La Quarantaine

athanasiuspearl

On les avait séparés dès qu’ils étaient entrés dans la ville. Chacun d’un côté du mur. C’était la loi, leur expliqua-t-on. Il fallait respecter la quarantaine, une phase de décontamination.

– De quelle maladie nous soupçonne-t-on d’être porteurs ? se demanda le petit homme. Sans un mot, il contempla intensément sa compagne.

« Puisque c’est la loi… murmura-t-il finalement, d’un air qu’il voulait un peu bravache. Ça ne devrait pas être trop long ! »

Et il vit disparaître la petite femme de l’autre côté du mur.

 

Bien décidé à faire contre mauvaise fortune bon cœur, il voulut vaquer à ses occupations. Mais il comprit bien vite que ni son travail habituel, ni les loisirs qu’il lui arrivait parfois de prendre n’avaient de sens lorsqu’elle n’était pas là. Alors, de plus en plus souvent, il revint se camper près du mur. Il y collait l’oreille, l’auscultait pour s’efforcer de saisir le moindre battement de la vie, un signe qui aurait pu se faire entendre de l’autre côté. Qui sait si la petite femme n’était pas, elle aussi, à guetter, à tenter de surprendre sa présence ?…

C’est ainsi qu’il se mit à gratter la pierre. Doucement au début, puis de plus en plus fort, en psalmodiant à mi-voix le prénom de sa compagne. Il se dominait malgré tout pour que ni ses gestes ni ses paroles ne prennent trop d’ampleur. C’était l’heure où tout bon citoyen dormait. Il ne fallait pas trop se faire remarquer.

 

Il revint chaque soir, puis finit rapidement par passer ses jours et ses nuits près du mur. À force de racler à deux mains la matière froide et grise, il n’eut bientôt plus d’ongles. Et ce fut avec ses phalanges qu’il continua à frotter. Des petits coups rapides, incessants.

Il ne s’en rendit pas compte tout de suite. Il ne pensait plus qu’à elle, et ne prenait nullement garde au sang qui s’était mis à couler, à maculer la pierre de deux grands arcs de cercle rouges. Ce ne fut que lorsqu’il entama ses dernières phalanges qu’il réalisa que c’était avec ses os, à présent, qu’il grattait le mur. Il songea un instant à arrêter. Puis, haussant les épaules, il se dit qu’il était trop tard, désormais. Il irait jusqu’au bout.

Il continua, usa bientôt ses mains à la besogne et finit par atteindre les poignets. Les semaines avaient passé. Les citoyens le côtoyaient, le regardaient un instant faire, puis retournaient vaquer à leurs occupations.

 

Un matin, il n’y tint plus. Cette quarantaine n’avait que trop duré. Il se mit à hurler, à taper de ses deux moignons, mais aussi des genoux, des pieds, de la tête même contre le mur.

Au milieu du vacarme qu’il faisait, et qui ne lui attirait guère que des regards désapprobateurs, il entendit soudain monter comme un gémissement. Il se mit à cogner de plus belle. Tant et si bien que le mur se fissura et que, bientôt, un pan entier s’écroula.

Le petit homme, toutefois, avait perdu trop de sang. Ainsi que les pierres qui roulaient autour de lui, il s’effondra brusquement, telle une masse de chair vive.

 

Alors il la vit, elle, allongée comme lui, juste de l’autre côté.

Elle avait tendu les bras dans sa direction. À force de gratter le mur, ils s’achevaient, eux aussi, sur deux moignons.

L’homme et la femme respiraient violemment. Ils laissèrent un long moment leurs poignets sanglants se chercher parmi les gravats. Lorsqu’enfin leurs bras se rencontrèrent, ils sentirent l’un comme l’autre leurs corps s’électriser.

– Je t’aime, dirent-ils d’une seule voix avant de fermer les yeux.

 

Mais déjà, la truelle en main, les ouvriers arrivaient pour réparer le mur.

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