La prochaine fois

Christophe Prevost

« La prochaine fois »

une comédie de Christophe Prévost

S.A.C.D. n° 267949                                                                                

RESUME

Quarante ans qu’ils ne se sont pas revus !

Pour Jacques, ces retrouvailles avec Mathieu sont teintées de nostalgie pure.

Pour Mathieu, il s’agirait plutôt d’un retour en arrière, qui ne l’enchante pas beaucoup, 

à moins d’y trouver…

Quant à Suzanne, il ne fait aucun doute que Mathieu n’est pas l’être désintéressé que son mari veut bien le croire. 

 LES PERSONNAGES

Jacques : Environ 70 ans. Retraité. Poète à ses heures, il s’occupe comme il peut.

C’est une grande gueule vis à vis des autres et un fils à Papa. Il est le mari de Suzanne et il est mou face à elle.

Suzanne : Même âge. Un caractère fort. Si elle peut paraître froide à l’égard des 

inconnus c’est qu’elle connaît les agissements de son mari, ainsi que ses envies 

multiples. Elle “ gère ” le couple au quotidien et l’attitude de Jacques a fini par la lasser.

Mathieu : Même âge. Il est solitaire, libre et détaché de tout. Intéressé, il passe son temps à chercher le meilleur restaurant, le meilleur foyer d’accueil. Il quitte parfois le domicile conjugal pour aller “ s’aérer ” l’esprit, ce qui peut durer un certain temps.

Tom, Valé et Phil : La trentaine. Ce sont sont des S.D.F. malins comme tout et «anti-système».

ACTE 1 

PREMIERE PARTIE

Scène 1

Cette histoire commence un soir d'été.

OFF : La rue.

Progressivement, la lumière est faite sur le parterre du théâtre qui représente ici, la rue.

Puis on fait la lumière sur une table de bistrot (en avant scène court) où est assis un homme d'un certain âge (alors que le rideau n'est toujours pas ouvert).

Cet homme, c'est Jacques.

Très élégant dans son costume, il a environ soixante dix ans et sirote sa bière d’un air décontracté. Il semble ne jamais avoir été marqué par la vie.

Un autre homme du même âge marche dans cette rue et se "fraie" un chemin parmi les spectateurs.

Cet homme c'est Mathieu. Habillé d'un pantalon trop court, il porte aussi une gabardine sale. Plongé dans ses pensées, il soliloque.

Soudain, Jacques l'aperçoit et l'interpelle :

JACQUES :

Mathieu… (s'agitant :) … Mathieu…

MATHIEU :

Jacques ?… Ca par exemple ?!…

JACQUES :

Viens… (Rémy le rejoint à sa table :) … Tu me remets ?…

MATHIEU :

Tu parles… Promotion 54… Jacques Dalmas dit "Le Merdeux" … C'est comme si c'était avant hier.... 

JACQUES :

Ca, ça me fait plaisir…

MATHIEU :

Pas tant que moi…

JACQUES :

Qu'est-ce que tu fais dehors à cette heure-ci ?!…

MATHIEU :

Aujourd'hui… J'ai été partout, sauf dans mon passé, si tu veux savoir !… Et toi ? … 

Tu sors pas avec ta femme ?…

JACQUES :

M'en parle pas… Margot ma dernière, tu l’as pas connu, elle se marie samedi 

prochain… Ca me rend malade !…

MATHIEU :

T'as peur pour elle ?…

JACQUES :

C'est pas ça… Mais tu comprends… Ses beaux-parents, c'est pas des gens comme nous… Comment t'expliquer… J'ai pas grand chose à leur dire… Ils sont un peu... Beaufs…

MATHIEU :

Ils sont désagréables ?…

JACQUES :

Pas du tout… Mais on s'intéresse pas aux même choses…

MATHIEU :

Ta fille est heureuse ?... (Jacques acquiesce :)... C’est l’essentiel... 

JACQUES :

D'accord mais ça fait pas une conversation… Moi par exemple, je lis, je fais de l'ordinateur etc… Son père à lui, c'est un ancien mécano… Sa femme, c'est une secrétaire de direction à la retraite… Un peu prolo sur les bords… Alors avec ma femme qu'est versaillaise depuis Hugues Capet… Ca nous fait pas beaucoup de points commun…

MATHIEU :

Tu veux un conseil ?… Les fréquente pas, c'est ce que t'as de mieux à faire…

JACQUES :

Tu veux boire quelque chose ?…

MATHIEU :

Non merci ça va me faire pisser…

Tandis que Jacques continue de parler (on n'entend plus sa voix) un faisceau de lumière isole  Mathieu qui se met à penser à voix haute :

MATHIEU :

Jacques mon modèle !… Toi qui étais si bien élevé… Cet être parfait à l'éducation pleine de principes… Mon pauvre ami !… Cinquante ans que je te connais et je te retrouve, vomissant ta haine du monde… Ca alors… Et c'est comme ça que tu finis ton existence ?!… Quel changement ! …

La lumière revient progressivement.

MATHIEU :

Qu'est-ce que tu veux que je te dise, les gens sont comme ça, un point c'est tout… T'y peut rien, parce que finalement…

Tandis que  Mathieu continue de parler (on n'entend plus sa voix) un faisceau vient isoler Jacques, qui se met à penser à voix haute :

JACQUES :

Quelle chance t'as eu de pouvoir penser librement toute ta vie… Comme je t'envie… T'avais pas un rond mais tu savais philosopher… T'étais toujours dans la dèche, mais t'arrivais toujours à t'en sortir… Tu t'arrêtais jamais d'ouvrir ta gueule… Et ça payait… Souvent ça payait… Un râleur, un vrai… Un qui ose, qui a des couilles… Pas comme moi… Quel bol tu as eu de naître dans ta famille… Avec le recul j'aurais donné des centaines d' Euros pour avoir ta vie… Parfaitement ! … J'aurais même donné la maison de Maman à Versailles… 

La lumière revient progressivement.

JACQUES :

Pourquoi tu viendrais pas à la maison ?!…

MATHIEU :

J'attendais que tu me le proposes… (Jacques le regarde avec un air surpris :) … Non, je plaisante…

JACQUES :

La semaine prochaine, tu peux ?… (sortant son agenda :) … Ca me ferait très plaisir…

MATHIEU :

Toute la semaine je suis pris…   Je suis en … (mentant :) … En Thalasso… Mais je reviens le week-end…

JACQUES :

Venez samedi alors…

MATHIEU :

Ca ne dérangera pas ta femme ?… 

JACQUES :

Penses-tu… Elle sera ravie de voir un peu de monde… D'autant qu'on ne sort pas beaucoup… Et puis ça leur permettrait de se rencontrer… Elles ne se sont jamais vues finalement ?!…

MATHIEU :

Et bien ça sera l'occasion…

JACQUES :

Vous allez vous régaler !…

MATHIEU :

J'y compte bien… (il se lève :) … A quelle heure doit on venir ?…

JACQUES :

Le plus tôt possible… Qu'on bavarde un peu…

NOIR PROGRESSIF

Scène 2

Le  samedi soir suivant, chez Jacques. 

Cette fois, le parterre (où sont assis les spectateurs) représente une partie du jardin qui «entoure» cette immense maison bourgeoise, tandis que la scène (à rideau ouvert) représente le salon «protégé» par une véranda.

Sur les murs du salon, sont accrochés des portraits de famille (un couple, un vieil homme, une vieille femme…) . 

Habillé dans la même tenue que précédemment,  Mathieu se présente, un bouquet 

de chrysanthèmes à la main.

OFF : Une sonnerie de portail.

JACQUES :

(OFF)

Pousse le portail … Fort … Ensuite tu remontes l'allée centrale et la maison est juste derrière les arbres…

Jacques vient à sa rencontre.

 JACQUES :

Par ici… (il lui sert la main :) … Salut  Mathieu comment vas-tu ?…

MATHIEU :

Salut…  Léa a eu un accident…

JACQUES :

Qui ça ?…

MATHIEU :

Léa, ma femme…

JACQUES :

Quand ?...

MATHIEU :

Hier soir sur le périphe… Rassure-toi que de la tôle… (ils montent tous les deux vers la véranda :) … J'ai préféré qu'elle reste pour se reposer… Comme elle se sentait pas bien, je lui ai donné ton téléphone, au cas ou…

JACQUES :

T'as bien fait… Tu veux qu’on la prévienne que t’es bien arrivé ?…

MATHIEU :

Ca va, je suis plus un bébé... Alors c'est ici que tu vis ?! …

Mathieu est (sincèrement) plein d'admiration face à un tel «luxe».

JACQUES :

Que j'ai toujours vécu, oui… J'y suis presque né… (il saisit deux fauteuils de jardin :) … Assis toi…

MATHIEU :

Magnifique…

JACQUES :

Cette maison appartenait au grand-père de Maman… (indiquant le portrait au mur :) … L'homme là bas, un notable… J'en ai hérité quand elle est morte, il y a  une vingtaine d'années…  

MATHIEU :

Elle est extraordinaire ta véranda zénithale…

JACQUES :

Ah cette véranda, si tu savais !… Elle m'en a posé des problèmes…

MATHIEU :

C'est… (cherchant le mot adéquat :) … "génial" comme idée…

JACQUES :

C'est pour ça que je l'ai posée… On était deux avec mon oncle… Et t’as pas vu l'intérieur !... (il se lève :) … Suis-moi… (ils entrent dans le salon, tandis que Jacques «fait» la visite:) … "Au cœur de Versailles, superbe propriété de deux cents soixante dix mètres carrés sur mille deux cents mètres carrés de jardin… Sans vis-à-vis… Maison Mansart du dix neuvième siècle avec très belle réception, comme tu peux le constater… Un séjour double d'environ soixante dix mètres carrés avec suite parentale ici, puis cinq chambres… Dont trois à l'étage»… On ira tout à l'heure…

MATHIEU :

J'y compte bien…

JACQUES :

«Deux au rez de chaussée là bas… (indiquant côté cour :) … De l'autre côté de l'escalier… Deux bureaux, une lingerie, une cave, une buanderie… Salle de bain, en double… W.C. idem»… Que dire d'autre… Ah oui… «Une très belle véranda zénithale… Idéale pour famille d'artistes… Et enfin, une terrasse orientée sud ouest, très claire»… Très calme…

MATHIEU :

Le tout décoré avec goût… Quel agent immobilier !… Tiens, j'ai apporté ces quelques fleurs pour ta femme …

JACQUES :

Oh… (qui n'a  pas remarqué le type de fleurs :) … Fallait pas…

MATHIEU :

Tu veux que je les reprenne ?!... (Jacques n’a pas entendu et va dans la cuisine - à jardin - tandis que  Mathieu accroche sa gabardine sur le portemanteau :) ... Je me suis dit qu’avec des fleurs... 

JACQUES :

Voilà… (il revient avec un vase :) … Qu’elles sont belles !… Voilà qui va lui faire 

plaisir… Tiens… On va les mettre sur la table…

MATHIEU :

T'aurais pu être acteur !…

JACQUES :

C'était pas mon truc… Souviens-toi... J'avais une passion… La poésie… Je voulais être le plus grand des poètes… Pas n'importe lequel… (il allume la chaîne stéréo et un air de jazz en sort : ...)...  Tu veux un apéro ?… Un whisky, un champagne ?… 

MATHIEU :

Un champagne, je veux bien merci… 

JACQUES :

«Prends un siège, Cinna…»

MATHIEU :

Merci «Ô César !...»... 

Mathieu s'assied dans le fauteuil. Jacques débouche une bouteille de champagne et le sert.

JACQUES :

A la tienne !...

MATHIEU :

Hm, fameux… (à partir de cet instant on doit comprendre qu’il se demande ce qu’il fait ici :) … Dis moi… Je me trompe ou c'est un fauteuil "à l'officier" ?! …

JACQUES :

Non, c'est bien ça… Je l'ai eu dans une brocante, comme cet autre fauteuil d'ailleurs,

pour une bouchée de pain… Je l'ai retapé tout seul…

MATHIEU :

Tu bricoles souvent ?…

JACQUES :

Quand j'ai le temps… Mais j'ai tellement de choses à faire… Parfois je sais plus où donner de la tête…

MATHIEU :

Pareil…

JACQUES :

Entre la littérature, la philo, l'informatique, j'ai de quoi faire… L'astronomie par exemple, c'est vachement intéressant… Les étoiles, tout ça… Savoir que t'es peut-être pas tout seul dans l'univers… C'est fascinant, non ?!…

MATHIEU :

Je dirai que c'est... (qui s’en moque totalement)... déroutant… (il cherche un sujet qui pourrait l’intéresser :)... Et l'écriture ?… T'as laissé tomber l'écriture ?…

JACQUES :

Mais non… Mais je peux pas tout faire en même temps… (content de pouvoir enfin se confier à quelqu’un :)... Quand j'ai eu mon bac, j'ai pris une année sabbatique… D'abord pour me reposer et puis parce que ça me permettait de me consacrer à fond à ce recueil de poèmes que j'écrivais à l'époque… Ensuite, j'ai voulu faire des Maths, je me suis fais éjecter au bout d'un an… J'étais pas fait pour ça… Ensuite j'ai voulu faire dans l'Humanitaire, mais j'étais trop bien chez mes parents… C'était ma période la plus radicale… J'écrivais d'ici, des poèmes hyper réalistes sur la misère humaine…  J'étais très grande gueule à l'époque…

MATHIEU :

T'as pas beaucoup changé…

JACQUES :

Ensuite, j'ai fait un B.T.S. de commerce et j'ai tout de suite trouvé une place dans la restauration … C'était vachement sympa… Je gérais une équipe… On était très soudé, très dynamique… Et c'est là que j'ai rencontré "Ma grolle" … (Mathieu le regarde interloqué :) … Ma femme… Elle s'appelle Suzanne mais moi je l'appelle "Ma grolle" … Et elle m'appelle "Mon pied" … C’est un truc entre nous, ça fait quarante sept ans que ça dure… Et on a travaillé là bas jusqu'à la retraite…

MATHIEU :

Ca devait être une bonne place !…

JACQUES :

Tellement bonne qu'à cause de notre mariage, j'ai été obligé d'abandonner l'idée d'être écrivain !… Moi qui voulait être Victor Hugo…

La pendule annonce vingt heures et  Mathieu desserre son nœud de cravate.

