
Comme une mante religieuse débile qui se dévorerait elle-même.
Cette nouvelle fugue ne pouvait pas être « l'aventure », elle commençait à aimer ce mot.
Pourrait-elle encore faire face à toute la clique ? Elle pouvait terrasser le détective et prolonger l'agonie du réceptionniste.
Elle se mit à bailler devant tant d'audace et de cruauté et opta pour le café d'en face.
Après tout, elle était en vacances, elle méritait l'insouciance, elle avait droit au luxe du détachement d'un autre café italien, de temps pour méditer sur ce nouveau rebondissement.
Elle avait déniché l'endroit idéal pour espionner l'entrée où il ne tarderait pas à apparaître, en plein jour cette fois.
Six tasses de café plus tard, deux cendriers pleins, le flot de pensées oiseuses, la lassitude et la honte, elle commença à regretter sa stratégie.
Monsieur le Soleil ne tarderait pas à rentrer après une autre journée d'espiègleries.
Elle paya l'addition avec une lenteur angoissante, comme Madame Limace dans Pinocchio.
Le serveur perplexe la regardait tituber vers la sortie et tirer la porte comme la pierre d'un mausolée.
La silhouette attendue filait là-bas, le charme et l'assurance s'ajoutait au puzzle.
Le portier de l'hôtel échangea instantanément son immobilité maussade contre une complicité gesticulante et rieuse.C'était bien lui. Le suivre dans l'hôtel l'exposait à une autre sortie beaucoup plus expéditive.
Le serveur fixait toujours l'étrange silhouette déformée, à travers le verre qu'il faisait semblant d'essuyer depuis un bon moment.
Elle se tenait devant l'entrée du café, comme une statue déplacée, obligeant les clients à entrer ou sortir avec des contorsions et des mimiques risibles ou pathétiques.
Tout à coup, un homme sortit de l'hôtel d'en face. Il se mit à courir à droite, puis à gauche, puis encore à droite, puis encore à gauche.
Il était prisonnier dans le verre comme un poisson rouge.
Il se précipita enfin vers la silhouette pétrifiée, maintenant en plein milieu de la rue.
Le torchon s'activait sur le verre à une vitesse vertigineuse.
Le verre faillit tomber quand il rejoignit la course improvisée dans la rue du café et de l'hôtel. Elle était tombée dans ses bras, crucifiée, comme un pantin de caoutchouc. Il avait même héroïquement redressé le chapeau d'un coup de tête précis et viril.
Toute la machine se remit en marche.
La course frénétique et les hurlements, dedans et dehors, les serveurs en noir se mêlant aux livrées cramoisies du personnel d'en face et, pour tout arranger, un serpent gigantesque de véhicules, comme surgi de nulle part, la cacophonie joyeuse des klaxons, ici et là, les grappes vociférantes et gesticulantes, les portables dégainés.
Tous les balcons, toutes les fenêtres aux alentours, s'animaient à la tombée du jour comme un théâtre d'ombres burlesque. L'effet domino contamina bientôt tous les quartiers.
Comme la plupart des agitations, plus ou moins sanglantes, la cause première importait peu.
Il avait réussi à traverser la foule jusqu'à l'ascenseur. Le pantin avait occasionnellement servi de bélier ici ou là, mais l'action restait héroïque.