La quête toquée de Psyché

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L'histoire d'une marcheuse.
Tard dans la nuit, son âme se réverbère et palpite dans l'orgue du monde. Psyché rêve de se cacher dans un terrier avec tous les animaux de l'orbe, eux aussi ont peur de l'anéantissement, de l'appendice lent et précipité de la forêt. Ils se planquent pendant qu'elle arpente l'arrière-pays, sentant son coeur qui grogne et gronde de cette présence hideuse. C'est le temps des contestations, c'est la houle qui prospère, c'est la colère des anthracites.

Alors, pour sceller notre blues, elle convulse et s'abandonne. Elle danse sur le tambour des indomptées, elle danse pour l'éros primordial, qui observe son hyper-fougue, à la recherche de l'ivresse et de l'éther. Elle surveille, pétrifiée, la part dégoûtante des hommes qui s'encornifle et, inconsolable, elle expulse son dernier cri de rébellion.

Mais la ténèbre résiste et le déboire amère des biographes la plaque sur le sol tari. Son être se fend en porcelaine désenchantée, sa dépouille est un gigot offert aux gloutons répugnants. Elle lutte dans ce déluge dégénéré, elle réfléchit en silence au soin gracieux, à l'inhalation philosophale, à l'ultime médication. Épuisée par cette quête toquée, elle ferme les yeux, elle enfonce ses ongles dans la terre humide qu'il nous reste, et écoute les mots de la première mère. De la première force vitale qui lui parle des lointaines lisières, qui lui raconte le temps où elle avait confisqué le temps aux hommes. Le temps où l'enfant espiègle s'égarait dans les scintillations des montagnes, où les sauvageonnes s'entrelaçaient autour du feu, le temps où nos paumes épousaient la géode du monde. Le temps des passes-partout et de la marche. Le temps des bêtes et de la drôlerie. Le temps où il n'existait aucun trompe-l'oeil et où nous nous exercions à l'art du conte et des poèmes.

Elle veut se battre. Alors, elle entasse ses peurs dans son baluchon, certaines qu'elle porte en bandoulière d'allégresse, et part globe-trotter dans la brume. Sur les bords du monde, Psyché croise de la marmaille, des paysannes et des impies indignées marquées à l'indélébile par les débilisants eux-mêmes. Ils les ont entassé en décombres bâchées, alors, en larves de colère, elles attendent qu'on les balancent. Sales ordures silencieuses. La prophétie raconte qu'elles resurgieraient dans nos rêves, qu'elles enjamberaient nos paupières et nous prendraient le bec. Mais pour l'instant présent, elles broutent les bactéries abjectes des restes humains et du gâchis qui roucoule, en priant pour que nos âmes soient sacrifiées aux espaces infinis.

Psyché freine ses pieds, s'arrête devant elles et leur déclame une poésie qui illumine leurs cœurs. Rougeoyants. Oui. Par dessus tout, Psyché aime les minables, les ahuries, les bastonnées, les titubantes, les rebutantes, les ne-sait-on-rien, les sans-importance et les faiseuses. Elle aime les concasseuses de châtaignes et les météorologistes feutrées. Elle aime les incultes du monde moderne et le cri des criardes. Elle aime les mains des maraîchères, les mains cloquées des bûcheronnes et le savoir des herboristes. Elle aime celles qui, jonchées à quatre-mille pieds des océans, observent les pluies vivantes et les nuages sincères. Celles qui se disent que, un jour, si l'eau ne coule plus ici-haut, elles s'endormiront pour la dernière des fois, et qui, dans un ultime effort de veille, écouteront le son chaud des clochettes et des arbres.

Psyché continue sa marche, chaque pas comme une trêve à la barbarie, et rencontre près d'un buisson bleuté une vieillarde du coin. Adepte de secrets et de sagesses, la vieillarde sort un croûton de pain de son barda, le donne à Psyché et lui dit :

"Je sais voir l'âme des êtres qui habitent ici-bas. Je vois la beauté en toutes les femmes de tous les peuples d'hier, de demain et de tous les instants. Et, avec espoir, je prie chaque matin pour que la bonté soit apportée aux hommes. Va, poursuis ta foulée Psyché. Ta marche ontologique. Tu trouveras l'eau de la vie partout où tu passes. Car tu sais voir le monde, car tu connais le langage des mottes de terre fraîches et de l'invisible. Car rien ne t'arrêtera. Ou peut-être que si, peut-être que tu prendras le temps pour le vagabond, avec qui tu joueras aux billes, ou pour l'infurieuse, qui te dira qu'elle t'aime, ou pour la laboureuse, qui t'apprendra à labourer." 