JACQUES :

Une autre coupe ?…

MATHIEU :

Je veux pas abuser…

JACQUES :

Vingt minutes de nostalgie pure valent bien une autre coupe…

MATHIEU :

Je suis pas venu "que" pour ça !… (à lui-même :) … Enfin, pas tout à fait…

JACQUES :

Ah… (lui versant la dernière goutte :) … "Marié dans l'année", je t'envie d'avance !… On parle de moi mais… (débouchant une seconde bouteille :) … Ta femme et toi, vous êtes mariés depuis combien de temps ?…

MATHIEU :

(évasif)

Pareil que toi à peu près… Mais peu importe, c'est pas très intéressant… (changeant de sujet :) … Au fait… Tu l'as toujours ce texte très "chaud" que t'avais écrit vers dix huit ans, sur les femmes ?… Quelque chose de très… cru…

JACQUES :

C'était à l'époque où je couchais à droite à gauche, n'importe quand… Je l'ai encore ce texte, il doit traîner quelque part…

La porte (à cour) s'ouvre brusquement et une femme apparaît.

Il s'agit de Suzanne, la femme de Jacques.

Grande et mince, elle semble plutôt antipathique.

JACQUES :

Ah !... Voilà ma femme Suzanne… "Ma grolle" , je te présente Mathieu…

MATHIEU :

Mes hommages Madame…

SUZANNE :

Enchantée…

JACQUES :

C'est le monsieur dont je t'ai parlé…

SUZANNE :

En effet j'ai beaucoup entendu parlé de vous…

MATHIEU :

En bien j'espère…

SUZANNE :

Vous savez, quand mon mari dit du bien de quelqu'un, c'est qu'il est malade… 

JACQUES :

Elle plaisante naturellement… 

SUZANNE :

Il est souvent malade…

JACQUES :

Elle est drôle hein, tu trouves pas ?!... Elle adore l’humour, pas vrai Chérie que t’adores l’humour ?…

SUZANNE :

Vous pouvez passer à table si vous voulez… (ouvrant la porte à cour :) … La salle à manger est par ici…

MATHIEU :

(à lui-même)

Et bien c'est pas trop tôt…

Suzanne tourne la tête vers  Mathieu qui fait semblant de chercher quelque chose dans ses poches.

JACQUES :

Merci "Ma grolle" …

SUZANNE :

De rien "Mon pied" …

Jacques éteint la chaîne et ils disparaissent côté cour où se trouve donc la salle à 

manger.

NOIR

Scène 3

Le repas terminé, ils reviennent dans le salon.

MATHIEU :

Madame je vous félicite pour votre cuisine…

SUZANNE :

Monsieur est trop bon…

MATHIEU :

Non… Monsieur est sincère… En douteriez-vous ?…

SUZANNE :

 (hypocrite :)

Pas le moins du monde… Je suis ravie que ça vous ai plu…

MATHIEU :

Le gibier, on en mange tellement peu à la maison…

SUZANNE :

Je vous laisse à vos retrouvailles…  Au plaisir de vous revoir… (Mathieu lui fait un baisemain :) … Bonne nuit Jacques…

JACQUES :

Bonne nuit "Ma grolle" …

Elle retourne à cour tandis que Mathieu s'affale vulgairement sur le canapé. 

 

MATHIEU :

Quel repas !…

JACQUES :

A qui le dis-tu !

MATHIEU :

Et quel vin !…

JACQUES :

T'as raison… Ce Châteauneuf du Pape 1972 était divin… Pour tout te dire, je l'ai acheté à la naissance de Margot…

Une pause pendant laquelle il s'installe dans le fauteuil.

MATHIEU :

Tout à l'heure… Ta femme a dit "Je retourne dans ma chambre" … Vous ne…

JACQUES :

Pas depuis dix ans… 

MATHIEU :

Je ne voulais pas être indiscret…

JACQUES :

Y'a pas de mal, t'inquiète… En fait… On s'aime toujours autant, mais plus comme avant… Et puis c'est plus simple pour tous les deux… Chacun vit comme il l'entend… On se retrouve à l'heure des repas, ou quand on reçoit nos enfants… Ou nos invités…

MATHIEU :

Et tu ne fréquentes personne en dehors ?…

JACQUES :

En ce moment non, j’ai pas le temps... Et puis j'ai tellement de trucs à faire …

Une pause.

Las,  Mathieu baille plusieurs fois d'affilée tandis que Jacques est "tout" à sa réflexion.

MATHIEU :

Elle fait quoi dans la vie… Ta dernière ?…

JACQUES :

Rien… Non seulement elle fout rien, mais en plus elle est enceinte… C'est pour ça qu'on a dû la marier…

MATHIEU :

Pourquoi ça ?!…

JACQUES :

Parce qu'ici à Versailles… Tout le monde saurait qu'elle a un enfant hors mariage…

MATHIEU :

Et alors ?… (Jacques ne réagit pas :) … Tu l'aurais pas excommunier ?! … (doutant :) … Ah si quand même ? !…

JACQUES :

Non mais… (regardant vers la porte :) … Tu connais pas "Ma grolle" …  Et puis j'ai une réputation ici… (se reprenant :) … Avec les deux autres, j'ai moins de problèmes… Celle du milieu est à la D.R.H. d'un entreprise d'informatique et ne pense qu'au travail… C'est mieux que de traîner dans les boites… Et l'aîné vit à New York… Il est dans la Recherche sur le diabète, dans un labo privé… Ah les Américains ont au moins cette qualité… C'est qu'ils ne travaillent que pour le profit… Pour lui, pas question de créer une famille… Il est bien trop occupé… Là bas, il gagne près de six mille Euros par mois… Chose qui est impensable ici pour le même travail… Sans compter ses publications !.... (cynique :) … Il ferait pas vingt mille balles !…

MATHIEU :

Y'a pas photo…

JACQUES :

"Hygiène et Profit" sont les deux mamelles de l'Amérique… (à la réflexion:) … Ces gens sont pas comme nous… Il faut voir leur obsession de la Propreté !… (tout d'un coup, il se lève et s'emporte :) … Ca me fait penser à mon gendre… Y'a deux ans environ, on faisait une petite fête, un vendredi soir… Et notre fille et lui couchait ici, tout naturellement… (marchant à travers le salon :) … Le matin, on se lève pour le petit déjeuner vers neuf heures… On avait décidé… Enfin… J'avais insisté pour qu'on le prenne ensemble… On ne se voit pas beaucoup, alors c'est toujours l'occasion d'échanger des idées… Et puis j'ai horreur quand les gens font la grasse matinée… Ca sert à rien… Est-ce que je la fait, moi ?… Non… Quand les gens sont chez moi, je veux qu'ils fassent comme j'ai envie !…

MATHIEU :

(à lui même)

T'as raison Léon…

JACQUES :

Bref… Et voilà "t-y-pas" … Que je l'attends cinq, dix, vingt minutes… (à cet instant il est déjà rouge écarlate :) … Je finis par commencer sans lui… Monsieur apparaît au bout d'une demi-heure et tu sais ce qu'il me dit ?… (imitant son gendre :) … "Je préfère me laver avant, j'ai les idées plus fraîches !" … Lui aussi a été contaminé par les Américains !… 

MATHIEU :

Ils sont partout ces gens là !…

JACQUES :

(hystérique)

Est-ce que j'ai besoin moi de me laver tous les jours pour être bien, hein ?!… Non…

MATHIEU :

Je ne vois pas où est le problème…

JACQUES :

Tu es intelligent toi, tu peux comprendre ça n'est-ce pas ?! … (le prenant au collet:) … Et puis il est pas américain, à ce que je sache !…

MATHIEU :

Oh … (se débattant :) … Oh du calme Jacques … (le secouant à son tour :) … 

T'emballe pas ! … 

JACQUES :

Hein ?… (reprenant un peu conscience :) … Ah oui… T'as raison… Qu'est-ce que je disais ?… 

Jacques a semble-t-il terminé sa diatribe mais on a bien compris qu'il était un peu ivre.

JACQUES :

A propos… (il se lève :) … Faut que je te fasse goûter à quelque chose… (il ouvre un buffet et en extirpe une bouteille :) … C'est une poire William Suisse, tu m'en diras des nouvelles…

 Mathieu simule alors un malaise.

MATHIEU :

Jacques, je ne me sens pas très bien… Est-ce que tu pourrais…

JACQUES :

Mais qu'est-ce qu'il t'arrive ?… T'es tout pâle ?!...

MATHIEU :

Je crois que je vais faire une syncope…

JACQUES :

Une syncope ?…

MATHIEU :

Oui, mais pas la syncope bleue, l'autre…

JACQUES :

Je vais appeler le Docteur…

MATHIEU :

C'est pas la peine, ça va passer… Faut juste que je m'allonge, c'est tout…

JACQUES :

Ecoute… Tu vas dormir ici, ça sera plus simple…

MATHIEU :

Oh je ne veux pas vous déranger !…

JACQUES :

Mais tu ne me déranges pas, au contraire… Tu vas dormir dans la chambre d'amis et demain on appellera un médecin…

Jacques épaule  Mathieu et l'entraîne vers la chambre d'amis qui se trouve aussi à cour.

NOIR PROGRESSIF

Scène 4

Dimanche matin, au petit jour.

OFF : Un orage.

Des éclairs illuminent le salon.

 Mathieu entre dans le salon, une tasse de café dans une main, une revue dans l'autre.

MATHIEU :

Non mais t’as vu ça !… (fasciné par le jardin :) …On se croirait à la campagne !… Y'a autant de place dedans que dehors !…  (il pose la revue sur la table:) … Tu veux fuir femme, enfants, cochons, couvées ?… (pointant un arbre :)... Tu plantes ta tente là bas par exemple, près du saule… Tu veux fuir la Civilisation ?... Bivouaque sous le gros chêne, là bas... T’es un écolo dans l’âme ?... Achète des brebis et fais les paître là,près des lauriers... Tu vas te faire un paquet d’argent ici à Versailles !... L'herbe a pas été touchée depuis des semaines, faut croire que t'es pas obligé de tondre… Ca fait ça en moins… (il boit une gorgée:) … Quant à cette baraque, elle peut en abriter du monde !… Quand je pense qu'il continue de râler après tout le monde, alors qu'il a tout a portée de main !… (il boit une gorgée:) … Comment peut-il se plaindre, lui qui n'a jamais rien eu à faire pour rien ?!… (il pose sa tasse, s'assied à table et feuillette la revue ; lisant la question à voix haute :) … "Faut-il utiliser le nucléaire ?" … Ah la question qu’elle est bonne !… (lisant le sondage :) … Oui 47% … Non 41% … Ne se prononcent pas 12% … Moi j’aurai répondu «J’m’en fous»...  (lisant une autre question :) … "Etes-vous pour ou contre les O.G.M. ? …" … Plutôt contre 58% … Plutôt pour 29% … Ne se prononce pas 13% … «J’m’en fous»  (il feuillette la revue :) … Quel sondage !... C’est quoi comme revue ?... «Le petit ingénieur» ?... Connais pas... Moi j'aurai inventé un sondage plus pertinent.... "Voulez-vous mourir en connaissant beaucoup de choses, en en connaissant un peu moins, ou voulez-vous mourir plutôt inculte ?" … Ou alors… "Voulez-vous disparaître la nuit ou plutôt le jour… Comme aujourd'hui par exemple … (il regarde sa montre :) … Vers six heures moins le quart du matin ?! …" … Ou encore … "Préférez-vous disparaître par temps de pluie, de neige ou par un soleil de plomb ?! …" … En voilà des bonnes questions vraiment existentielles ! (il sort son agenda et le consulte :) … Bon, ça c'est fait… (il raye quelque chose :) … Donc, le week-end prochain, à trouver… Vendredi matin, cours de français … Après midi, à définir… Jeudi, brocante toute la journée… C'est bon… Mercredi 10h30/16h00… Club de Bridge… Déjeuner au café d'en face avec Popol… Mardi 12H30, déjeuner chez Françoise… Le matin, à trouver… Et alors… Chez qui je vais bien pouvoir aller demain ?! … (il réfléchit :) … Il y a bien René… Oh non, pas lui… Ca va encore être glauque… Va encore falloir que je lui dise qu’il a mauvaise haleine !... Chez Simon et Aurore dans l'Indre et Loire ?… Je peux pas débarquer du jour au lendemain sans les prévenir… Ca fait au moins quatre ans qu'on s'est pas eu au téléphone… (soudain nostalgique :) … Et si j'allais chez Héloïse ?… Oh non, je ne peux pas le faire maintenant… Le décès de Lucien est encore trop récent… (il sort de sa poche intérieur, une photo qu’il contemple un instant :) … Ah Héloïse, qu'elle était belle… Si Lucien n'avait pas été instituteur comme moi, on ne se serait sans doute jamais rencontré… Elle en avait des sentiments pour moi !… Enfin… (puis il sort une feuille de papier, un stylo et écrit :) ... "Dimanche 6 Mars 2011… Chers tous… Merci pour l'accueil… Stop… Il est six heures, je dois partir… Stop… (il finit sa lettre et la signe :) … Amitiés,  Mathieu… (il plie la feuille, la range dans une enveloppe qu'il dépose près de la tasse ; puis il se lève, ouvre le buffet, s'empare de la bouteille d'eau de vie, sort du salon par la véranda et descend dans le jardin :) … Mais chez qui je pourrai bien aller ?!…

NOIR PROGRESSIF

Scène 5

Quelques heures plus tard.

