La rue
Mathilde En Soir
Je suis à la rue. J'ouvre grand les yeux et laisse le froid pénétrer ma rétine. J'observe tout autour de moi les passants, me surprends à les fixer en espérant un regard, un geste. Mes yeux me grattent fortement, je sens une trainée sur ma joue longeant le menton, puis tombant au sol pour se mélanger aux divers liquides qui recouvrent le trottoir. Un homme s'approche de moi, environ cinquante ans, cheveux grissonants coiffés en arrière, lunettes rondes et petites. Il me demande d'un air timide, presque peiné de voir un tel spectacle, si je vais bien. Je ne sais pas quoi lui répondre, j'ai trop honte d'être là. Non, je ne vais pas bien, et je ne veux pas qu'on me dise que c'est normal. A 25 ans, on n'a plus le droit d'aller mal, mais surtout on n'a pas le droit d'être à la rue.
Qu'est-ce que je peux répondre ? Je suppose que j'ai l'air trop impressionnante, assise dans ma flaque de larmes pour émouvoir une quelconque personne puisque je le vois détaler comme un lapin vers la bouche de métro. Me revoilà seule, à contempler les hommes des autres, ceux qui vont toujours bien et ne sont pas interloqués par ma présence qui trouble leur havre de paix. C'est vrai que je ne suis pas une chose insolite dans le paysage parision. Je viens de voir que je me trouvais en face du jardin public, à quelques mètres de moi et pourtant tout un univers étranger à moi. Tout a l'air apaisant, calme. Le paysage est vert, les buissons taillés en rang d'oignons avec des espèces florales exotiques à leurs pieds. Au bout de l'allée principale, une immense statue d'une divinité grecque semble incarner la vertue et l'amour, et protège de ses bras de marbre la faune et la flore. Le jardin est bondé de couples, d'enfants, des gens normaux. J'ai bien choisi ma place, je ressens une sensation de bien être à observer ce coin de paradis. Mais le bien-être, c'est quelque chose d'éphèmère pour moi.
Je n'ai plus rien, si ce n'est ma douleur, intense, vive, continue. Elle joue à cache-cache avec moi derrière les murs d'immeubles, guette les pigeons et me surveille. Quand je crois la perdre, elle revient. Le bien-être perd toujours dans ce combat éternel entre le bien et le mal, je ne peux même pas dire si je l'apprécie toujours maintenant. Tiens, un nouveau venu, cette fois plus jeune. Peut-être trente ans, voir moins. Il semble décontenancer par la vue. J'ai presque son âge et pourtant il n'est pas mon égal, lui est débout. Le jeune homme passe sans même m'adresser un mot. Tant mieux, je n'ai pas envie de parler.
La rue est froide et maugréante. Je m'y sens sale,abandonnée. Ce n'est pas de ma faute si j'y suis,c'est de sa faute à lui. Il s'appelle Julien, il a 28 ans, et m'a fait le pire cadeau de Noël. Je n'avais pas le choix, je ne pouvais pas rester avec lui. Il est devenu mon pire cauchemar. Je suis dans la rue à cause de lui, de ce qu'il est, de ce qu'il m'a fait. Je ne pense pas qu'on puisse devenir un monstre en si peu de temps ; j'ai été aveugle et aveuglée. J'ai le droit de le dire désormais, moi la femme fière et indépendante, j'ai aimé un pervers. Il a construit une parfaite entreprise de l'amour calculé avec moi comme acquéreuse. Je ne demandais rien de plus, seulement un peu de tendresse. Peu à peu, cette tendresse s'est retournée contre moi, et a servi sa personnalité de rodeur narcissique. Tel un prédateur, il a attendu le bon moment pour me promettre la lune, me convaincre d'habiter chez lui à ses frais, Je n'ai pas su anticiper toutes les facettes de cet âme écorchée vive. Ce matin, tout a explosé. J'ai vu son visage sans masque. Blanc, vide, avec une aigreur qui ponctuait son sourire d'habitude si beau. Pauvre type, me suis-je dit, tu n'as que ça à faire de ta vie. Ton existence se rémuse à faire mal à tes jouets. Des mots, des insultes, aucune réponse, puis la porte. J'ai perdu une maison, une confiance, et le peu d'estime que j'avais pour moi.
J'aurais pu rebroucher chemin, retrouver la trace encore fraîche qui mène à sa maisonn, y mettre le feu avec un briquet gelé et recouvrir de brindilles hivernales les cendres encore chaudes. J'y ai pensé, et la pensée s'est envolée aussitôt qu'elle était apparue en moi, comme dans un éclair de vie. Soudain, c'est ma vision qui se trouble. Devant moi, comme une apparition, le visage de mon tortionnaire en face de la statue grecque, au bras d'une charmante créature, encotre trop jeune pour être alertée par le danger. C'est bien lui, tout feu tout flamme, heureux de retrouver une nouvelle victime. Je me paralyse à sa vue, je ne sais plus quoi faire. Je n'ai que quelques pas à faire, quelques phrases à lui balancer. Je veux faire comme il a fait avec moi, jouer à chat puis tricher. Je veux lui hurler mon désarroi et ma rage, lui montrer qu'il a créé un nouveau spécimen dépourvu d'intelligence émotionnelle. Cependant, c'est un tout autre spectable qui s'ouvre à moi. Il s'assoit sur un des bancs entourant la statue et laisse inexplicablement la jeune femme s'en aller, après une brève discussion.
Et il reste là, tout penaud, comme un gamin. J'ai presque de la honte pour lui. Oui, mon cher, elles ne sont pas toutes idiotes comme moi ! Je me lève et me dirige dans l'une des rues qui logent le jardin. Je lui laisse un dernier cadeau d'adieu, ma pitié.
Je m'appelle Sophie, j'ai 25 ans, et nous sommes à la rue.