La vieillarde poursuit : 

"L'homme a peur de la disparition de la forêt depuis qu'il en a fait son inventaire. C'est le grand comptage qui compte les espèces. Les animaux, eux, bien trop tristes pour pleurer, rient à gorges déployées. Y compris les sans-gorges, y compris les sans-voix, y compris les sans-cris. Ils s'esclaffent de ces calculs pitoyables des créatures innombrables du vivant. Alors que faire ? Quel est le dénouement de cette tourmente ?”

Psyché écoute.

La vieille femme continue : “ Tu m'es si sympathique Psyché, que je veux bien te dévoiler un bout d'oracle de cette énigme. C'est ta marche indomptable. Tu sauveras les hommes. C'est ta nature sauvage. Tu les libéreras. Tu mettras un terme à la douleur de ton cœur. Ton mouvement. Sans fin. Effréné. Reliure. Source de leur mémoire, défaillante. Tu as mal Psyché. J'ai mal avec toi."

Psyché plonge ses yeux dans la pupille de la vieillarde, prend sa main marquée par le temps et la sert. C'est la langue de Psyché. La langue invisible de celles qui savent voir. La langue intraduisible des tissus ardents et de l'amour. La langue qui, en un regard éphémère et éternel, en dit bien plus que toutes les écritures écrites et les paroles proférées. ... Car bien souvent, Psyché se tait. Elle se tait d'un mutisme primitif, car elle ne reconnaît plus les monts, les vallées et les merveilles. Elle a peur des anthropomorphes et ne sait que leur dire, à part leur dire qu'elle a mal, à part leur décrire ses propres mondes imaginaires, qui la protègent et la massacrent. ... Si bien qu'elle se transforme elle-même en imagination.

Psyché marche, marche encore et entre dans une forêt qui lui semble familière. Comme si elle disait bonjour à des ami·es qu'elle n'avaient pas salué depuis longtemps. Comme si ils et elles ne s'étaient jamais quittés. Une forêt qui offre un sol moussu aux dormeuses. Une forêt où aucun économiste n'a jamais mis les pieds, ou l'âme. La forêt des saltimbanques, des nymphes, des druides, des sorcières, des cités enfouies sous les lacs, des dragons endormis, des papillons-fées et des bardes. Le bois-maison de celles qui boivent l'eau des rivières en remerciant leur source. Un lieu-sûr, où la pesanteur existe, mais pas exactement comme ailleurs sur terre, comme si tout était un peu plus léger. Une forêt de zigzags pierreux et chantants, où les enfants construisent des radeaux pour se déplacer sur les ruisselets de la vie. Où la terre-mère les recouvre d'un chandail lors des jours glacés par la voix enrouée du vent d'hiver.

Psyché entend quelques murmures non loin d'elle.

Tout soudain, sortant de derrière les troncs, comme envoyées par un brise rebelle, Psyché observe des petites têtes ingénues se dévoiler une à une, et se retrouve en deux-temps-trois-mouvements devant un terrible troupeau d'enfants-sauvages, qui la transpercent d'un regard juste. Une des gosses s'approche de Psyché, qui se demande si c'est elle la gamine-en-cheffe. La morveuse prend la parole : 

"Je suis l'arrière-petite-fille d'Évaëlène, fée des lacs et grande bagarreuse de la guerre des imaginaires.”
“Évaëlène ?” questionne Psyché. Ce nom résonne comme une vieille connaissance.
“Celle qui tenta de nous sauver, celle qui se sacrifia.” répond la gamine. “Bien trop téméraire et précurseuse, mon arrière-grand-mère a échoué avec panache. Sublime quêteuse toquée et mélancolique incomprise, elle persévéra en vain, trop en avance sur son temps. 
“Où est-elle ?”
“Morte.”
“Qui êtes-vous ?” demande Psyché.
“Nous sommes les enfants suprêmes, nous déscendons de la femme-animal. Nous prenons la relève. Qui es-tu ? Que fais-tu ici, sur la terre des alliées ?" 

Son assurance déstabilise Psyché. “Psyché. Je ne suis que Psyché.”
“C'est un nom bien étrange. Tu viens de loin ? Comment te faire confiance ?” demande la morveuse. “J'erre pieds nus, en colère.” répond Psyché. 

“Connais-tu la Boueuse ?” questionne l'enfant.
“Je ne connais pas la Boueuse.” dit Psyché.
La gamine poursuit : “Nous la cherchons. Les dernières conteuses-guérisseuses du pays nous ont confié, avant de mourir, qu'elles l'attendaient en vain depuis des millénaires. La Boueuse est celle qui sauvera la forêt, et l'âme des hommes. Nous devons la trouver.” Psyché comprend alors l'objet de sa quête et dit : “Nous poursuivons la même chose enfant-de-la-forêt. Je ne savais simplement pas ce qu'elle était jusqu'alors. La Boueuse.”