SUZANNE :

Mais qu'est-ce que c'est que cette odeur ?!… (nez en l'air, elle entre dans le salon :) … Ca sent le cramé… (elle voit la tasse et la revue sur la table :) … Et l'autre qui laisse traîner tout partout… (à la cantonade :) … On voit bien que c'est pas lui qui fait le ménage... (elle voit l'enveloppe:) … Qu'est-ce que c'est que ça ?!... (elle l'ouvre et lit :) ... “Dimanche 6 Mars 2011… Chers tous…”… (à elle même :) … Ca commence bien… “Merci pour l'accueil… Stop… J'ai passé une excellente soirée… Stop…" … (idem jeu :) … “Excelente soirée…” … Il manque un "L" … Pour un instituteur, ça la fout mal !… " Il six heures, je dois partir… Stop… J'espère bien vous revoir un de ces jours !…”… (idem jeu :) …Tu peux toujours courir !… “ Amitiés… Embrasse "Ma Grolle" de ma part… Signé Mathieu… P.S. … Vous ne devez pas vous ennuyer tous les jours !…"… Non mais il nous prend pour qui ?!… (elle respire profondément et tout en râlant, déchire l'enveloppe, prend la tasse, la revue et entre avec dans la cuisine ; soudain elle pousse un cri :) … Mais quel est le débile qui m'a laissé cette cafetière allumée ?!… (aboyant :) … Jacques, Jacques… (Jacques entre, tout penaud :) … C'est toi qui m'a foutu en l'air cette cafetière ?…

JACQUES :

Je te jure que non…

SUZANNE :

C'est pas la peine de jurer, tu ne sais pas ce que ça veut dire… Tu me feras le plaisir d'en racheter une…

JACQUES :

Aujourd'hui ?… Mais c'est Dimanche…

SUZANNE :

Demain, abruti… Sinon… Je ne te ferai pas à manger pendant un mois !… Ah au fait… La prochaine fois que tu invites quelqu'un que t'as pas vu depuis cinquante ans… Renseigne toi avant... (Jacques reste interdit :) … Tu sais comment on les appelle ces fleurs ?… Des chrysanthèmes… (elle glisse les fleurs dans du papier journal et  jette le tout dans la poubelle :) … C’est des fleurs qu'on offre aux Morts… Tu parles d'un cadeau à une femme !… (agacée :) … Et toi qui t'en es même pas aperçu !…

JACQUES :

Je suis désolé…

SUZANNE :

Tu peux !… De tout façon, tu n'as jamais rien su de rien… Mais moi, je suis certaine qu'il n'est pas venu que pour te voir, cet homme là…

JACQUES :

Lui ?… Mais qu'est-ce que tu vas chercher là… (persuadé du contraire :) … Jamais de la vie… 

SUZANNE :

Quelle heure est-il ?… (elle regarde sa montre :) … 10h15… La Messe est à 11h00… Ca me laisse le temps d'aller sur la tombe de Papa et Maman… (elle se penche de nouveau sur la poubelle et saisit le bouquet de fleurs :) … Et pour te prouver que je ne suis pas intéressée, je vais même les prendre ces fleurs… (elle ouvre la porte d'entrée :) … C'est grâce à toi mon Chéri, si je les ai eues gratuites !… (changeant de sujet :) … Si tu veux une soupe au pistou pour ce midi, pendant que je suis à la Messe… Epluche les légumes, ça nous fera gagner du temps… 

JACQUES :

Oui… (préoccupé :) … D'accord… (Suzanne sort en claquant la porte :) … Des chrysanthèmes !?… C’est beau ça les chrysanthèmes... 

NOIR  

DEUXIEME PARTIE

Scène 1

Le Lundi matin suivant.

La véranda est grande ouverte et Suzanne s’active à nettoyer le salon tout en écoutant 

“Le Requiem” de Mozart.

OFF : Une sonnerie de portail.

           Puis une série de coups portés contre une porte en fer.

Elle comprend finalement que quelqu’un est au portail, baisse la musique et “sort” :

SUZANNE :

Non merci Monsieur… (criant :) … Nous n’avons besoin de rien ici…

MATHIEU :

C’est moi Mathieu !…

SUZANNE :

Oh non, pas lui  !… (à  Mathieu :) … Poussez le portail… (articulant très fort :) … L’interphone ne marche pas, poussez le portail… (allant vers lui ;  elle lui tend la main froidement :) … Comment allez-vous ?… Et quel bon vent vous amène, si c’est pas trop vous demander ?!…

MATHIEU :

Je suis bien embêté… (on sent qu’il fait un gros effort pour mentir :)... Figurez-vous que j’ai égaré mon... portefeuille… 

SUZANNE :

Comment est-ce possible ?!…

MATHIEU :

J’ai cherché partout… Et je me suis dit qu’en étant parti de chez vous, 

précipitamment…

SUZANNE :

Vous auriez pu l’oublier ici...

Ils entrent dans le salon. 

Mathieu porte dans une main ce qui s’apparente à une toile enveloppée dans du papier 

journal.

MATHIEU :

Ou dans la chambre…

SUZANNE :

(très distante)

Vous connaissez le chemin…

Comme si de rien n’était, Suzanne continue de faire son ménage tandis que Mathieu pose son tableau contre un mur et ouvre la porte donnant sur la salle à manger 

(à cour).

SUZANNE :

Et l’adolescent de soixante dix ans, qui dort toujours !… On se demande ce qu’il fait de ses nuits !… Le “bon” fils à Papa, qui sait tout sur tout et qui veut le faire savoir à tout le monde !… (à propos de  Mathieu :) … C’est sûr que si on devait vous comparer… Physiquement, il est pas mal ce  Mathieu !… Il pourrait tout à fait m’aller… Il est mal habillé, certes… Je crois même qu’il porte les habits qu’il avait Samedi soir… Il n’a pas ta vulgarité d’accord mais… C’est un malin !… Ah si je n’étais pas tenue par mes “principes”, comme tu dis… Je ne sais pas ce qui m’a retenu pendant toutes ces années… J’ai tellement eu envie de tout plaquer… Heureusement que tu as ta chambre et moi la mienne… “Pour le meilleur …” ... (elle regarde sa montre :) … Midi moins la quart ?… Je vais raté la Messe… Oh que je n’aime pas ça… Si c’était pas pour ton Mathieu…

 Mathieu entre, sans avoir rien trouvé.

MATHIEU :

Je comprend pas …

SUZANNE :

Vous avez regardé sous le lit, dans les draps ou sous l’oreiller ?MATHIEU :

Rien…

SUZANNE :

Souvent les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer cachent leur argent un peu partout… Ca pourrait être votre cas…

MATHIEU :

Je vous remercie…

SUZANNE :

Quand on peut aider un ami…

MATHIEU :

Si, je sais… Ca pourrait être votre femme de ménage…

SUZANNE :

Mais oui, suis-je bête… Vous avez raison… Les femmes de ménage, faut toujours s’en méfier… La mienne par exemple… Elle n’est pas là aujourd’hui parce qu’elle ne vient pas le lundi mais… Ca lui arrive régulièrement de me dérober une broche ou un collier… La pauvre… Elle s’est toujours faite avoir… Ici les bijoux sont en toc… Les vrais sont placés dans un coffre, à la banque…

MATHIEU :

Sage précaution… Mais pourquoi la garder si elle vous cause autant de… 

SUZANNE :

Parce qu’elle n’existe pas… On n’en a pas… (elle entre à cour :) … J’ai pas confiance…

Cette conclusion jette un froid.

Il se retrouve seul. 

On sent qu’il ne veut pas partir. Il fouille dans un panier à journaux, en prend un, s’assied dans le fauteuil et lit.

Quelques secondes plus tard, Suzanne revient.

SUZANNE :

Je vous en prie, asseyez-vous… (surpris, il se lève :) … A propos... Puisque vous voulez rester, je peux vous faire un sandwich…

MATHIEU :

Je ne voudrai pas abuser… 

SUZANNE :

Rassurez-vous, c’est déjà fait…

MATHIEU :

Dans ce cas, avec un verre de rouge s’il vous plaît… (il se rassied ; elle va dans la cuisine à cour, et revient avec un plateau qu’elle dépose sur ses genoux :) … Merci…

SUZANNE :

Vous voudrez un café après ?…

MATHIEU :

Non merci…

SUZANNE :

Ca tombe bien, on n’a plus de cafetière… Quelqu’un la laissée allumée toute la nuit…

MATHIEU :

Ah… (il  se souvient alors d’avoir oublié de l’éteindre:) … Et Jacques ?…

SUZANNE :

Monsieur dort…

MATHIEU :

A cette heure-ci ?…

SUZANNE :

Jacques dort depuis tellement longtemps !…

MATHIEU :

Faudrait peut-être le réveiller…

SUZANNE :

Ca fait dix ans que j’ai laissé tomber… Je vous laisse, je vais à la buanderie… J’ai rendez-vous avec ma machine à laver… (elle ouvre la porte d’entrée :) … Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous gênez pas… Faites comme vous avez l’habitude de faire chez les autres !…  

Elle sort.

Scène 2

Mathieu croque dans son sandwich mais on le sent un peu mal à l’aise.

Jacques apparaît en caleçon (par la porte à cour).

JACQUES :

Bon appétit…

MATHIEU :

Merci… (sursautant :) … Oh pardon… Salut…

JACQUES :

Qu’est-ce que tu fais là ?!… (lui serrant la main :) … Salut…

MATHIEU :

J’ai égaré mon… portefeuille...

Jacques entre dans la cuisine et revient avec un bol rempli de «Corns flakes».

JACQUES :

Tu l’as retrouvé ?…

MATHIEU :

Non… (Jacques en dévore le contenu :) … T’en es réduit à manger des «Corns flakes»maintenant ?!…

JACQUES :

C’est pas mauvais, tu devrais essayer…

MATHIEU :

Tu sais que ça, ça nous vient d’Amérique… (pointant le bol ) … Ils sont partout ces gens là, même là-dedans !... Tu devrais te méfier !…

JACQUES :

S’ils n’avaient rien d’autre à faire, après tout… Et puis, si tu ne veux pas vieillir trop vite… T’as intérêt à retourner vite fait en enfance… (il termine son bol :) … Bientôt moi, je ne mangerai plus que des petits pots et j’aurai les fesses toutes roses… (entrant dans la cuisine :) … Tu l’entretiens ton corps toi ?…  

MATHIEU :

Je fais attention à ce que je mange, oui… Je bois pratiquement plus… Je cours deux fois par semaine… Je fais un peu d’exercice… Je marche beaucoup aussi, surtout la nuit…

JACQUES :

Tout le contraire de moi … (il revient avec un plateau sur lequel se trouvent  des tartines et une tasse de café :) … Au fait… Je l’ai retrouvé le texte dont on parlait avant-hier… (il ouvre le tiroir de la commode, en extrait un manuscrit et le lui tend :) … Tiens…

MATHIEU :

C’est pas vrai ?!… (comme s’il s’agissait d’un trésor :) … Tu sais que ça nous replonge cinquante ans en arrière !…

JACQUES :

Je l’ai montré à mon gendre, il était sur le cul !… Tu sais ce qu’il m’a dit ?… (imitant son gendre :) … “Comment avez-vous pu écrire des horreurs pareilles ?! …” … Le prude !…

MATHIEU :

Faut reconnaître que tout le monde n’a pas ta retenue !… (feuilletant le manuscrit :) … Y’a que des poèmes sur les femmes…  Alice, Olga…

JACQUES :

Je n’écrivais “que” sur les femmes que je rencontrais… 

MATHIEU :

Ah oui, c’est vrai… C’était ton obsession… (lisant un poème :) … “ Le petit marsouin… Deux petits culs s’aimaient d’amour tendre… L’un était velu et l’autre était à fendre…”Croque moi, croque moi” disait le plus timide, “Allons dans ce sous bois, Et que ce soit rapide”, Pensait le margoulin… Dans cette croupe offerte, Le petit marsouin, Sortit son drôle d’engin, Et couru à sa perte !… La belle n’a pas tu, Son merveilleux émoi, Et la forêt a su, que le petit coquin, était un grand sournois !” … C’est drôle !... T’avais un univers bien à toi !… (à lui même :)... Qu’est-ce que c’est mauvais ?!… 

JACQUES :

Ca c’était un texte… (il réfléchit :) … Ne dis rien… Dédié à Lisa, une fille superbe… Brune, des cheveux jusque là, petite de taille… Elle avait un corps magnifique mais un caractère épouvantable !… Elle voulait toujours me commander… 

MATHIEU :

(à lui même)

On dirait Suzanne…

JACQUES :

Notre liaison n’a pas duré deux mois, on était trop différents… 

MATHIEU :

 T’étais un Don Juan, en fait…

JACQUES :

C’est ce qu’on disait... (résigné :)... Mais comme tu vois,  Don Juan est finalement «rentré» dans le rang...  

MATHIEU :

Au fait... (il va chercher sa toile et la lui tend :)... Cadeau...

JACQUES :

(touché par le geste)

Mais ?!... (il déchire le papier, sort la toile abstraite et la contemple dans tous les sens :)... Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ?... 

MATHIEU :

En souvenir de notre amitié...

 JACQUES :

Je suis très touché... (il lui fait une accolade)... Merci... Et c’est toi qui...

MATHIEU :

Oui... (modestement)... Après ma femme, la peinture est une de mes passions !... C’est de l’abstrait...  Pas ma femme, la peinture...

JACQUES :

J’avais bien compris... C’est quoi exactement ?...

 MATHIEU :

On peut y voir ce qu’on veut... 

