La route blanche

wikprod

Par un froid jour d'hiver...

La calèche avançait cahin caha sur la piste gelée. De part et d'autres, la neige recouvrait tout, tel un épais manteau blanc, étouffant les bruits du monde, noyant sous dans sa couche la course du temps.

Ahin fouetta, et les montures piaffèrent. Ils étaient partis tôt, mais la neige étaient épaisse, et la route mauvaise. Ils avaient à peine dépassé la ferme du vieux Delik. Si ça continuait ainsi, ils n'arriveraient jamais à Roast-Areng avant la nuit… La nuit…, Ahin frissonna. Il préféra ignorer cette éventualité. L'hiver était revenu, et avec lui, les créatures qui rôdent dans les nuits bleues.

Haussant la voix, il se pencha à l'intérieur de la voiture.

« Il n'est pas loin de midi !, souhaitez-vous que nous nous arrêtions au relais de Waring pour se restaurer ? Il n'est qu'à quelques centaines de mètres devant nous ! »

Un silence glacé lui répondit, à peine couvert par le grincement de l'attelage et le piaffement des chevaux. Les deux clients ne disaient rien, restaient figés dans le mutisme adopté depuis le départ. Ils étaient montés à Ystrande, tous les deux. La femme disait être enceinte et qu'on devait la mener le plus tôt possible voir un praticien, à Roast-Areng. Elle avait dit s'appeler Anna. Assez jolie, les yeux rouges, le visage creusé de cernes. Elle devait avoir dans la vingtaine. Elle portait de larges robes, une toque en fourrure et un épais manteau sombre. Seul un bout de son nez rougit par le froid et ses grands yeux pâles fiévreux apparaissaient dans la masse des vêtements, comme si la femme toute entière avait été avalée par un ours brun géant.

L'homme, lui, n'avait pas donné de nom. Il s'était contenté de jeter une bourse bien garnie aux pieds d'Ahin et avait pris place dans la calèche, posant ses bottes neigeuses sur le cuir élimé. Ahin avait ramassé la bourse en lui demandant où il allait. L'homme avait seulement répondu « le prochain village, pour une réunion. Et en vitesse. », et n'avait pas daigné en dire plus, ni même s'inquiéter seulement du nom du prochain village. Ahin n'avait rien dit, laissé l'homme monter à bord et fouetté les chevaux. Et bien ces deux iraient au même endroit ! Etranges voyageurs, mais un client était un client, et tant qu'ils avaient de quoi payer !

« Hé bien !, reprit-il, souhaitez-vous faire un pause ou…

- Continuez. Je dois arriver le plus tôt possible. Nous sommes probablement déjà en retard…. », lui parvint la voix de l'homme depuis les ombres. Il avait parlé sans presque ouvrir la bouche, de sa voix lourde comme un tombeau, grave comme un grognement. Des mèches épaisses de cheveux noirs et gras fuyaient son chapeau, la maigre lumière du jour blanc se reflétait dans ses yeux, perçant l'ombre de sa frange d'un éclat en croissant de lune.

« Quant à vous, madame ?

- Ah ! Elle est de mon avis !, répondit brusquement l'homme, tournant un visage dur vers Ahin. La femme ne dit rien, et détourna le regard.

- Très bien, murmura Ahin. Manifestement, elle s'en tiendrait à la décision de l'homme. »

Ahin haussa les épaules. Sortant un sandwich viande-moutarde de son sac, il renifla bruyamment.

La calèche tressauta alors qu'ils passèrent un pont de pierre au dos rond. Autour d'eux, s'élevaient les montagnes à la lumière bleue.

§

Les chevaux pilèrent alors qu'Ahin tiraient violemment les rênes.

Dehors les flammes léchaient haut le ciel. Les bleus, noirs, gris et blancs froids qui composaient auparavant le paysage cédaient maintenant leurs places aux jaunes, aux orangés, à l'or liquide des flammes qui dansaient dans les bois. La neige, par endroit, se teintait des trainées carmin du sang abondamment versé.

« Le relais Waring !, commença Ahin. Que s'est-il…

- Nous n'avons pas le temps de nous arrêter. Continue ta route, vieillard, tu veux arriver à Roast-Areng avant la nuit, n'est-ce-pas ? L'homme sourit. Les flammes jouèrent sur ses dents blanches, parfaitement alignées comme des mausolées d'ivoire.