Les yeux de la gamine roulent, sa voix s'aggrave :
“L'aube, la terre
Le jour, toute la nuit
La fièvre soudaine
La boue dégueulasse
La mousse et ses rochers
Et si c'était une bête
Elle serait sauvage
Nos jambes dans les rivières
Marchons vers elle
La Boueuse
Au coeur du monde
Avale la décomposition des corps
La terre fraîche, la gadoue et la bouse
Elle vient à nous
La Boueuse
Venu d'en dessous
Ça dévore tout

Elle arrive”

Psyché sent en elle la chaleur. Ça brûle entre ses côtes et dans son ventre. Elle connaît désormais l'objet de sa quête. Elle n'est plus seule. Les enfants s'attroupent autour d'elle. L'une deux, toute petite, fait une étreinte à sa jambe. Un autre tend les bras pour que Psyché le porte. Psyché le prend dans ses bras. Peau naïve et innocente.

Il est temps de repartir. Les enfants peuvent-ils marcher sur ses pas ? Montrer le chemin ? Espoir-mèche-de-lampe devient Feu-de-joie. Joie jaillit. Rejaillit. Depuis le centre de la terre. Depuis son bas ventre. Serpent de feu, colonne vertébrale du monde. Racine.

Il est temps.

“Par où partons-nous ?” questionne Psyché.
“Par-là.” dit un enfant.
“Non par-là.” dit un autre.
“Empruntons le terrier !”
“Allons au Lac des Dissipées !”
“Tu dis n'importe quoi, il y a un dragon là-bas !”
“Qui te dit qu'il n'est pas gentil ce dragon ?”
“Non, allons à la Colline des lendemains.”
“Tu délires !” 

“Demandons… à la Passeuse.”

Tous les enfants font silence. Plus un bruit dans la forêt.

“La Passeuse ?” demande Psyché.
“La Passeuse n'existe pas.” répond la gamine-en-cheffe.
“Qui est cette Passeuse ?”
“La Passeuse est un mythe. Un personnage inventée pour rassurer les enfants.”

Psyché continue de questionner : “Pourquoi ont-il besoin d'être rassuré·es ?” 
“Parce qu'ici, parfois, il fait sombre. Parfois, les paysages se font brumeux, nébuleux. Parfois même, nos corps deviennent flous. Je crois que parfois, certains d'entre nous disparaissent.” explique la morveuse.
“Pourquoi la Passeuse rassure t-elle les enfants ?”
“Car la Passeuse emmène au loin. Vers une Terre d'on-ne-sait-où. Vers une Terre Promise qui promet l'éternité.”
“Vous avez peur ici ? demande Psyché.
“Ici, depuis que l'homme domine, tout se transforme en démence et en ténèbres.”
“Même dans la forêt ?”
“Surtout dans la forêt.
“Mais si la forêt n'est plus…”
“...Tout meurt.”
“Allons trouver la Boueuse.”

Des siècles passent.

Tous les animaux sont là, dans un silence abyssal. Psyché s'avance vers l'arbre, mais… c'est étrange… Plus elle marche vers lui, plus les contours de son être se font flous, se transforment. Ses vêtements tombent à ses pieds.

“Regardez, Psyché se métamorphose !” murmure un jeune mulot.

Le corps de Psyché se renature. Il se souvient qu'il est louve… se change en renarde… en ourse, en laie, en biche et se fixe en une panthère d'un noir celeste… Un jour, les anciennes ont raconté aux enfants de la forêt, que s'ils caressaient cette panthère, leurs mains se perdraient dans un ciel rempli d'étoiles. Comme si son pelage contenait les galaxies, les lointaines lumières et tous les mondes.

Psyché arrive devant l'arbre et reprend son apparence humaine. Elle est nue. Elle tend son bras, touche l'écorce et ressent la force primordiale du dieu-bois couler en elle, et en lui.

Une vie entière se passe. Instrument + voix féminine

Psyché relâche son bras, recule de deux pas et réalise que tous les animaux de la forêt retiennent leur souffle. Elle prend le temps de les regarder. Un à un. En devenant chacun d'entre eux l'espace d'un instant. 

La danseuse regarde les spectateurices, la salle est légèrement éclairée.

Avec douceur, Psyché leur sourit, ferme les yeux, et s'enfonce lentement dans la terre fraîche. Son corps devient de la gadoue, s'enfonce, s'enfonce, s'enfonce.

“C'est elle ! C'est la Boueuse…!” s'émerveille un marcassin 

Psyché s'enfonce si bien, qu'il ne reste plus que le haut de sa tête à la surface. Ses cheveux s'étendent, s'étendent, s'étendent de plus bel sur le sol de la forêt, et se transforment avec grâce en pousses vertes grimpantes vers le soleil… et en feuilles mortes en putréfaction. 

“J'avale la décomposition des corps
La terre, la gadoue et la bouse 
Je suis au coeur du monde”

“Je suis          la          forêt.”

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