JACQUES :

Je sais pas comment... (il tourne la toile dans tous les sens :)... Comme ça ?... Non, comme ça alors... Non ?!...

MATHIEU :

Voilà... Comme ça...  Je l’ai appelé «Plénitude soleil levant»... 

JACQUES :

Levant quoi ?...

MATHIEU :

«Levant» comme ... Comme un soleil qui se lève...

JACQUES :

Ah oui d’accord... (qui n’y connaît absolument rien :) ... C’est sympa on dirait un... Un morceau de terre... Ou y’a comme qui dirait un lac ici, avec de la gadoue autour... Où est-ce que je pourrai le mettre ?!... (il cherche un emplacement sur le mur :)... Tiens je vais le mettre là... (il  décroche le portrait d’une  vieille femme et le remplace par celui de Mathieu :)... A la place de Belle Maman... (il se recule pour le voir mieux :)... Bien éclairé, c’est vachement beau... Merci beaucoup... Et toi ?… Parle-moi de toi... (tout à coup, un téléphone portable sonne :) …  Ah… Y’a quelque chose qui sonne…

MATHIEU :

C’est mon portable… Excuse moi… (il décroche :) … Allô… Ah, salut mon lapin… (à Jacques :) … C’est mon petit fils… (à son interlocuteur :) … Alors comment vas-tu ?… (Jacques se lève et retourne chercher du café dans la cuisine :) … T’as été au cirque ?!… Formidable… Tu as vu des ours ?!… Formidable… Evidemment… Tu me feras un dessin ?… J’ai hâte de le voir !… Non je dis j’ai hâte de voir ton dessin… Et de te voir aussi évidemment… (Jacques revient s’asseoir dans le canapé :) … Et ton petit frère va bien ? … Il fait dodo ?… Et bien, fais lui une énorme bise de ma part quand il se réveillera… Je t’embrasse mon poussin… Ah… (ennuyé :) … Il est là ton Papa ?!… Passe le moi… (il change d’attitude :) … Allô  Thomas, comment vas-tu ?… Bien, très bien… Je te remercie… Je suis où ?… Je suis… (mentant :) … A la maison, pardi… (Jacques lève la tête vers lui :) … Vous y êtes aussi ?… (à lui même:) … Ah… Ca c’est embêtant… Pardon ?… (faussement étonné :) … Une semaine, déjà ?!… Je ne m’en suis pas rendu compte… Ce que je fais ?… Et bien… En ce moment, je voyage beaucoup à travers la France… Aujourd’hui par exemple, je suis à Lyon… Et demain je pars pour Bordeaux…

JACQUES :

Oh que c’est pas bien de mentir !… 

MATHIEU :

(brandissant le manuscrit)

J’ai un ami qui a écrit un recueil de poèmes et qui m’a demandé si je pouvais l’aider à démarcher auprès des éditeurs… (intrigué, Jacques vient se “coller” contre Rémy :) … Je ne suis pas libre avant la fin de la semaine… Mais je rentrerai le week-end prochain… (soudain grave :) … Et Maman va bien ?… (sincère :) … Dis lui que je pense à elle et que je vais bien… Rassure-la, je t’en prie… (il raccroche :) … Salut…

JACQUES :

Toi… Tu ne veux pas rentrer à la maison !… Allez tu peux me le dire à moi…

MATHIEU :

Mais pas du tout, ça n’a rien à voir… C’est seulement que parfois, on a besoin de prendre un peu l’air… Tu l’as dit toi même à table… Rappelle toi, tu m’as fait tout un laïus sur “l’étouffement” … 

JACQUES :

Aucun souvenir… 

MATHIEU :

T’étais dans un état !…

JACQUES :

Parle pour toi… Regarde comment t’as fini la soirée… Si j’avais pas été là… 

MATHIEU :

C’est juste… Tu m’as empêché d’aller “Ad Patres” …

JACQUES :

Où ça ?…

MATHIEU :

Dans l’autre monde… Tu as été en quelque sorte mon “sauveur” !… 

JACQUES :

N’exagérons rien… En attendant, ça ne résout rien à ton problème… (débarrassant son plateau dans la cuisine :) … Tu vas dormir où ce soir ?… 

MATHIEU :

J’irai à l’hôtel… (qui a tout prévu) … Y’en a un très bon pas cher, près de la Gare…

JACQUES :

Et le reste de la semaine ?… (Rémy fait la moue :) … Je suis désolé  Mathieu, malgré notre vieille amitié… Cette fois, je ne peux pas t’aider…

MATHIEU :

Oh mais je ne te demande pas l’aumône Jacques… Tu as été au delà de mes espérances… C’est à moi de te remercier maintenant… Ne crois pas que je sois quelqu’un d’intéressé… Pas du tout… Seulement… Ces derniers temps j’ai eu envie de voir autre chose que mon entourage… Voir du pays… Moi qui m’encroûte dans mon trois pièces… Ca t’arrive pas de te demander ce qu’il peut y avoir dehors ?!… Non, c’est sûr… Avec tout ce que t’as déjà…

JACQUES :

Tout Versailles ne m’appartient pas !…

MATHIEU :

Je sais bien… Mais ici, derrière les grilles de ta maison… Tu ne t’es jamais senti comme un lion en cage ?!… 

JACQUES :

Je crois que j’ai pas assez d’imagination pour ça… Et c’est pas aujourd’hui que ça va changer !…

MATHIEU :

Et bien moi, si… Et comme j’ai l’esprit curieux, j’ai osé passer le pas et me retrouver seul… Sans personne sur qui compter… Du jour au lendemain, je suis devenu un “électron libre” … Je ne dis pas que je vivrai comme ça tout le temps… Mais je le ferai souvent… C’est tellement plaisant de faire des rencontres improbables… Tiens mardi dernier, je me trouvais devant Notre Dame… Vers trois heures de l’après-midi… J’observais le va et vient des touristes… C’est impressionnant… Comme si le Monde entier s’était donné rendez-vous sur le parvis… Un jeune couple, des hollandais je crois, m’aborde et me demande de les prendre en photo devant la Cathédrale… Tu me connais, je ne me fais pas prier… Je fais la photo… Et je demande comme ça… “ Voyage de Noce ? … Just married ? … ” … L’homme me répond en français … “ Non, c’est pas ma femme …  ” … Et il me fait… (avec un doigt sur la bouche :) … “ Chut … ” … Si j’avais pas été là, au bon moment… Jamais je ne les aurais rencontrés… Et c’est ce genre de rencontres qui pimente mes journées… Je pense à un truc… Pourquoi tu viendrais pas avec moi ? … (on sent Jacques hésitant :) … C’est passionnant… Toi qui veux t’enrichir l’esprit, laisse tes revues scientifiques et suis moi… Tu vas voir, on va se fendre la gueule…

JACQUES :

Moi je veux bien… Mais c’est Suzanne qui comprendrait pas…

Comme par un fait exprès Suzanne revient. 

SUZANNE :

Jacques, si t’as du linge à me donner c’est maintenant, je vais faire une machine... Si t’as du sombre... (elle s’apprête à repartir :)... Et puis franchement tu pourrais ranger ta chambre, si quelqu’un venait...

JACQUES :

Ah ma «Grolle»... Viens voir... (pointant le tableau :)... Regarde ce que Mathieu nous a offert...

SUZANNE :

Ah parce que vous... (elle regarde brièvement :)... Je ne savais pas... (qui ne sait pas quoi en «penser» :) ... On dirait de la fiente... (s’en allant :)... C’est quoi, un tableau de «merde» ?... 

MATHIEU :

(éternuant, à lui-même)

J’ai dû attraper froid... (qui n’a pas entendu la réflexion de Suzanne :) ... Qu’est ce qu’elle dit ?!... 

JACQUES :

(qui «rattrape» le coup)

Que c’est un tableau de Maître... Elle a raison...

MATHIEU :

N’exagérons rien... Pour en revenir à ce que je te disais, il s’agit pas de le faire tous les jours… Mais de temps en temps… En plus, le fait de marcher te fera un bien fou…

JACQUES :

J’ai horreur de marcher !…

MATHIEU :

Aujourd’hui par exemple, si tu veux… On peut se faire… Les bouquinistes, Rive Gauche et on terminera vers 20h00 dans un excellent resto du quartier latin où ils servent de la cuisine du Périgord… Tu vas voir, c’est délicieux… (enthousiaste :) … Va t’habiller, c’est moi qui t’invite !…

JACQUES :

Dans ce cas… Laisse moi une minute… (Il va à cour et revient habillé quelques secondes plus tard :) … Faut peut-être que je lui fasse un mot avant de partir ?! …

MATHIEU :

Tu seras rentré avant minuit !… (il ouvre la porte d’entrée :) … Et puis t’es majeur !… 

JACQUES :

C’est vrai... Mais c’est Suzanne qui contrôle mes dépenses !… 

Ils sortent.

NOIR

Scène 3

Le soir même.

Assise dans le canapé, Suzanne est au téléphone.

SUZANNE :

Mais non  ma Chérie, ça va bien se passer… C’est un très bon hôpital… Et puis tu seras pas seule… Ton mari sera là, c’est l’essentiel… Moi, quand j’ai accouché de ton frère, j’étais seule avec Maman… Pendant que ton père, lui, préférait picoler avec ses copains !… Ou faire autre chose, oui, on peut imaginer ce qu’on veut … Il m’a juste accompagné jusqu’à ma chambre et en moins de temps qu’il faut pour le dire, il a disparu dans la nature… Je ne l’ai retrouvé que le lendemain soir, alors que ton frère était né en fin de matinée !… Si Maman n’avait pas été là, c’est sûr… J’aurais été bien seule… C’est vrai… Ca ne se faisait pas beaucoup à l’époque… Mais toi, tu as cette chance d’avoir un bon mari… Ne t’inquiète pas, je viendrai aussitôt qu’il m’appellera… (changeant de sujet :) … Je ne sais pas… (elle regarde sa montre :)... Depuis qu’il a retrouvé ce copain d’enfance, il est plus le même… Mais si, je t’en ai déjà parlé… Celui qu’il a connu en Primaire… Mathieu, voilà !… Je ne l’aime pas du tout… Ton père l’avait invité pour fêter je ne sais quelles retrouvailles… Sans me prévenir évidemment… Bonne poire, j’accepte… Dès qu’il est entré, j’ai vu clair dans ses yeux… C’est un pique assiette cet homme là, un profiteur… Je crois que Papa n’y a vu que du feu… Ou alors il a refusé de se l’admettre… Pour lui, c’est avant tout celui avec lequel il faisait des pieds et des mains… A part ça, ils n’ont rien en commun… Je crois surtout qu’il exerce une très mauvaise influence sur ton Père… Lui qui était casanier, il se met à découcher maintenant… Je te promets !… A soixante dix ans !… Mais non ma Chérie, j’en fais pas une question d’âge… Ton père fait ce qu’il veut… Seulement, il m’écoute plus… A cause de l’autre, là… Quelle heure il est ?… Minuit moins le quart, il devrait pas tarder… (elle se lève et va vers la véranda:) … Tiens, quand on parle du loup… (elle les aperçoit qui entrent par le jardin :) … Je te laisse ma Chérie… Je te rappelle demain matin… Je t’embrasse…

Elle raccroche et se cache derrière la porte de la cuisine.

  Scène 4

 Jacques et Mathieu traversent le jardin en direction de la véranda.

Ils ont bien bu et semblent avoir passé une bonne soirée.

MATHIEU :

Non mais t’as vu comment qu’il m’a parlé cet abruti ?!… (imitant quelqu’un :) … “ Non Monsieur… Une béchamel ça peut aussi se faire avec de la maïzena ! …” …

JACQUES :

Tout ça pour raconter des conneries… N’empêche que je me suis bien marré…

MATHIEU :

Tu vois, on y prend goût… Tu devrais le refaire… Histoire de t’aérer l’esprit…

JACQUES :

Pas trop quand même… C’est Suzanne qui apprécierait pas… Mais de temps en temps… (changeant de sujet :) … Bon… Je t’offre un dernier coup pour la route ?…

MATHIEU :

Pour la route alors… 

JACQUES :

C’est un whisky bas de gamme, c’est tout ce que j’ai… (il lui sert un verre:) … J’arrive pas à mettre la main sur la William… Je suis sûr que c’est encore Suzanne qui me l’a planqué…

MATHIEU :

(semblant ignorer)

C’est bien dommage parce qu’elle était excellente…

JACQUES :

(ils lèvent leurs verres ) 

A Nous …

MATHIEU :

A Nous … (à lui même :) … Et à moi aussi…

JACQUES :

Tu veux que je te raccompagne ?…

MATHIEU :

Je trouverai bien ma route…

JACQUES :

C’est loin…

MATHIEU :

J’adore marcher et puis… La vie est plus belle la nuit … Allez… Salut “Mon pied” …

JACQUES :

Salut  Mathieu… On s’appelle…

MATHIEU :

(sortant par le jardin)

Et on se fait une bouffe !…

JACQUES :

La prochaine fois... C’est moi qui régale !... Tire le portail derrière toi…

NOIR

ACTE 2

Scène 1

Quelques mois plus tard, un matin d’automne.

La scène représente la rue.

Une tente trois places en avant scène jardin.

On distingue une sortie de métro en fond scène Cour.

Un mur d’usine parcourt le fond scène et des graphs et autres tags sont inscrits dessus.

Deux personnages (Tom et Valé)  sont devant un braséro, en avant scène Cour.

Valé (une jeune femme entre vingt et trente ans) parle depuis un moment.

Tom (même âge) l’écoute sans broncher, tout en mettant parfois ses mains sur le 

brasero comme pour se réchauffer.

TOM :

Tu l’as rencontré comment?... 

