LA SCRIBOUILLARD ET BALZAC

Alicia Roda

LA SCRIBOUILLARDE

… ET BALZAC

Chaque week-end, je m’en vais visiter des maisons d’écrivains. D’écrivains célèbres. Plus ils sont célèbres, plus je me nourris. Balzac, surtout. Le plus nourrissant de tous. Son vieil hôtel particulier se cache dans le seizième arrondissement, déserté du commun des touristes. Bien sûr, il n’y a pas grand chose à voir. Des portraits et des volumes, des volumes et encore des portraits. Quelques manuscrits écornés, une plume d’oie, la fameuse canne à turquoises. Des lettres autographes, la cafetière marquée HB, une chemise blanche.

Pourtant la plupart des dimanches guident mes pas jusqu’à ce havre.

Pourquoi me direz-vous ?

Parce que /

Puis je vous confier un secret ?

Parce que /

A votre avis ?

Parce que /

Vous ne devinez pas ?

Parce que :

Le dimanche, levée à l’aube, je m’empresse d’enfourner mon précaire petit-déjeuner. Aussitôt avalé, pas même digéré, me voici sur les routes métropolitaines. Je me récite, à la manière d’une oraison :

« Chez l’artiste, l’oisiveté est son travail, son travail est son repos. » « Chez l’artiste… »

C’est du Balzac. Et c’est un peu moi aussi. Le premier syntagme, surtout.

Chaque dimanche, je piste ce génie jusqu’en bas de chez lui. Toujours un peu impressionnée malgré mes nombreuses récidives, je pousse la lourde porte d’entrée. Je me faufile dans les escaliers. Je traverse les salles descriptives, les salles introductives, les salles chronologiques, enfin tout cet embourgeoisement officiel qui justifie la subvention du ministère de la culture et donne à béqueter à quelques employés étroits. Mais moi, c’est le tout dernier étage, que je vise ; oui, depuis si longtemps.

A bout de souffle, je monte, je monte. J’atteins enfin l’objet de toutes mes aspirations, de mes angoisses, de mes nuits sans sommeil ! Oserai-je, cette fois-ci ? Je vérifie qu’il n’y a personne dans mon île au trésor. Damned ! Des Japonais oxygénés sont là dans la salle, la mienne, qui se permettent force clichés photographiques. Mais puisqu’ils ne les regarderont jamais ? Je me cache dans l’embrasure. Chacune des secondes qui passent picotent délicieusement mes chairs.  Je profite de cette attente pour humer l’air de la pièce où je pourrai tout bientôt pénétrer, je m’en emplis les poumons jusqu’à l’asphyxie. Ô cette odeur de Comédie Humaine… je renifle Eugénie, je flaire Goriot, je sens Chabert, j’aspire Langeais, j’inspire Rastignac, Vautrin, Bibi-Lupin, César Birotteau, Jean-Jules Popinot. Je m’imprègne fiévreusement de mon modèle, la brillante Félicité des Touches.  Les Japonais ne s’en vont toujours pas, mais j’ai sous mon manteau, ma pompe à pets confectionnée par mes propres soins, et en deux coups de pompe, les voilà empestés et vite partis. L’honoré bureau, le bureau d’Honoré est enfin libéré !  Viva, viva, gloire à Toi le très haut !

Je suis seule, et l’ombre de quelques instants fugaces, je le possède, oui je possède le bureau de Balzac ! Bienheureuse moi. Je marche, avide, dans la pièce, je lèche les carreaux des vitres, je me frotte aux volumes des rayonnages, je me roule sur son tapis, je baise les pieds de sa table, je caresse sa lampe de travail, je m’enfonce dans son fauteuil. Mais l’heure a sonné de passer à l’acte. Délice des délices. Dernier regard alentour. C’est le moment ! Avec solennité, je me couche de tout mon long sur son bureau, le Sien ! Je clos mes paupières. Commence alors la session d’électrochocs. Je m’agrippe comme une damnée à son bureau et dans tous les pores de l’écrivaillonne que je suis, pénètrent les ondes balzaciennes. Mhhhhhhh. Je me tords, je mords le bois de noyer, j’écume, mon corps s’arc-boute sur les pages couvertes de sa fine écriture délavée. Je sens sa prose s’infiltrer en moi, ses chapitres intégrer mon cerveau, ses alinéas élever mes méninges, ses virgules battre le pouls de mon sang, ses locutions frémir au bout de mes doigts. Moi aussi je deviens écrivain. Enfin.  Ô allégresse. Son talent s’insinue dans moi, il m’emplit. Je sens qu’en ce dimanche 29 mai 2011, je suis prête à voler de mes propres ailes. A moi la Nouvelle Comédie Humaine !… ou presque. Car j’entends approcher le pas d’un autre flâneur intellectuel.

Finis les électrochocs porteurs de génie littéraire. Je me recoiffe et re-dévale subrepticement les escaliers sombres du Musée Balzac. La porte d’entrée se referme sur moi. Grisaille. Me revoici dans l’anonymat parisien, me revoici moi-même, la scribouillarde qui rêve de réinventer La Comédie Humaine, l’écrivaillonne de troisième zone attelée à sa misère, attelée à la pile de médiocres copies qu’il me reste encore à zébrer de rouge avant mardi matin.

Vivement dimanche prochain que je redevienne pour quelques moments volés, une véritable Ecrivain !

Mais pour l’heure, je suis

une écrivain en mal d’inspiration

une auteure en mal de contrats

scribouillarde souffrant de pageblanchôse

écrivailleuse à tendance pseudo-dépressive.

Vivement dimanche prochain, que je puisse à nouveau vibrer sur Son bureau, en déclamant ces doux vocables :

« Balzac est mort, vive Honorine ! »

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