- Oui, mais…

- Alors avance !, et l'homme se radossa. Nous sommes déjà en retard, murmura-t'il comme pour lui-même. » Il croisa le regard de la femme. Elle détourna rapidement les yeux sans rien dire, étouffant un cri de surprise face aux yeux jaunes de l'homme.

Par la fenêtre, elle vit les corps étendus dans la neige. Ils avaient été trainés et dévorés hors du relais. Une demi-douzaine, dont deux chevaux. On voyait des profondes traces de griffures et de morsures sur les cadavres. Les agresseurs étaient venus en meute, et puis… Et puis ils avaient mangé. Une bourrasque souleva un rideau de neige, et la scène disparue. La calèche reprit sa route. Sur le siège opposé, l'homme la regardait toujours, un léger sourire aux lèvres. La femme frissonna et posa les mains sur son ventre rond.

§

« Arrête la calèche.

- Pardon ?, s'étonna Ahin.

- Arrête-la, maintenant. »

Tirant sur les brides, Ahin fit stopper leur marche aux chevaux.

« Mais je croyais que vous… »

La porte de la voiture s'ouvrit en grinçant. La femme sortit, brutalement poussée, tituba dans la neige et s'écroula quelques mètres plus loin. Ahin se leva.

« Que se passe-t'il !, vous…

- La ferme ! »

L'homme descendit lentement de la calèche. Il leva une main gantée dans l'air, d'où dépassaient d'abondantes touffes de poils. La femme se releva lentement, époussetant la neige de ses robes. Elle se tourna pour faire face à l'homme.

« Je n'aime pas ton odeur, dit ce dernier. Tu sens la peur, et la faiblesse. C'est pour l'enfant qui est en toi que tu as peur ? Tu as raison, car il naîtra dans notre monde. Sais-tu qui nous sommes ? Nous sommes les maîtres de la nuit, les enfants de la lune, les rois du monde sauvage ! Cette région nous appartient, petit à petit… D'abord les monastères, puis les fermes, puis les relais, et ce soir, ce soir vos villes ! Protégez-vous, humaisn, car l'hiver est venu, et nous marchons dans sa course, nous sommes les loups-ga… »

La femme siffla. Jaillissants de son entrejambe, deux énormes excroissances roses, osseuses, pourvues de bouches immenses, toutes garnies de crocs, saisirent l'homme par les jambes, le soulevèrent en l'air et virent le fracasser une fois, deux fois, trois fois, quatre, cinq, six et encore, et encore, contre les épais troncs noirs des arbres de la clairière. Au vingtième coup, ils lâchèrent l'homme qui tomba au sol comme un sac humide. Encore en vie, l'homme leva péniblement la main vers la femme et commença un borborygme inepte, crachant dents et crocs dans du sang et de la bave, mais, déjà, les membres étaient de nouveau sur lui. Le jetant en l'air, les mâchoires le rattrapèrent au vol, se battirent quelques instants avec le corps et, finalement, le déchirèrent en deux et n'en firent qu'une bouchée tandis qu'un flot de sang éclaboussait la neige.

Les bouches déglutirent, regagnèrent le ventre de la femme. Celle-ci se caressa le ventre, recoiffa une mèche baladeuse de ses cheveux blonds échappé de son chignon et elle leva la tête vers le conducteur.

« Et bien, cocher, pouvons-nous continuer ?, demanda-t'elle dans un sourire. »

Et des profondeurs de ses jupes, une botte fut crachée.

  • Incroyable ! Une histoire à ne pas lire seule un soir d'hiver ! Vraiment réussi !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Merci beaucoup Martine :) ravi que cette histoire vous plaise :D

      · Il y a plus de 8 ans ·
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      wikprod

    • Un peu dans la même veine, vous pouvez lire, si cela vous intéresse : "Les parapluies" en 2 épisodes sur le site bien sûr. Mon histoire est peut-être moins originale que la vôtre, plus classique, on s'attend plus au dénouement je pense. Mais j'ai eu du plaisir à l'écrire.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Louve blanche

      Louve

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