VALE :

Une nuit, on vu arriver un vieux... Bien habillé, un paquet dans les mains... Je me suis demandé ce qu’il nous voulait... Il m’a dit qu’il voulait partager «sa viande» avec nous... 

TOM :

Sa viande ?!...

VALE :

On a trouvé ça bizarre, on n’a rien dit... Avec tous les tarés qu’il y a, un de plus ou un de moins... Comme on avait fait un feu, on a trouvé une grille et on s’est fait un barbecue... C’est comme ça qu’on a fait copains... Il parlait beaucoup, il était rigolard... Un peu plus tard, il nous a dit qu’il cherchait un lieu pour dormir... J’ai eu pitié et comme il faisait froid, je lui ai proposé  de dormir dans ma tente... J’étais toute seule, je me suis pas rendu compte... J’avais comme voisins deux polonais... On se rendait service, ils étaient cools...

TOM :

C’était où ?...

VALE :

Dans un squatt, près de la Patinoire de Rouen... Il aimait chanter des chansons françaises... (admirative:)... Il en connaissait un rayon, même des trucs que je connaissais pas... Remarque, je connais pas grand chose, mais bon c’est un autre problème... Il a été gentil pendant deux semaines... Et puis son humeur a soudain brusquement changée... On n’a pas compris pourquoi... Il est devenu autoritaire avec tout le monde... Il supportait personne, il voulait qu’on fasse exactement comme il voulait, il donnait des ordres à tout le monde, pas aimable... Il crachait sur tout et il avait une haine des américains, t’aurais vu ça !... On aurait dit un malade !... Rien qu’à l’idée que des touristes visitent Montmartre, ça le rendait hystérique... J’aurai jamais cru ça d’un vieux !... Et puis une nuit il a commencé à me tripoter... Je me suis mise a gueuler, ça allait trop loin, un des polonais est arrivé pour l’empêcher de me faire du mal, il a pris un couteau et l’a planté comme ça... Comme si de rien n’était... Il a paniqué et il s’est enfui en me laissant le pauvre garçon dans les bras... Quand les flics sont arrivés, j’ai bien cru que j’allais tourné de l’oeil... Y’avait tellement de sang dans la tente qu’on aurait pu faire du boudin !... Quand je pense qu’il a déjà tué cinq personnes et quej’aurai pu être la sixième, ça me fait froid dans le dos...

TOM :

Tu m’étonnes... (après réflexion) ... C’était quoi comme viande ?...

VALE :

Je te dis que j’ai failli mourir et tu me parles de bouffe ?!...     

TOM :

Quelle heure il est  ?...

VALE :

 Huit heures moins deux...

TOM :

Je dois avoir envie de manger alors...

VALE :

Je sais plus moi... Bon je vais me coucher... (fausse sortie)... Ah si je sais... C’était des côtes d’agneaux...

Valé  disparaît à jardin

Scène 2

Quelques instants plus tard. 

Le soleil se lève.

Tom sort un petit transistor de sa poche, l’allume (un air en sort, inaudible) se place devant la sortie de métro. Contre le mur, à sa droite, une planche sur laquelle se trouve quelques «scoubidous» qu’il cherche à vendre.  

TOM :

A votre bon coeur Messieurs-Dames... (Mathieu «sort» du métro et passe devant lui:) ...  A votre bon coeur... (Mathieu a un mouvement d’humeur :) ... Une cigarette peut-être ?!...

MATHIEU :

Je fume pas merci...

TOM :

?!... A votre bon coeur Messieurs-Dames...

Mathieu continue sa marche vers jardin, tout en jetant un oeil sur la rue et son décor.

Avant de disparaître à jardin, il sort son portable et compose un numéro.

MATHIEU :

Allô Suzanne... Bonjour c’est Mathieu à l’appareil... Il est 10h et quart, on est Jeudi... Je suis toujours à la recherche de Jacques, je vous ai pas laissé tomber... Actuellement je suis sur le Canal Saint Martin, j’y serai toute la journée... Vous pouvez m’y retrouver... J’ai demandé à pas mal de monde s’ils avaient croisé Jacques... Y’a des tentes partout, je vais pas les faire toutes... Mais je continue de diffuser sa photo... (il extirpe quelques photos de sa poche intérieure:) ...  Il m’en reste une poignée... Voilà... Si vous voulez, vous pouvez me rappeler... Là je vais aller dormir un peu mais on peut se joindre dans l’après-midi... A tout à l’heure...  (il raccroche :) ... Chez qui je pourrai aller ?... (il consulte son carnet :) ... Chez Alain, peut-être ?!... (il compose un numéro :) ... Alain ?... Salut c’est Mathieu, je te dérange ?!... (il sort à jardin:) ... Dis moi, tu peux me rendre un petit service ?... 

Tom va vers la tente.

TOM :

Phil... (chuchotant) ... C’est l’heure... 

PHIL :

(idem)

Quoi ?!... 

On entend un râle.

TOM :

Va chercher à bouffer...

Phil finit par sortir. 

Même âge que les deux autres, il est hirsute et de mauvaise humeur.

Il s’étire puis se place à côté de Tom.

PHIL :

J’ai fait un cauchemar horrible... J’ai rêvé que des types en noirs me courraient après dans un couloir immense, m’attrapaient par les bras et les jambes et me forçaient à entrer à Pôle-Emploi... Tu te rends compte ?!...

TOM :

Fais gaffe, l’espoir ça peut rendre malade... Dépêche-toi avant que Pappy... (désignant quelqu’un dans la tente :) ... A votre bon coeur Messieurs-Dames...   

PHIL :

Tu veux pas y aller à ma place, je suis nase...

TOM :

On avait pas dit un jour sur deux ?... 

PHIL :

Oui mais là, j’ai pas dormi de la nuit... 

TOM :

Mais tu dors jamais la nuit... La semaine dernière, c’est moi qu’ai été à la chasse, tous les matins... 

PHIL :

Et là tu pourrais pas me faire une fleur ?!...

TOM :

J’aime pas les fleurs... A votre bon coeur Messieurs-Dames...

PHIL :

(imitant Tom)

A votre bon coeur Messieurs-Dames... (il «réfléchit» :) ... Qu’est-ce que t’es buté alors !... 

Il saisit la radio et essaye de la démonter.

TOM :

Qu’est-ce tu fais ?!... (il agrippe le transistor comme il peut:) ... Mais lâche ça enfin...

PHIL :

Je récupère mes piles... C’est ta radio mais c’est mes piles, c’est moi qui les ai achetées... Alors elles sont à moi !...

TOM :

Mais t’as rien acheté ici, t’as pas un rond... Ces piles tu les as piquées chez l’épicier... T’es un voleur Phil, t’es qu’un petit voleur de piles et tu resteras toute ta vie un petit voleur de piles à la con... 

PHIL :

Répète ça un peu... 

TOM :

T’es qu’un pauvre type Phil... Evolue, prends des piles rechargeables...

PHIL :

(l’empoignant)

Espèce de... 

TOM :

Au voleur de piles !... (hurlant comme un veau) ... A l’assassin...

JACQUES :

(de la tente)

Vos gueules !... (les deux hommes s’arrêtent :) ...  C’est pas bientôt fini ?!... (Phil soupire et s’en va à jardin, à contre coeur :) ... Y’a des gens qui dorment ici !...

Scène 3

Suzanne, qui n’est pas loin, semble avoir entendu la voix de Jacques. 

Elle entre à cour.

SUZANNE : 

Jacques ?...

TOM :

A votre bon coeur Messieurs-Dames...

Jacques, qui a entendu la voix de Suzanne, sort sa tête de la tente, côté public.

JACQUES :

Suzanne ?! ... 

Elle ne le voit pas et s’adresse à Tom. 

SUZANNE : 

Bonjour...  Je suis à la recherche de cet un homme... (elle sort une photo :) ... Vous ne l’auriez pas vu par hasard ?!... (Jacques rentre de nouveau dans la tente :) ...Taille moyenne, cheveux poivre sel, un peu froid au premier abord... (Tom regarde la photo mais n’a aucune réaction:) ...  Mais c’est un grand bavard une fois qu’il est lancé... Il s’appelle Jacques... 

TOM :

Faites voir... (il prend la photo:) ... Non je vois pas... Y’ a bien un type qui ressemble à ça, mais il s’appelle pas Jacques, il s’appelle Augustin... Et puis ça fait un moment qu’on l’a pas vu ...  

Soudain Phil arrive en trombe (de cour à jardin), poursuivi par un autre homme.

L’HOMME :

(hurlant)

Mon portefeuille, on m’a volé mon portefeuille... Au voleur !... Rattrapez-le... 

Ils poursuivent leur chemin à jardin et Tom continue de «regarder» Phil effectuer une course poursuite devant lui (face public de jardin à cour) comme s’il était «au loin». 

SUZANNE :

Arrêtez les !... (sous le choc) ... Faites quelque chose...  

TOM :

Trop rapides !... On peut rien faire.... (il regarde de nouveau la photo:) ... Non désolé, je vois pas ... Et vous êtes qui ?...

SUZANNE :

Sa femme... Je suis très inquiète... Ca fait six mois qu’il a disparu... J’espère qu’il lui est rien  arrivé... 

TOM :

Je comprends... 

SUZANNE :

Gardez la photo, il y a mon téléphone derrière... Si par hasard... 

Suzanne sort à cour.

Quelques instants plus tard, Phil revient essoufflé, un portefeuille à la main.

TOM :

Quel sprint !...  

PHIL :

T’as pas l’impression de te répéter ?!...

TOM :

Je sais mais tu m’impressionnes... Courir comme ça à une heure pareille, chapeau !...

PHIL :

Change de disque, tu me l’as déjà dit hier...

TOM :

A votre bon coeur Messieurs-Dames... Combien y’a ?... (il prend le porte feuille et regarde à l’intérieur:) ... Cinquante... Vingt... Soixante dix ?!... T’es trop fort mon frère, t’es trop fort... Tu sais quoi ?!... Je vais chercher les croissants...

PHIL :

Et moi le café... (fort, à quelqu’un:) ... Monsieur l’Agent, on a trouvé un portefeuille...  

Tom et Phil sortent à cour.

Scène 4

Jacques finit par sortir de la tente.

Il est habillé de la même manière que dans la première partie qui s’est déroulée six mois plus tôt.

Il s’étire, baille et «accoste» des gens.

JACQUES :

A votre bon coeur Messieurs Dames... Pour un vieil homme qui n’a plus rien à se mettre sous la dent, à votre bon coeur... Pour un être qui n’a plus rien a espérer de la vie, soyez généreux !...  Le Seigneur miséricordieux vous le rendra... Merci Madame... Pardon ?... Si ça fait longtemps que je suis ici ?... Deux semaines Madame... (droit comme un piquet comme s’il récitait sa leçon :) ... Mon nom est Augustin Premier... Je suis né il y a soixante dix ans à Saint Nom la Bretèche dans le département des Yvelines, en région parisienne... (désignant sa tente:) ... Oui je vis dans cette bicoque et alors ?!... C’est elle oui qui m’a trouvée, il y a deux semaines... On s’est plu tout de suite... Pas de chauffage, pas d’électricité, seulement un sac de couchage, un brasero et quelques potes pour s’amuser... Je suis arrivé ici parce que ma vie d’avant me plaisait plus... Trop attaché à la tradition, la vie de famille, à des codes qui m’intéressent plus... Ici les gens sont simples, ils n’ont rien et espèrent tous les jours changer de situation, sans y parvenir... Moi au contraire, j’avais tout... Une bonne retraite, des repas réguliers, équilibrés, un toit solide et des origines... Vous souriez... Je sais bien qu’eux aussi ont des origines... Je le sais... Mais moi j’étouffais avec les miens, c’est tout... Partout où j’allais, j’étais guetté pour mes faits et gestes... Fallait toujours que je fasse attention aux mots que j’utilisais... Ici dans la rue, on se dit tout... C’est direct, parfois cru... Ca se tape dessus souvent mais c’est un peu plus... fraternel... Et moins consensuel que ce que j’ai connu à Versailles... Et puis ici l’avantage c’est que tout le monde commande, y’a pas de Chef... (il s’éclaircit la voix et hurle :) ... Y’a quelqu’un ?!... Oh là... Y’a personne pour s’occuper de moi ?...  Bon alors il vient ce café ?!... (d’un air grandiloquent :)... Ah que c’est triste la solitude !... Phil, Tom ?!... Où êtes vous ?... (à quelqu’un :)... Hein ?... Mais non retourne dans ta tente... C’est pas à toi que je cause... Je parle à mes bébés... (les apercevant :) ... Ah les voilà !... (Phil et Tom arrivent en courant ; Phil porte une chaise de camping dans une main et un sac dans l’autre tandis que Tom tient  un thermos:) ... Vous en avez mis un temps !...  

TOM :

On faisait les «courses»...

JACQUES :

Dépêchez-vous j’ai faim... Allez vas-y... (Phil déplie la chaise et Jacques s’y assied :)  ... Je t’écoute... (Phil prend ensuite le thermos et le sac ; Tom s’éclaircit la voix et fait comme s’il ouvrait un journal imaginaire pour en faire la  lecture à voix haute :) ... C’est un nouveau journal ?... (Tom acquiesce :) ... Super !... Le titre, donne moi le titre...

TOM : 

(il s’éclaircit la voix et lance :)

« Le mytho... Le journal de ceux qui inventent tout et qui y croient !...»...

 

JACQUES :

J’aime bien le titre... Y’a un côté... De la «loose...»

TOM : 

Premier article...«Alternatives économiques»...

 

JACQUES :

Oh non, économise moi ça veux-tu... (râlant :) ... Je m’en fous de l’économie... (Phil lui sert un café :) ... Merci... 

Mathieu réapparaît de Jardin, une cigarette à main. 

