La retraite 1-2

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Un centurion de l'armée romaine vit ses derniers jours au sein de la légion après une longue carrière. Mais tout ne se déroule pas comme prévu...

           Le soleil commençait juste de s'élever au-dessus des collines qu'il régnait déjà une activité intense dans le camp. L'air était doux en ce tout début de printemps, surtout après un hiver particulièrement vigoureux, et sentait bon les odeurs de cuisine, en particulier celles de boulangerie. La région était riche en céréales, et les soldats ne manquaient jamais de pain. Les sources d'eaux chaudes étaient un autre bienfait de ces contrées, et de nombreux établissements thermaux avaient pu être construits, pour le plus grand plaisir des habitants aussi bien autochtones que les migrants qui s'étaient rapidement habitués à ce confort.

           Marcus Palcher appréciait ce moment de la journée, et encore plus particulièrement en ce jour, le dernier. Il assistait donc avec un plaisir d'autant plus grand au réveil des troupes, de ses troupes, dont il était vraiment fier. Depuis exactement 20 ans qu'il servait dans l'armée, il voyait maintenant défiler de nombreuses images, tout ce qu'il avait vécu, la paix, souvent douce, mais aussi ennuyeuse, et puis ces dernières années surtout la guerre. L'Empire connaissait une grave crise, ses dirigeants étaient dépassés par les évènements. Palcher ne comprenait pas bien tout ce qui se rapprochait du pouvoir central, car il était issu de la plèbe, et avait gravi les échelons de la hiérarchie par sa bravoure et sa valeur au combat. Ce matin il avait pour la dernière fois revêtu sa cuirasse parfaitement apprêtée, et tenait son bâton de commandement avec fierté. Quelques hommes le saluaient joyeusement et avec respect en passant devant lui. Il rendait chaque salut, aujourd'hui il pouvait se permettre une certaine empathie envers ses hommes qu'il affectionnait, son unique famille depuis 20 longues années dans l'armée pour Rome. Déesse pour les uns, garce pour d'autres, l'Urbs était cependant éternelle. La servir était un honneur, et un devoir pour chaque citoyen.

           A à peine 40 ans, Palcher allait pouvoir apprécier une retraite bien méritée ; il avait eu de la chance de ne jamais avoir été trop gravement blessé comme bon nombre de camarades au fil des années, que ce soit pendant les entraînements musclés, les interminables marches par tous les temps et sur tous les terrains, et les combats bien sûr. Il avait vu de nombreux pays, de la Bretagne à la Syrie, stationné parfois pour quelques mois, ou bien lors de longues campagnes de plusieurs années. La dernière avait été particulièrement difficile. Il avait fallu repousser les Germains, ces barbares venus du fin fond des forêts de l'est, venus piller les riches comptoirs sur les bords du Rhin et du Danube. Les légions envoyées avaient souffert, subissant de lourdes pertes en hommes et en matériel, et avaient donc été envoyées à l'automne au centre de la Gaule pour prendre du repos et se réorganiser, après le retrait des Germains. Palcher n'avait pas été enchanté à cette idée, il aurait préféré la Narbonnaise ou l'Aquitaine, où l'hiver était moins rude, mais un légionnaire ne discute pas les ordres.

          Finalement, la région des Bituriges était plutôt agréable à vivre, riche avec ses champs tout juste mis en culture en cette sortie d'hiver, ses troupeaux, ses villes certes modestes, mais reconstruites sur le modèle de Rome. Avaricum, l'ancienne capitale du fier et puissant peuple celte, mais encore les bourgades qui s'étaient constituées autour des sources d'eaux chaudes, ce bienfait des dieux souterrains, comme Aquae Nerii et beaucoup d'autres, offraient tout ce qu'un légionnaire pouvait désirer après une rude campagne. Palcher se disait qu'il pourrait même s'y installer, d'autant qu'il venait de faire la connaissance de Nilda, la fille d'un riche négociant de la ville, qui voyait d'un bon œil l'union de sa fille avec un valeureux officier, encore assez jeune et vigoureux, qui pourrait prendre sa suite dans les affaires.

          Tout à ses pensées agréables, Palcher ne vit pas le chariot qui faillit le bousculer. Il s'en sortit avec seulement quelques éclaboussures de boue sur ses sandales, et quelques reproches polis du conducteur. Des légionnaires ayant assistés à la scène ne purent retenir des rires moqueurs à l'encontre de l'officier distrait, s'attirant des corvées pour le reste de la journée. Certes, Palcher n'aurait pas dû faire preuve d'autant d'inattention, mais la discipline est la première des vertus dans l'armée, et aucun manque de respect envers un supérieur n'est tolérable.

          Cependant le jour avançait, le centurion vaquait à ses occupations, attendant de plus en plus fébrilement le discours que Gaius Titus Aurelius, le légat de la légion avait préparé pour le soir même en son honneur, son dernier soir. A l'issue de la cérémonie officielle en présence de toute la troupe, il avait été exceptionnellement convié à la table de Titus Aurelius et de ses officiers supérieurs. Il en était honoré, et en même temps intimidé, ne sachant pas comment se tenir en présence de ces personnalités importantes, dont certaines étaient plus habituées aux somptueux banquets de Rome qu'aux salles plus rustiques des camps de légionnaires, toutes confortables qu'elles puissent être. Mais d'ici-là, Palcher avait encore de nombreuses tâches à effectuer. Il en était heureux, non parce qu'il simplifiait ainsi les choses pour son successeur, mais plutôt parce qu'il ne pensait pas trop qu'il s'acquittait pour la dernière fois de sa vie de ces interminables travaux quotidiens. Il les trouvait d'habitude si routiniers et ennuyeux ; mais aujourd'hui, chaque action, chaque geste avait une signification particulière, et il faisait son travail avec joie. Quand il le pouvait, il faisait même traîner les choses, car maintenant que la fin était là, il ne pouvait se résoudre à l'idée de quitter définitivement cette armée qui représentait finalement son univers. Il avait souvent ressenti un certain mépris pour le monde civil, avec tous ces oisifs, profiteurs en tous genres qui ne pensaient qu'à leur confort et leur enrichissement personnel pendant qu'eux, les soldats, risquaient leur vie tous les jours, avec le plus souvent de bien maigres compensations, pour protéger un empire de plus en plus corrompu. Même dans la légion, certains généraux ne se privaient plus de donner un exemple des plus décadents à la troupe. Heureusement que certains officiers aux vertus traditionnelles de la vieille Rome veillaient au bon fonctionnement de la discipline, maîtresse des valeurs pour tout soldat.

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