La route à sens unique.
darquest
La route était à sens unique, il fallait que je fasse le tour du pâté de maisons pour repartir dans l'autre sens. Je conduisais mon amie au travail, moi j'étais sans emploi, ou simplement chauffeur de sa dame. J'avais l'impression d'être utile et de m'occuper par la même occasion. Fraîchement débarqué dans cette région, je ne connaissais personne et personne ne me connaissait. Tous les matins, le même trajet dans ma Fiat bleue, ce tour de quartier pour revenir sur mes pas. Un angle, deux angles, trois angles, puis je reprenais à droite : trois fois à droite.
C'est dans le deuxième angle que je l'ai vue la toute première fois, c'était l'hiver, mais elle était accoudée à sa fenêtre grande ouverte, le regard fixe, entre ses deux volets pourpres, au premier. Elle avait l'air d'un petit brin de femme, aux épaules étroites, au teint pastel et aux mains anguleuses. Une vieille dame au regard creusé, dans lequel se devinaient les orifices de son crâne tant son âge était avancé. Elle était si petite dans l'encadrement qu'on aurait dit qu'elle faisait partie d'une toile inachevée dans laquelle elle aurait été peinte sans rien en fond, juste un gris-noir. La seule source de lumière, dans ce tableau de Goya, c'était ses cheveux, qui avaient perdu depuis bien longtemps la couleur de la vie.
La première fois, je l'ai à peine remarquée, elle a suivi du regard son reflet dans les vitres de ma voiture puis je suis rentré chez moi. Je pense que c'était ça, parce que ses yeux ne me scrutaient pas dans le détail, ni la voiture, bien au contraire. Ils étaient simplement fixes, pointés dans ma direction. Je me suis dit qu'elle devait s'ennuyer à rester là à regarder le monde sans en faire partie. J'ai aussi pensé que, vu son âge, son rôle avait déjà été pleinement joué dans la grande scène de la vie. Mais alors quoi ? Pour elle les rideaux étaient déjà tirés ?
Je suis passé plusieurs fois de la sorte, devant sa façade, jamais je ne l'ai vue bouger. Parfois il me semblait voir le blanc de ses yeux apparaître puis disparaître, alors je savais qu'elle me suivait du regard jusqu'à ce que je disparaisse de son champ de vision. Pas une fois elle n'a tourné la tête pour savoir où j'allais ensuite.
Une fois, j'ai tenté un sourire, mais il est resté sans réponse. Peut-être n'y voyait-elle pas assez pour le remarquer. Je suis sûr que ça lui aurait fait plaisir de recevoir ce sourire. À moins, que cela m'eusse fait plaisir à moi, car pris d'empathie par cette personne, j'aurais été soulagé de la soulager.
Le jour d'après, elle avait disparu du cadre de bois. Je me suis dit : « mais voyons, tu es bête, cette dame mène sa propre vie, elle doit être confortablement installée devant son poste de télévision, ou alors se sert-elle une boisson chaude ou rafraîchissante ?" Cela aurait pu suffire à disculper son absence.
Je fus soulagé le lendemain de la revoir là-haut, comme une princesse qui aurait attendu en vain de longues années que son prince la libère. Heureux de la voir là, et triste de la voir seule, j'osais par empathie un signe de la main, par la fenêtre de ma voiture. Son petit regard creux et sombre, sur ce visage ridé et jaune, paru s'illuminer durant une fraction de seconde, une toute petite fraction de seconde. Peut-être avais-je simplement capté son attention ? Cela me suffisait. Elle vivait et c'est tout ce qui m'importait. Je roulais, il y avait le soleil, et elle n'avait plus été seule pendant ce quart de seconde.
On ne se connaissait pas, je ne savais pas son nom, ni elle le mien. Elle savait à quelle heure je passais devant chez elle, me disant parfois qu'elle se posait là simplement pour me voir passer, que le jour où elle avait été absente, elle était arrivée en retard à notre point de rendez-vous, dans l'encadrement de cette fenêtre, et qu'elle avait sûrement dû être déçue de m'avoir raté.
Quelles pensées égocentriques au final...
Tout de même, triste sort qu'est la vieillesse lorsqu'on la prend pour une ennemie. Cette mamie a dû avoir une vie bien remplie. Elle avait été belle, sûrement. Une briseuse de cœur peut-être, ou au contraire une femme dévouée et passionnée. Peut-être avait-elle des enfants ?
Aujourd'hui elle n'était plus que l'ombre de ce qu'elle avait été, une simple toile.... un souvenir. Brrr... ça me fait froid dans le dos. Une vieille dont on ne voulait plus, et qui se contentait de rester chez elle pour contenter les autres. J'avais bon espoir de lui offrir un peu d'espérance à chacun de mes passages. L'illusion de l'utilité et de la vie.
Voilà une semaine qu'elle n'est plus là. Au début je croyais qu'elle avait oublié notre rendez-vous, mais depuis, des cartons se sont accumulés sur le fond gris-noir. Il n'y a plus de place pour elle, pour qu'elle s'accoude, la vieille. Et moi, sur cette voie sans issue qui me fait parfois penser à la vie, j'ai peur de me voir un jour accoudé à cette fenêtre, attendant que quelqu'un daigne poser le regard sur moi, qu'il m'offre un sourire ou un signe de la main.
A. W. DARQUEST
Un récit passionnant et... passionné.
· Il y a environ 8 ans ·virgo34
Un vieux texte griffonné sur le dos d'une pochette à rabats, mais, merci ;)
· Il y a environ 8 ans ·darquest
Cela n'empêche rien....
· Il y a environ 8 ans ·virgo34
Un texte magnifique et émouvant qui nous fait réfléchir sur la vie et son sens...
· Il y a environ 8 ans ·Blackat
Merci pour ce commentaire, il m'a fait très plaisir.
· Il y a environ 8 ans ·darquest