Il est tout à ses pensées quand soudain il reconnaît Jacques. Il observe la scène un moment avant d’intervenir.

JACQUES :

Parle moi de quelque chose qu’on peut fantasmer... Fais moi du social, je sais pas moi... Sois positif !... L’économie ça fait pas bander, je me trompe ?...

TOM : 

J’ai pas encore commencé...

JACQUES :

Mais tous les matins c’est pareil... Tu veux toujours démarrer la lecture du journal par l’économie...  Tu sais bien que le social ça me fait pas kiffer, sauf...

TOM : 

(qui a bien appris sa leçon) 

... Quand ça sauve des vies ?!... 

JACQUES :

Parfait... 

PHIL :

(à Tom)

Lui qu’a jamais sauvé personne !...

TOM :

Et quand c’est exceptionnel...

JACQUES :

Excellent !... 

PHIL : 

(à Tom : )   

Faux cul...  (il lui tend un croissant   :) ... «Papa», tu veux un petit croissant » ?... 

JACQUES : 

Merci mon Chéri... Tu sais l’économie... 

Phil singe Jacques dans son dos pendant que celui-ci «radote».

PHIL : 

Ca va, ça vient... 

JACQUES : 

Ca va, ça vient... 

PHIL : 

C’est comme l’argent...

JACQUES : 

C’est comme l’argent...

PHIL : 

C’est pas le plus important...

JACQUES :

C’est pas le plus important... 

PHIL : 

Et c’est reparti pour un tour !...  

JACQUES : 

Tous les dés sont pipés depuis les grottes de Lascaux... Moi par exemple, j’ai eu tout tout de suite et 70 ans après ma naissance, j’ai encore envie d’essayer autre chose... Avec presque rien en poche !... (les deux font la moue :) ... Bon d’accord j’ai une carte de crédit et pas vous... Ca n’empêche que cette expérience est très enrichissante pour moi... Vous savez c’est pas facile de vivre ce que je vis... Essayez un jour de vivre dans la peau d’un type qui a une bonne retraite... C’est pas facile !... Mais vous savez que vous pouvez toujours compter sur moi quand vous avez besoin... (il se tourne vers eux :) ... Pas vrai ?!...

MATHIEU :

(à lui même) 

Il a des «boys» maintenant ?!...

JACQUES :

Alors continue... (grandiloquent :) ... Si «Tout travail mérite salaire» comme dit la «gauche», tu seras rémunéré mon fils... Donne moi à espérer des choses...

PHIL :

Article deuxième...

TOM :

(«changeant de page»)

«Ecologie... Le Maire de la Ville de Paris Monsieur Bernard D. a décidé d’interdire la circulation des voitures dans Paris, à l’exception des taxis, des bus et autres transports en communs, ambulances et pompiers... Il impose aussi que la livraison des marchandises s’effectue tous les matins de 6h00 à 12h00, sept jours sur sept...»

 

JACQUES :

C’est formidable comme mesure !...

 PHIL :

Attends, c’est pas fini... (lisant le début d’une phrase :) ... «Une mesure qui...» ... 

TOM :

«... Une mesure qui, bien qu’impopulaire permet de désengorger les rues de la plus belle ville du monde et empêche ainsi une augmentation du CO2 dans la Capitale... Monsieur le Maire a aussi signé un accord avec la Société Leonardo pour construire  et gérer 100 parkings géants autour de Paris... Ces parkings pourront contenir plus de 20000 voitures soit un total de... » 

PHIL :

(d’un air convenu)

2 millions de places... 

JACQUES :

L’idéal quoi... (dubitatif :) ... Imagine un Paris débarrassé de ses voitures, libéré de sa pollution... Ses boulevards désengorgés, les quais, la rue aux piétons... Ca serait formidable, non ?!... Il est fortiche ce Maire !... (enthousiaste :) ... Oh je voterai pour lui si j’y croyais...  La suite...

MATHIEU :

Et en Euros ça fait combien ?... (il avance vers lui :) ... Salut Jacques ?!...

JACQUES :

Qui êtes-vous ?... Que voulez-vous ?!...

MATHIEU :

C’est moi Mathieu...

JACQUES :

Mathieu ?!... (Jacques feint de ne pas le reconnaître :) ... Je connais pas de Mathieu, moi... Asseyez-vous !... Prenez une chaise, restez pas debout !... (Mathieu reste interdit :) ... Un instant... Mon fils adoré va s’occuper de vous... Phil mon Chéri, apporte donc une chaise à Monsieur...  

PHIL :

Bien Papa... (Phil se précipite à jardin et revient avec une chaise qu’il installe à côté de Jacques ; à quelqu’un hors champs :) ... Oui oui, je te la rend dans la journée, promis... 

JACQUES :

Café ?... (Mathieu fait la moue :) ... Un café pour Monsieur... Monsieur comment déjà ?... 

MATHIEU :

Mathieu..

JACQUES :

Monsieur Mathieu...  

MATHIEU :

Je ne veux pas vous... (Phil tend une tasse à Mathieu :) ... Merci...

JACQUES :

A propos... J’ai oublié de vous présenter... Voici Phil, un être adorable... Un seul gros défaut, c’est un hypocrite de première... Mais deux qualités... Il est généreux et c’est un excellent sprinter... Il ressemble beaucoup à sa mère... Et Tom qui est un être brillant, d’une intelligence rare... et très bricoleur... Il me ressemble beaucoup... Voilà... Ce sont les deux fils que j’aurais pu avoir si j’avais eu une autre vie......

MATHIEU :

Vous auriez eu de très beaux enfants !... 

JACQUES :

Merci... Quant à moi, je m’appelle Augustin Premier... Comme les nombres...  

MATHIEU :

Enchanté Monsieur Premier... Je suis embêtant mais... Vous auriez pas de l’aspartam... (Phil lui en donne :) ... Vous en avez ?!... 

PHIL :

Un petit croissant ?!...

MATHIEU :

Merci beaucoup !... 

TOM :

Je peux continuer ?!...

JACQUES :

Hm ?... Ah oui pardon... (à Mathieu :) ... Excusez... On me fait la lecture du journal tous les matins... 

MATHIEU :

Si je dérange... 

JACQUES :

Je vous l’aurai dit... (à Tom :) ... Allez-y les gars, faites nous rêver... Vous allez voir, c’est très instructif... 

TOM :

«Société»... A l’occasion du Bicentenaire de la mort du «Soldat inconnu» , le Président de la République a inauguré cet après midi, une nouvelle stèle en son honneur... Afin d’être bien dans «l’air du temps», c’est le designeur  Philippe Stark qui a été choisi pour créer cette nouvelle stèle itinérante qui circulera pendant un an à travers la France au départ de Paris afin d’honorer les morts d’hier ainsi que les futurs morts de demain... Ainsi «Le Passé rejoindra l’Avenir...» a conclu notre Président bien aimé, visiblement très ému... 

JACQUES :

Et de Paris, le départ aura lieu quand ?...

    PHIL :

(consultant un calendrier de poche)

Le 30 Février...

JACQUES :

(enthousiaste)

J’ai hâte d’y être, pas vous ?!... 

MATHIEU :

Ca va être émouvant !...

JACQUES :

Moi je suis comme les gens, j’aime ce qui est beau...

MATHIEU :

Vous êtes aussi beau vous même !...

TOM :

Politique... L’Assemblée Nationale a voté ce matin un décret de loi faisant de la France le second pays neutre de la planète... Cette Helvétisation de notre pays tombe à point nommé car elle va permettre de renflouer les caisses vides de l’Etat et relancer l’économie qui est au plus bas... Les  investisseurs étrangers pourront déposer leur argent dans nos banques... Ceux-ci se verront alors automatiquement obtenir la «Citoyenneté Française»... 

 

PHIL :

 ...«Seul «hic» dit un journaliste de la Presse Orale...

 

TOM :

«La France devra dans les années à venir, se débarrasser de ses armes afin de s’aligner sur la Suisse, et ne plus participer à aucune guerre dans le monde... Telle la Confédération Helvétique, la France devra adopter la neutralité totale pour se protéger et le Gouvernement a conclu un accord avec le Ministère des Armées pour retirer  toutes les troupes françaises d’ici à 2020... 

 

 PHIL :

En revanche... Il ne sera pas obligé de fabriquer des horloges mais du chocolat !... Qu’on se le dise !...»

JACQUES :

Vous vous rendez compte ?!... On va devoir faire du chocolat, comme les Suisses !... Le bonheur...  

MATHIEU :

Je serai obligé d’avoir l’accent ?!...

 PHIL :

(soudain en manque d’inspiration) 

Ca, c’est pas dit dans le texte...

 JACQUES :

On va vivre dans un monde super con, c’est génial !... (enthousiaste :) ... Oh qu’est-ce que je me marre avec vous les enfants !...

On sent comme un certain «ras le bol» chez Mathieu. Celui-ci sourit à Jacques puis lui fait quelques signes de la tête mais Jacques n’a pas l’air de vouloir comprendre.

MATHIEU :

(en catimini)

On peut se voir en tête à tête ?!...

 JACQUES :

Maintenant ?...  Ca m’embête... (en catimini) ... Je vais louper la météo...

MATHIEU :

Arrêtes tes bêtises Jacques, faut que je te parles... (Jacques fait la moue :) ... Tout de suite...  

JACQUES :

(résigné)

Bon... (il sort une liasse de billets :) ... Tenez les enfants, vous l’avez mérité... (et en donne une moitié à chacun :) ... Faites vous plaisir... 

TOM :

Et mon journal ?...

JACQUES :

Hm ?... Ah oui c’est vrai, je me suis bien amusé... Tiens... (il lui donne un autre billet  :) ... Qu’est-ce qu’on dit ?...

PHIL ET TOM :

Merci Papa...

JACQUES :

Maintenant, allez jouer ailleurs... (ils s’éclipsent :) ... Et revenez à Midi avec le repas !... Moi je garde les tentes... (sincèrement surpris, à Mathieu :) ... Comment tu m’as retrouvé ?!...

MATHIEU :

C’est quoi cette comédie ?!... Et eux, c’est qui ?!...  

JACQUES :

Des S.D.F....  Ils sont mignons, hein ?!... On a sympathisé il y a quelques mois et ils m’ont «adopté»... Ils sont serviables, pas chiants, ils demandent jamais rien... Avec moi ils ont la part belle... Quand ils sont dans la dèche, ce qu’ils sont presque toujours vu qu’ils touchent rien, je leur file des ronds et ils sont content... Je suis un peu leurs ASSEDICS à eux... Ou leur P.A.F.... Leur Père d’Allocations Familiales... En échange, ils me payent avec leur gentillesse... On peut nous trouver soit au bord de l’ Ourcq soit sur le Canal Saint Martin, comme en ce moment... Ah c’est autre chose que Versailles plage !.. 

MATHIEU :

De là à ne pas donner de nouvelles... 

JACQUES :

C’est toi qui m’y a poussé !...

MATHIEU :

J’ai dit que, de temps en temps, ça fait pas de mal de prendre l’air... Franchement, t’aurais pu appeler ta famille...  

JACQUES :

Cet été quand on est parti avec les petits loups... (indiquant ses deux compères :) ... Je leur ai envoyé une carte de Camargue !... Ils savaient où j’étais... C’était sympa... Tom avait volé une vieille bagnole pourrie et on a traversé la France pépère... Je payais la bouffe, l’essence... En échange on a eu le soleil, la mer, le sable fin... Le bonheur quoi... (changeant de ton :) ... Bon... Tu veux quoi exactement ?!...

MATHIEU :

Ta femme...

JACQUES :

Moins fort... (indiquant la tente :) ... Ya des gens qui dorment...

MATHIEU :

Ta femme me reproche de t’avoir incité à fuir le «domicile conjugal» comme elle dit... Ôte moi d’un doute... Je t’ai obligé à me suivre?!...

 JACQUES :

(peu convaincu par sa propre réponse)

Non...

MATHIEU :

Faudrait que tu lui dises, parce que je me traîne une réputation, je te raconte pas !... T’es pas influençable à ton âge ?... Si ?!...

JACQUES :

Bon c’est fait... Je suis là devant toi, et après ?... Ca me donne pas une raison pour retourner à la maison ?!... 

MATHIEU :

Fais pas l’enfant Jacques... 

JACQUES

Tu sais très bien que je m’emmerde à mourir là bas... 

MATHIEU :

T’exagère pas un peu ?!... T’as tout à porté de main...

 JACQUES

 Sauf  la Liberté que j’ai ici... Comme toi !...

MATHIEU :

Suzanne m’a demandé de l’aider à te retrouver... Elle t’aime encore Jacques,  elle s’inquiète pour toi c’est normal... Et toi ?... Entre nous, tu peux me le dire... T’as encore des sentiments pour elle, non ?!... (le visage de Jacques passe par plusieurs états :) ... T’emballe pas surtout... (mais aucun n’est franchement négatif :) ... Pour ta une famille... Parle moi un peu, que j’aie quelque chose à leur dire... Qu’est-ce que tu deviens ?... 

JACQUES :

J’ai pas beaucoup changé... (pointant son crâne :) ... Sauf là dedans... Je vis une ultime expérience que j’oublierai jamais... J’ai pris à la lettre ce que tu m’as dit et j’ai essayé de faire la même chose... Pas facile, si on n’est pas préparé...

MATHIEU :

Faut pas faire n’importe quoi Jacques, ça peut être très dangereux.. Tu sais jamais sur qui tu peux tomber... T’en n’as pas marre de vivre comme ça ?!... 

JACQUES :

Et toi ?... Tu te débrouilles comment quand t’es absent ?!...

 MATHIEU :

Ca dure jamais que deux ou trois jours, pas six mois... Parfois il m’arrive même d’aller à l’hôtel... Eh, on a inventé le portable... 

JACQUES :

Je m’en sers jamais...

