la rocade

nyckie-alause

— Ne me demande pas pourquoi les choses sont ainsi. Ça a viré sans que je m'en aperçoive et maintenant…

Sam tourne le dos à son compagnon et enfonce la tête dans le col de son pardessus. Son dos s'est voûté, abattu, Max ne s'en était jusqu'à présent pas rendu compte.

— Maintenant, maintenant, il est trop tard pour revenir en arrière. C'est foutu ? C'est ce que tu me laisses entendre ? Alors dis-le, c‘est foutu, on rentre. 

— J'ai pas dit ça. Marche, ne t'arrête pas, marche à côté de moi. Il tend le bras vers l'arrière en espérant que Max lui prenne la main et qu'enfin leurs pas soient réglés, comme la marche du monde. 

— La nuit tombe. 

En contre-bas de leur route une autre route où la circulation produit un ronronnement rompu par intermittence par une sirène de police ou d'un véhicule de secours. Max n'a pas saisi la main tendu mais Sam entend sa respiration qui se rapproche comme s'il s'apprêtait à le faire.

— Laisse-moi me reprendre un instant dit-il à son compagnon en s'appuyant sur le rail de sécurité rouillé. Il se penche et les phares laissent des trainées sur ses rétines fatiguées et font briller ses larmes.

— Tu pleures ? Je peux aussi arrêter une voiture et nous faire conduire juste pour cette fois au refuge, juste pour cette fois. Il finira bien par en passer une, c'est quand même une route.

Max pense que se mettre à nouveau en colère ne servirait à rien. « Dès que je me serai reposé, je partirai ». Voilà bientôt trois ans qu'ils arpentent le pays et la mesure est pleine. Les rêves du début, il les a oubliés. Ne restent que les chaussures qui font mal aux pieds, les vêtements humides qui se sont imprégnés de relents d'infâmes nourritures, les habitudes qui ont remplacé les espoirs déçus, les rêves avortés. 

— Ce soir, reprend-il en posant sa main sur l'épaule de Sam, ce soir nous serons bien, la bouffe sera bonne, la douche sera chaude et la nuit sera longue. Il suffit d'arriver avant huit heures, avant huit heures. Ça va mieux ? 

Sam passe sa manche sur son visage, une trainée brillante imprime un chemin de morve sur la manche de son manteau, un chemin pense Max, un chemin qui ne mène nulle part. Max, il a tendance à tout répéter, deux fois. Max, c'est l'écho de lui-même. 

« Viens, j'ai un plan » avait dit Sam. 

Max avait préparé son sac, un beau sac gris et mauve avec des bretelles larges et rembourrées de mousse, un beau sac vraiment que sa meilleure amie lui avait offert. Il se souvient de l'odeur légèrement acide de la toile plastifiée, du glissement furtif des zips des poches extérieures, des cordons élastiques noirs, des porte-étiquettes en plastique transparent, de la ceinture avec son clip qu'il arrivait à peine à accrocher.

— Quand nous sommes partis j'étais un peu gros non ? Carrément gros alors ajoute-t-il en absence de réponse de Sam. 

— Heu, je ne sais pas, peut-être, je ne sais plus…

Leur marche reprend, ils avancent sur cette route déserte qui malgré sa désaffection mène vers la ville.

— Cette route elle survole la ville, dit Max, la ville et toutes les autres routes qui vont vers la ville.

— Tu veux dire quoi par survole la ville ? C'est idiot ! Survole, c'est parfaitement inapproprié ! 

Max attrape Sam par l'épaule et le pousse le tire, il résiste, et l'amène contre le rail, appuie sur sa tête pour la faire ployer au-dessus du vide, au dessus de la voie rapide, mais regarde, regarde donc où sont les vivants, les vivants bon dieu tu les vois. Les voitures, les camions et le reste, tu les vois non ? Les bâtiments éclairés, les maisons avec leurs jardinets, les télés qui clignotent et tout ça, tu les vois ou pas ? Penche-toi plus, vas-y penche encore ! Et il lui appuie sur le dos et il soulève un peu le sac pour qu'il sente enfin le risque de déséquilibre, qu'il comprenne bon sang qu'il comprenne…

— Arrête ! Arrête ! Je vais tomber.

Quand Max le lâche il chute.

— Tu tombes toujours du bon côté, mais tu tombes. 

— Tu préférerais que je disparaisse, dis-le. Tu préférerais mais pourtant tu me suis. Qu'est-ce qui t'empêche d'aller sur ton propre chemin ? 

Sam réajuste les bretelles de son sac à dos couleur vieille moutarde. Il en a l'aspect et l'odeur. 

— Il pue ton sac, il empeste la moutarde éventée et le choux.

— Pfeu. Tu n'as rien de mieux à me servir. C'est pour éviter le sujet qui te fâche. Tu me suis pourquoi ? Depuis tout ce temps tu es derrière, ou à côté, jamais devant. Pourquoi ? C'est ma question et j'attends une réponse. réfléchis ! Fais un effort…

Sam se remet en marche sans attendre une réponse (ce n'est pas la première fois qu'il la lui pose) et Max, et bien Max comme un écho, réajuste ses bretelles et lui emboîte le pas.

— Je t'aurais retenu, c'était pour blaguer… Tu ne trouves pas étrange que nous empruntions une voie désaffectée pour rejoindre la civilisation ? Désaffectée, comme un écho lointain de la vie d'avant. Sam, je te parle là, je te parle. Ecoute-moi Sam… La nuit est tombée, quelle heure est-il ? Sam…

— Max, je voudrais mettre quelque chose au point, définitivement. Un détail tu vas me dire mais tous les soirs, absolument tous les soirs depuis notre départ tu prononces cette phrase-là « la nuit tombe » ou « la nuit est tombée », et j'attends avec angoisse la chute ! Imagine une chute brutale comme la mort de quelque chose de noir et d'immense qui nous enveloppe contre notre gré…

— Heu… Je vois, je vois ce que tu veux dire. Il allonge sa foulée pour rattraper Sam à nouveau. Je vois mais ça, je peux le changer. Préfèrerais-tu « L'horizon monte » ou encore mieux, attends encore mieux : « l'horizon monte encore une fois »ou encore « l'horizon monte  une fois de plus ». 

Sam laisse échapper un sourire qui passe inaperçu car bien entendu la nuit est tombée et ne se relèvera pas de sitôt.

— Elle est tombée et ne se relèvera pas de sitôt.

— Tomber et monter deviennent la même action. Toute la question est dans le choix de la direction. Tu ne trouves pas qu'il fait particulièrement noir ce soir ?

Sur la rocade une sirène passe en hurlant ; les clignotements oranges des warning, les coups de klaxons, les lumières des phares, sont statiques. On aperçoit des visages qui se déforment contre les vitres.

— Il est bientôt huit heures dit Sam, accélère !

— Je boirais bien une bière… répond Max et il pense « demain je le quitte et je rentre chez nous ».


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