La polygamie chez les crabes (2)
Frankie Perussault
La poupée continua ses visites chez Krab jusqu'au dernier jour.
- Chez certaines peuplades humaines, lui exposait-il, cette contradiction avait été résolue par l'interdiction, pour la femelle de l'espèce, d'aimer un autre mâle que celui auquel elle avait été assignée. Si on la trouvait en train d'aimer un autre homme, on la trucidait à coups de cailloux... ça, on ne rigole pas ches les humains!!! ajoutait Krab dans un grand rire.
- Est-ce que Madame Krab aime d'autres crabes? arriva à placer Li-Yane entre deux tirades.
- C'est son affaire, répondit-il, ...c'est son affaire! ...mais je supporte mal ...on est tous soumis à la Contradiction Universelle.
- On part par le prochain cargo, glissa Li-Yane dans un silence de fin de phrase.
- Ils appelaient ça "commettre un adultère". C'est même l'un des dix commandements de la loi de Moïse. Mais ça ne s'appliquait guère qu'aux femmes. Les mâles s'arrangeaient. Tu sais, Poupée, ici aux Tuamotus, on se bagarre beaucoup à cause de ça.
- On part pour Papeytey au prochain bateau, répéta Li-Yane, on va s'embarquer sur un voilier.
- Ah! s'exclama le crabe, ...alors tu me quittes?
Li-Yane fit oui de la tête.
- Alors viens, on va faire une dernière plongée.
Et l'attrapant par la manche, le crabe entraîna Li-Yane dans le fond du lagon.
L'épaisseur de l'eau bleue tamisait les rayons drus du soleil. Au-dessus d'eux, des poissons colorés comme des arlequins pour mardi-gras passaient tranquillement. Leurs mouvements à la fois lents et saccadés fascinaient Li-Yane. Un jeune requin à la peau claire au loin apparut comme un fantôme semant la terreur. Sur le sable du fond, des oursins agitaient lascivement leurs grandes épines.
- Je t'aime, dit le crabe à la poupée émerveillée dans ce monde étrange, ...je t'aime poupée, répéta Krab, ne pars pas!
Il voulut l'attraper entre ses pinces. Elle s'esquiva et entreprit de remonter vers la surface. Krab la suivait de près. Ils se retourvèrent à La Rotonde en passant par l'un des boyaux creusés dans le corail. Li-Yane dégoulinante d'eau salée s'affala sur le sol et se mit à goutter de partout.
- Poupée, tu ne peux pas me quitter comme ça ... Reste! Personne ne saura te trouver ici. Elles partiront sans toi.
Li-Yane savait que Rocket se prélassait comme d'habitude sous la table du petit jardin. Elle continua de goutter un moment.
Dehors au hangar, ses sacs bien fermés, ELLE ne se décidait pas à partir. "Mais où peut bien être Li-Yane?" pensait-elle, "c'est encore un tour du chien-loup."
- Rocket! appela-t-elle.
Li-Yane avait dit au crabe:
- Attends-moi là, je reviens.
Encore trempée, elle se hissa vers la surface, hors du trou. Rocket, dans la position du chien de chasse à l'arrêt, l'attrapa dans sa gueule et trotta vers le hangar.
- Ah! c'était bien toi, chenapan! dit ELLE à Rocket quand il déposa la poupée dégoulinante sur la besace bleue, ...merci quand même! Et adieu!
ELLE s'en alla comme elle était venue, pieds nus sur le corail, jusqu'au wharf où elle grimpa par une échelle rouillée dans le vieux cargo qui reliait les Tuamotus à Tahiti.
Quels philosophes ces crabes!
· Il y a environ 11 ans ·Merci pour ce morceau de soleil et de légèreté. L'essentiel est de savoir partir au bon moment non?
rosaleb
Oui c'est ça :-) Merci pour le commentaire et l'abonnement ...ah zut maintenant il faut que je poste d'autres textes!!!
· Il y a environ 11 ans ·Frankie Perussault