  MATHIEU :

C’est faux... Ton opérateur a dit à Suzanne que tu continues d’appeler avec...  

JACQUES :

Tu veux que je te dise ?... J’ai envie de repartir à zéro, faire des pieds et des mains, courir dans les champs, sonner à la porte et m’enfuir, me curer le nez, piquer des bonbons au supermarché, pisser dans un violon, me gratter le cul, parler pour ne rien dire... Ce que je fais admirablement !... J’ai pas le droit ne serait-ce que pour quelques jours, quelques heures, tant que je suis encore vivant ?...  Après toutes mes années de cotisation, les trois enfants que j’ai fait pour la France, mes dix années de bénévolat pour le secours catholique... Comme un enfant de soixante dix ans je découvre le monde... J’ai envie de m’amuser comme un petit fou... Je rentre quand je veux, je vais partout, j’ai des comptes à rendre à personne... Pour le coup, tu m’as beaucoup inspiré...   

Une pause pendant laquelle on sent que Mathieu est un peu «gêné».

 MATHIEU :

Ecoute... Chacun est libre de faire comme il veut, surtout à nos âges... Moi j’ai forcé personne... Alors voilà... Comme j’en ai assez qu’elle dise que je t’ai «dévergondé»...   

JACQUES :

Tu vas un peu loin...

MATHIEU :

Non non... Ca fait six mois qu’elle me harcèle au téléphone... Il parait qu’à cause de moi t’es plus le «même»...  

JACQUES :

(surpris par cette révélation)

Elle t’a dit ça ?!...

MATHIEU :

Tu vas l’appeler et tu vas lui dire que j’y suis pour rien dans ton changement de comportement, que tu as pris tes décisions tout seul comme un grand dadais de soixante dix ans... Tu vas lui dire que tout va tout va bien, que t’es toujours vivant, tu penses à eux etc, les trucs habituels quoi... 

JACQUES :

Tu veux que je lui dise tout ça ?!... 

MATHIEU :

J’aurai pu faire plus court mais... (il tend son téléphone) ... Dis lui ça avec tes mots... Et tu vas lui dire que tout ça c’est qu’une parenthèse dans ta vie, que tu traverses une crise qu’est pas loin d’être terminée, que tu vas bientôt rentrer, patati patata... Et puis après tu me rendras mon téléphone... Et  pendant que j’y pense... (il lui tend une enveloppe :) ... Si tu le fais pas pour moi, fais-le au moins pour lui...

JACQUES :

(sortant de son «ennui»)

Qu’est-ce que tu dis ?!... 

MATHIEU :

C’est ta fille qui m’a demandé le jour ou je te retrouverai... Alors voilà c’est fait... Jacques, tu es grand père depuis six mois... (Jacques se plonge dans le lecture de la lettre ; peu à peu il est pris par l’émotion mais se contient :) ... T’as cette lettre que maintenant parce que je n’ai rencontré ta fille qu’une seule fois, il y a six mois... Ca aussi faudra que tu lui expliques à Suzanne...

JACQUES :

Tu sais comment il s’appelle ?... Jacques, comme moi dis donc !...

 MATHIEU :

Bel hommage !... Ils auraient pu l’appeler Gontran mais ils ont choisi Jacques... C’est original... Pourvu qu’il ait pas ta tête...

JACQUES :

(lui tendant une photo)

Tiens regarde... 

MATHIEU :

Ni ton caractère d’ailleurs... (sincère :) ... Oh ce qu’il est mignon... 

JACQUES :

Tout le portrait de son grand-père...

Jacques se lève, récupère la photo et rend son téléphone à Mathieu.

 MATHIEU  : 

T’appelles pas ?...

JACQUES :

C’est bon, j’ai le mien... (il compose un numéro et fait les cent pas :) ...  Allô Margot ?...  C’est Papa...

Jacques entame une discussion avec sa fille et sort à Jardin. On le sent mal à l’aise.

Mathieu s’assied et consulte son carnet tout en buvant son café.

MATHIEU :

Il est infecte son café !... 

Il ouvre le thermos et reverse son café dedans, puis il prend son portable et compose un numéro. Ca sonne «occupé», il raccroche. Il regarde de nouveau son carnet, choisit un autre numéro et appelle. Ca sonne dans le vide, il soupire et raccroche.

MATHIEU :

Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire aujourd’hui ?!... (pas très convaincu :) ... Un petit Louvre ?!... 

Soudain, une voix jeune et féminine émane de la tente, qui le fait sursauter.

VALE :

Boubou... Jacquot !... Bichon... Viens mettre tes vieilles mains sur mes seins... (Mathieu est pour le moins surpris ; elle hurle :) ... Jacquinot !... (elle sort de la tente :) ... Mais qu’est-ce qu’il fout ?!... (elle aperçoit Mathieu :) ... Oh pardon...

MATHIEU :

(se levant)

Y’a pas de mal...  

VALE :

Bonjour...

MATHIEU :

Bonjour... 

VALE :

Vous êtes ?... 

MATHIEU :

Mathieu, un ami de... 

VALE :

Augustin ?... (il acquiesce ; elle lui sert la main :) ... Moi c’est Valé... Il est où ?...

MATHIEU  : 

Au téléphone... 

VALE :

Avec sa fille ?... 

MATHIEU :

(étonné)

Vous êtes au courant ?!...

VALE :

Il m’en a parlé oui... Ca le travaille un peu... (elle se met à faire du rangement dans la tente, l’aère et sort toutes sortes d’objets :) ... C’est pas sympa ce qu’il lui a fait... On fait pas des trucs pareils que je lui ai dit... J’en sais quelque chose... (elle sort un sac de couchage, l’ouvre et le secoue :) ... Quand ma mère s’est retrouvée enceinte à seize ans, mon père s’est tiré... J’ai dû lui faire peur... Je l’ai jamais revu, je sais même pas à quoi il ressemble... Parfois je me demande même s’il a existé !... Ma grand-mère qu’était une femme bien dégueulasse, nous a foutu à la porte toutes les deux... Sans se préoccuper que j’avais quelques heures, quelques jours... Rien... «Dehors les putes» qu’elle disait à ma mère...  Ma mère me racontait qu’on vivait dans la rue au début, ensuite on est allé de foyer en foyer, jusqu’à ses dix huit ans... Elle était débrouillarde ma mère, elle cherchait... Elle allait partout, elle proposait ses services à n’importe qui pourvu qu’on ait quelque chose à manger le soir... Ca lui est même arrivé de travailler la nuit, comme hôtesse dans des bars... Elle était courageuse... 

MATHIEU :

«Elle était» ?...

VALE :

Oui, elle est morte l’année dernière...

MATHIEU :

Désolé Mademoiselle, j’ai pas voulu...

VALE :

C’est pas grave, je m’y suis faite... (elle lui tend un drap :) ... Vous pourriez m’aider à plier ce drap ?... (il attrape un bout :) ... Merci... Quand j’ai eu deux ans, elle a trouvé un studio dans un H.L.M... Une Cité... En bas de l’immeuble, y’avait la crèche et en face, un petit square... Y’avait aussi un Centre commercial... C’est comme ça qu’elle est devenue vendeuse dans une boulangerie... Pour moi c’était Noël... Vous êtes marié, vous ?... (Mathieu acquiesce :) ... Des enfants ?... Des petits enfants ?...

MATHIEU :

Les deux... 

VALE :

Vous les aimez ?...

MATHIEU :

En principe...

VALE :

Vous êtes un type bien, vous...

MATHIEU :

J’ai plein de défauts vous savez... 

VALE :

Un homme qui aime ses enfants, peut pas avoir des défauts... Moi si je devenais grand- mère, je serai fière d’avoir un petit fils... C’est beau un bébé, non ?!... Moi j’aimerai en avoir un avant quarante et un...

MATHIEU :

Pourquoi quarante et un ?...

VALE :

C’est l’âge qu’elle avait quand elle est morte... Je sais même pas pourquoi je vous dis tout ça... (elle lui tend la main alors que Jacques réapparaît :) ...  Au plaisir...

MATHIEU :

Mademoiselle... 

JACQUES :

Tu t’en vas déjà ?...

VALE :

Je vais faire un tour... (elle secoue le thermos :) ... Il te reste un peu de café et des croissants...

JACQUES :

J’ai oublié de faire les présentations... (il dépose un baiser sur son front ; à propos de Valé :) ... Voici «Ma grolle»...

MATHIEU :

Et donc vous, vous êtes euh...

JACQUES :

Augustin Premier...

VALE :

Dit ... «Mon pied»... Salut «Mon pied»...

JACQUES :

Salut «Ma Grolle»... Fais attention à toi...

Valé s’en va. Une pause.

MATHIEU :

Chapeau !... Si je m’attendais... Alors ?... Tu vas voir ta fille ?...

JACQUES :

(devant le fait accompli)

Va bien falloir...

MATHIEU :

Bon... Moi aussi je vais faire une balade... A plus !...

JACQUES :

Je peux te demander une faveur ?... 

MATHIEU :

Oui, si tu veux...

JACQUES :

Tu peux me donner tes clefs ?...

MATHIEU :

Mes clefs ?... Pour quoi faire ?...

JACQUES :

Faut que je me douche, ça fait deux semaines que...

MATHIEU :

Ah oui je me disais aussi... Tu sais y’a les douches municipales dans Paris... C’est gratuit et ouvert à tout le monde...

JACQUES :

C’est pas pareil... Et puis c’est parce que j’ai rendez-vous avec Margot...   

MATHIEU :

Tiens... (il lui tend un trousseau :) ... Je le fais pour ta fille...  

JACQUES :

Merci... 

MATHIEU :

 Et moi je peux te demander un petit service ?...

JACQUES :

Evidemment...

MATHIEU :

Si tu parles de moi à Suzanne, reste positif !...  (s’en allant :) ... Salut... 

Jacques se retrouve seul.

Tout à sa réflexion, il se sert un café et l’engloutit d’une traite. Il a un air dégoûté. 

Soudain son portable sonne, il décroche.

JACQUES :

Allô... (méfiant :) ... Qui ça ?... Ah Mathieu, excuse moi je t’avais pas reconnu... Chez toi ?... Ca dépend de toi, tu veux que j’y aille à quelle heure ?... Et son bridge elle le fait quand ?... De quatorze à seize ?... Dans ce cas je peux me pointer là bas vers une heure ?!... Oui oui, pas de problème, tu sais il me faut juste une douche propre, c’est tout... Mais non, je peux pas aller à Versailles, tu sais très bien pourquoi... Et puis c’est tellement loin... Au fait, si tu veux faire la sieste, la tente est libre... Et si tu veux passer la nuit avec nous, y’a pas de problème... On a plein de place... Essaie au moins une fois, tu vas bien te marrer... Oh ce que tu peux être snob... Mais t’inquiète pas pour la propreté, tu peux me faire confiance... Viens avec nous je te dis... Tu vas voir c’est très convivial... En plus les copains sont super sympas... (il raccroche ; il regarde le thermos :) ... Dégueulasse...

NOIR PROGRESSIF  

Scène 5

Le même jour, quelques heures plus tard...

Assis par terre, Phil ,Tom et Vale cassent «la croûte», tandis qu’on ronfle dans la tente.

Jacques réapparaît de la bouche du métro. 

Il s’est habillé de la même manière qu’avant, mais porte un nouveau manteau. Il semble tout «neuf». On sent qu’il s’est fait beau mais quelque chose ne «colle» pas.

PHIL :

Eh regarde qui est là !?...

TOM :

Papa !... Waou !... T’es tout frais !...  

JACQUES :

(frimant un peu, à la cantonade)

 Salut les gars !...

TOM :

C’est pour plaire à Valé ?!...

PHIL :

Oh le jaloux !...

VALE :

(à Mathieu qui dort)

Monsieur Mathieu, Monsieur Mathieu !...

MATHIEU :

(de la tente)

Silence !... Quoi qu’est-ce qu’il se passe ?... (il sort :) ... Oh ce que ça fait du bien de faire la sieste... (il aperçoit Jacques et le considère d’un nouvel oeil :) ... Mais dis-donc, vous êtes tout neuf ?!...

JACQUES :

T’as vu ça !... Je veux dire, vous avez vu...

MATHIEU :

Votre rendez-vous est à quelle heure ?...

JACQUES :

Quinze heures...

MATHIEU :

(regardant sa montre)

Deux heures et quart, vous êtes encore dans les temps... C’est loin ?...

JACQUES :

Là-bas à «L’auvergnat de Tizi»... (indiquant un endroit :) ... Chez Boualem... 

 MATHIEU :

Y’a qu’un truc qui va pas... (il réfléchit :) ... Essayez ça... (il enlève ses chaussures et les lui donne :) ... Ca devrait vous aller...

Jacques et Mathieu échangent leurs chaussures. 

TOM :

(riant bêtement)

C’est vrai que ça faisait un peu naze avec tes baskettes... 

JACQUES :

Qu’est-ce que tu dis Tom ?...

PHIL :

Il dit que c’est la «Classe» !... 

VALE :

Non c’est vrai... Maintenant tu présentes mieux !... 

JACQUES :

Vraiment ?!...

MATHIEU :

(solennel)

Vous pouvez y aller sans crainte Monsieur Augustin... Vous êtes le plus beau Papa de toute la terre !... (se retourne vers Phil et Tom :) ... N’est-ce pas les enfants ?!... (ils acquiescent:) ... Donnez-nous des nouvelles !... (il lui fait une accolade:) ... Un petit coup de portable, ça mange pas de pain...

VALE :

C’est bien... (l’embrassant) ... T’es courageux...

Jacques sort à Cour.

Scène 6

Mathieu s’est rendu compte que les trois jeunes sont en train de manger.

MATHIEU :

Du saucifflard !... Vous permettez, j’ai un petit creux...

 VALE :

Prenez cette chaise, vous serez plus confortable...

MATHIEU :

Merci... (à Tom) ...Vous faisiez quoi dans la vie... Avant...

 TOM :

Avant d’être ici ?... Moi quand je trouve pas de boulot, je casse... Ou je fais des casses, ça dépend... En général, c’est jamais méchant... En ce moment je cherche rien...Et vous ?...

MATHIEU :

Moi j’ai été instit pendant quinze ans... Ensuite j’ai passé le concours et je suis devenu prof de français au collège, jusqu’à la retraite... 

  PHIL :

C’était pas chiant comme taff ?... 

MATHIEU :

Pas plus qu’un autre... 

PHIL :

Répéter tous les jours les mêmes choses, moi ça m’aurait gavé...

MATHIEU :

Je prendrai bien une bière... (Phil lui en tend une :) ... Merci... (il ouvre la canette, prend une gorgée et a une mine de dégoût :) ... Vous savez, c’est jamais le même public qu’on a en face de soi... Une année vous pouvez avoir des crétins, la suivante des gens formidables... Y’a pas de règles... C’est comme avec les bières... Y’en a des bonnes et y’a celle-ci...  (il repose la canette et se tourne vers Valé :) ... Et vous ?...

VALE :

Moi ?... Et ben...

Suzanne réapparaît de Cour.

SUZANNE :

Toujours en train de manger, vous !

MATHIEU :

Suzanne !... (pas du tout enchanté :) ... Quelle heureuse surprise !...

SUZANNE :

Alors vous, on vous confie une mission et vous n’avez rien d’autre à faire que de remplir votre estomac !...

MATHIEU :

(tendant le saucisson)

Un petit morceau ?...

SUZANNE :

C’est bon, avec vous j’ai eu ma dose...

VALE :

Vous voulez un café ?...

SUZANNE :

Non merci, c’est gentil...

Mathieu la prend par le bras et l’éloigne des autres.

SUZANNE :

Alors ?... Vous avez du nouveau ?.. 

MATHIEU :

Non... Mais je suis sur une bonne piste...

SUZANNE :

Ca veut dire quoi «une bonne piste» ?!... Vous en avez ou vous n’en avez pas ?!...

MATHIEU :

(laborieux)

Disons que je connais quelqu’un qui m’a dit l’avoir vu plusieurs fois dans les parages... (d’un air «entendu» :) ... C’est quelqu’un de fiable...

SUZANNE :

S’il est comme vous, vous pouvez mettre une croix dessus...

MATHIEU :

Franchement Suzanne, vous commencez à m’agacer avec toutes vos réflexions.. Je vous trouve dure avec moi... Qu’on se soit retrouvé il y a six mois et que ça ait déclenché des choses chez Jacques... J’en suis désolé croyez-moi... Mais je peux quand même pas être la cause de tous vos problèmes de couple... Dites-vous bien que personne n’a jamais forcé personne... Il y a peut-être autre chose chez lui, un malaise ou quelque chose comme ça...  Depuis que vous êtes marié, il ne s’est jamais confié à vous ?!...

SUZANNE :

Ca fait dix ans qu’on ne se parle presque plus...

MATHIEU :

C’est peut-être par là qu’il faudrait regarder...

SUZANNE :

En tout cas c’est pas de mon fait... 

MATHIEU :

Que vous pensez !... Je veux pas me mêler mais, vous voulez mon avis ?... Vous devriez essayer de faire un effort chacun de votre côté... Si vous l’aimez encore, prêtez une oreille plus attentive à ses désidératas et vous verrez il finira par accepter les vôtres... (elle fait une grimace :) ... C’est ce qu’on fait ma femme et moi et ça va très bien entre nous... Je suis sûr que lui aussi a encore des sentiments pour vous... (s’oubliant tout d’un coup :) ... Il me l’a dit pas plus tard que...

SUZANNE :

Pardon ?...

MATHIEU :

Non non rien... (se rattrapant :) ... Je voulais dire c’est que je suis sûr que tout rentrera dans l’ordre et qu’il finira par revenir vers vous... Je le sens... 

SUZANNE :

Vous en parlez comme s’il allait apparaître là, comme ça... 

MATHIEU :

Faites moi confiance, pour une fois... Il fait sa petite crise d’adolescent à soixante dix ans, mais c’est passager... Jacques est comme un nourrisson qui a besoin qu’on l’aime et qu’on le lui dise...

Phil se lève et les rejoint.

PHIL :

Alors Tonton, on se la fait cette belote ?...

MATHIEU :

Hm ?... (il regarde Phil :) .... Oui j’arrive... (puis Suzanne :) ... C’est mon quart d’heure de récré, je peux ?... (Suzanne acquiesce contre son gré :) ... Je vous promets que je finirai bien par mettre la main dessus !...

Les quatre comparses entament leur partie.

Suzanne semble résignée. 

Elle contemple la scène et continue sa route à Jardin.

NOIR PROGRESSIF

Scène 7

Un changement de lumière qui suggère qu’on est en début de soirée.

Mathieu est assis sur une chaise et discute au téléphone.

MATHIEU :

Tu sais que j’ai un ami qui s’est tiré de chez lui, il y a six mois... Jacques qu’il s’appelle... Mais si je t’en avais parlé, c’est mon copain d’enfance... Sa femme m’a demandé de l’aider à le retrouver... On le cherche toujours... Moi ?... Non bien sûr, mais je le fais quand même pour lui rendre service... Pardon ?... Depuis que tu me vois sortir régulièrement, tu t’es jamais posé la question ?!... Quand je pars, c’est pas pour prendre du plaisir, enfin pas comme tu l’entends ma Chérie... Et tiens-toi bien... Y’a deux jours, quand j’ai quitté la maison, je suis tombé sur lui pas loin du bassin de la Villette, c’est pas extraordinaire, ça ?!... C’est là où je suis en ce moment... Où est-ce que je dors ?... On m’a prêté une tente... C’est pas très confortable, mais c’est mieux que de dormir dehors, surtout en ce moment...Ne t’inquiète pas Léa, je suis en sécurité... Je rentre demain, je te raconterai tout... Bisous... Moi aussi... (il coupe la communication et compose un autre numéro :) ... Allô ?... Oui bonjour Madame, pourrai-je parler à Tonio ?... De la part de Monsieur Mathieu... Ah bon ?!... Et vous savez quand il reviendra ?... Il m’avait gentiment invité à dîner chez vous demain soir et... (visiblement ennuyé :) ... Vous n’étiez pas au courant ?!... Ah c’est embêtant en effet... En fait j’appelais pour annuler... Oui j’ai un gros problème familial à résoudre... Si vous saviez Madame, c’est une catastrophe !... Vous m’excuserez auprès de Tonio mais... (il aperçoit Jacques qui entre à Cour :) ... Je dois vous laisser Madame, le voilà mon problème... (il raccroche et va vers lui:) ... Alors, tu les as vus ?... C’était comment ?... 

JACQUES :

Royal...

MATHIEU :

T’as pris des photos ?... (Jacques acquiesce :) ... Vas-y montre... (Jacques fait défiler les photos de son portable :) ... Ce qu’il est mignon !...

JACQUES :

Et t’as pas vu celle-la... 

MATHIEU :

(visiblement séduit)

Beau bébé !... Attends... Tu peux revenir un peu en arrière ?... C’est ta fille ?... Alors, vous vous êtes enfin parlé ?!... 

JACQUES :

(acquiesçant)

On est resté une heure au café et on s’est baladé... Ca nous a fait beaucoup de bien à tous les deux... (cherchant ses trois comparses du regard :) ... Ils sont où ?...

MATHIEU :

Aucune idée...

JACQUES :

Ca m’a donné faim cette histoire... On va manger un morceau ?...

 MATHIEU :

Si tu veux... Tu me raconteras ?!...

NOIR PROGRESSIF

Scène 8

 Le jour s’est levé.

Phil et Valé sirotent un café au son de la radio qui grésille.

On note qu’un balai et une pelle sont là, posés contre le mur.

Mathieu sort de la tente et s’étire.

MATHIEU :

Salut !...

PHIL :

Salut Tonton...

MATHIEU :

Arrête ça... Appelle moi Mathieu... (il regarde sa montre :) ... Dix heures ?... Faut que j’y aille...

PHIL :

Un café ?...

MATHIEU :

Je veux bien merci...

PHIL :

Par contre j’ai pas de sucre...

MATHIEU :

Alors laisse tomber... Tu peux prendre un message ?... Dis à Augustin que j’ai été obligé de partir, qu’il m’appelle quand il veut et que je le remercie pour le couchage... Tu mets les formes quoi...

PHIL :

D’accord...

MATHIEU :

Phil j’ai été ravi de faire ta connaissance... (il lui sert la main, puis fait une accolade à Valé :) ... Valé, fais attention à toi... 

VALE :

Merci pour vos conseils... (enchantée par cette rencontre :) ... J’aime beaucoup votre personnalité...

MATHIEU :

C’est gentil...

VALE :

Vous allez au métro ?...

MATHIEU :

Oui...

VALE :

Je viens avec vous...

PHIL :

Tu vas où ?...

VALE :

Faire les soldes... 

 PHIL :

Mais t’as pas une thune !... Attends, j’arrive...

Tous disparaissent à Cour.

Scène 9

Au bout de quelques instants Jacques arrive (de Jardin).

Il tient un paquet dans une main et un journal dans l’autre. 

Il regarde autour de lui, s’assied, sort un gobelet de sa poche, se sert un café et mange un croissant tout en lisant le journal.

Préoccupé, il interrompt sa lecture. 

Au moment où il se replonge dedans, arrive Suzanne (de Jardin). Elle donne 

l’impression de l’avoir suivie. Elle l’observe et il finit par lever la tête.

JACQUES :

(se levant)

Suzanne ?...

SUZANNE :

T’aurais pu faire un signe... (avec ironie :) ... Pas à moi évidement je te demande rien, mais à tes enfants... T’aurais pu leur montrer que t’es encore vivant... Ta disparition du jour au lendemain leur a fait un choc, tout comme à moi, contrairement à ce que tu pourrais imaginer... Si tu as pensé te faire du bien, tu nous a aussi fait beaucoup de mal... D’autant que t’es parti comme ça, sans prévenir... C’est Mathieu qui m’a dit que je pouvais te trouver ici... Finalement il est pas complètement mauvais cet homme-là... Au début je le trouvais sans gêne, trop familier, trop décalé par rapport à nous, peut-être un peu trop libre... Mais il est serviable, fidèle, attentif... Et plutôt beau garçon pour son âge... (Jacques n’apprécie pas la comparaison:) ... Sa femme a bien de la chance... Et ta fille, tu sais ce qu’il lui est arrivé à ta fille ?... Elle a accouchée d’un magnifique bébé qui s’appelle...

JACQUES :

Jacques, je sais...

SUZANNE :

Et qui ressemble à ton gendre !... (Jacques lève les yeux au ciel :) ... Et oui c’est comme ça, faut l’accepter, c’est tout... Tu sais, il est pas désagréable... Comment t’as su pour Margot ?...

JACQUES :

Elle est venue me voir hier avec son petit... Quand Mathieu m’a retrouvé, il m’a donné le faire-part... Très belle photo... Elle m’a demandé comment j’allais, si je manquai de rien, elle a vu les tentes, elle m’a demandé comment ça se passait... (pointant de la main d’autres individus à Jardin :) ... Avec eux... Rien de particulier... 

SUZANNE :

Ca t’a pas fait plaisir de la voir ?...  

JACQUES :

Mais ça n’a rien à voir... Tu veux t’asseoir ?...

SUZANNE :

Non je vais y aller... Je sais que tu ne me supportes plus mais... Qu’est-ce que tu comptes faire ?...

JACQUES :

Mais non mais c’est pas du tout ce que tu penses... C’est pas toi, c’est moi... J’ai été traversé d’un gros doute... Je tournais en rond, j’avais besoin de prendre l’air, de me changer les idées... Je voulais pas me mettre à boire, alors j’ai profité de ma rencontre avec Mathieu pour partir un peu... C’est lâche, mais... Je suis un lâche Suzanne... Je suis désolé, j’aurais dû te le dire avant le mariage !... 

Phil et Tom apparaissent dans leur dos.

PHIL :

C’est qui elle ?...

TOM : 

Sa maîtresse...

 PHIL :

Déconne !... 

Ils continuent leur chemin, comme pour ne pas les déranger.

SUZANNE :

Ah une dernière chose... Je ne te demande pas de revenir Jacques, ne t’inquiète pas... Mais si tu reviens, la porte est ouverte, j’ai pas changé la serrure... (elle tourne les talons :) ... Salut !... (elle croise Phil et Tom qui partent dans une direction opposée :) ... Messieurs...

Jacques se retrouve seul.

Il sort son sac de couchage de la tente et le retourne pour l’aérer, puis il le dépose sur le toit de la tente. 

Il prend ensuite le balai et se met à faire le ménage.

Valé revient après quelques instants.

VALE :

Oh ce que tu fais ça bien !... (elle se jette à son cou :) ... Une vraie fée du logis !...

JACQUES :

Tu penses... (comme une évidence :) ... Ca fait quarante ans que je fais ça... (il remet le balai à sa place, prend le sac de couchage, le range dans son enveloppe, plonge dans la tente et en ressort un autre sac un peu plus volumineux :) ... Je te laisse cette tente, je prends celle-ci... 

VALE :

(surprise)

Tu pars ?...

JACQUES :

Pas longtemps... Je reviendrai... (il veut l’embrasser mais se retient :) ... Prends soin de toi...

VALE :

Merci Augustin...

JACQUES :

Jacques... (il la serre dans ses bras :) ... Appelle-moi Jacques... C’est mon vrai prénom...

Jacques s’en va tandis que la lumière baisse peu à peu.

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