La sépulture

bobo29

Je l'ai écrite pour un concours d'écriture sur le sujet de l'absence. L'inspiration fut longue à venir.

Le paysage défilait paisiblement par les fenêtres de l'automobile. Dans la pénombre grandissante du crépuscule, la campagne se muait en une immense ombre surmontée par un ciel aux teintes ocre et rouge, clairsemé de petites touches de pourpre apposées là comme si un quelconque peintre avait maladroitement laissé se coucher ,de-ci de-là, son pinceau sur l'horizon. Une nouvelle chaude nuit d'été se profilait. Une douce brise créée par la légère ouverture de ma fenêtre rafraichissait l'ensemble de l'habitacle. Je ne supportais pas la chaleur. J'avais roulé tout le jour durant, je me sentais sale, poisseux et la fatigue devenait pesante. Tous les membres de mon corps me demandaient expressément de m'arrêter. Suivant leurs réclamations je me mis en quête d'un toit pour la nuit.

 

Ma première tentative fut couronnée de succès. Je m'établis dans une petite auberge à l'entrée d'un petit village. Le confort y était sommaire mais les lieux étaient bien tenus. Je posai mes affaires pêle-mêle sur le sol et m'assis au bureau qui faisait face au petit lit de bois brut. Avant de me coucher je voulais essayer une fois encore. Je pris une feuille blanche dans ma sacoche de cuir noir, j'ajustai ma chaise devant le bureau pour être à bonne distance de lui et attendis, le stylo plume suspendu à quelques millimètres au-dessus du papier. J'attendais, je me creusais la tête, je faisais violence à mon cerveau mais rien ne sortait, non, rien... Depuis plusieurs mois déjà je n'arrivais plus à écrire le moindre mot. La page restait blanche, inexorablement blanche... J'étais écrivain, enfin, j'essayais de l'être. Après un premier ouvrage au succès mitigé je n'arrivais guère à en écrire un second. Je posai mon stylo plume. Ce nouvel affront me supprima toute sensation de fatigue aussi sèchement qu'un sabre coupe une brindille. J'avais envie de crier, de déchirer cette satanée feuille qui refusait de se remplir, de briser ce maudit stylo plume qui refusait d'écrire... Mais je ne fis rien. Je rangeai précieusement le papier dans ma sacoche de cuir noir comme il en eut été pour de la porcelaine. Je me levai, doucement, avec une fébrilité maitrisée. Je me tournai vers la vitre. Elle réfléchissait toute la pièce. Là, debout dans cette chambre exigüe, un homme d'une vingtaine d'année, de grande taille, maigre et le teint blafard, se tenait devant la fenêtre. Des cheveux hirsutes, noirs de jais lui tombaient jusqu'au bas de la nuque. Cet homme c'était moi, mais de ce reflet tout me paraissait étranger. L'idéal que je m'étais fixé je ne l'avais hélas pas atteint. « Je est un autre et si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute », mais si le clairon s'éveille cuivre, monsieur Rimbaud, qu'en est-il alors ? Assurément la fatigue me rendait sombre, aussi je fouillai ma sacoche de cuir noir en quête de ma flasque de scotch écossais. Dès les premières gouttes, je dû faire un incroyable effort pour ne pas recracher. Dans une grimace de révulsion, j'avalai, laissant mon estomac se dépêtrer avec l'immonde liquide. Il était infect. La chaleur de la journée avait eu raison de lui. N'ayant pas de glaçon je me résignai à devoir sortir à la recherche d'un débit de boisson. Je regardai l'heure. Vingt-deux heures trente-sept. Je sortis donc avec l'espoir de trouver mon Graal.

 

Les rues étaient désertes. C'était un tout petit village, presque un hameau. Il était formé d'une grande route principale auquel s'ajoutait quelques petits chemins tous perpendiculaires à celle-ci. C'est le genre de bourgade que l'on traverse lorsque l'on roule sur de petites départementales. La nuit y était totale, l'éclairage public n'avait pas posé ses valises là-bas. Seule la pleine lune brillait tel un ersatz de soleil. J'avais l'impression d'être dans l'un de ces vieux westerns où le héros déambule seul, sûr de lui, à travers une ville vidée de de son tumulte plébéien accompagné de son pistolet et, bien entendu, du son du vent rajoutant une once de suspense et de stress aux spectateurs. Sauf que je n'étais pas un justicier du grand Ouest américain, qu'il n'y avait pas de vent et que le désespoir m'envahissait. Je venais de dépasser ce qui semblait être la seule taverne de ce patelin et elle était fermée. Je décidai de poursuivre ma promenade jusqu'au bout de la grande route. À la sortie du village elle bifurquait à gauche. À une dizaine de mètres environ, devant moi, se dessinait une haute grille noircie par l'obscurité. C'était la dernière chose visible avant que la route ne s'enfonce dans les ténèbres. J'avais d'abord cru à l'entrée d'une de ces grandes bâtisses bourgeoises aux noms pompeux mais il s'avéra que ce fusse un cimetière. J'eus la sarcastique pensée qu'il dut y avoir plus de morts que de vivants à des lieux à la ronde. Puis une seconde pensée, plus sérieuse celle-ci, m'assaillit. Il n'y avait pas d'église... Ni même une quelconque petite chapelle. C'est un détail aurait pu me paraître insignifiant mais de là d'où je venais chaque ville, chaque village, chaque hameau, chaque lieu-dit même, possédaient son église. J'avais atteint la haute grille. Il n'y avait pas un bruit, pas un souffle, pas un bruissement, le silence comme unique compagnon d'infortune. Je rentrais à l'auberge. Mes pas résonnaient dans le vide.

 

Je n'avais plus mes clefs. Je tournai et retournai mes poches, rien n'y fit. Elles avaient bel et bien disparu. Je fis et refis le chemin que j'eus emprunté. Il n'y avait rien, et pourtant le sol était immaculé. Impossible de raté le moindre gravillon. Quand bien même mes pensées m'auraient happé hors de ce monde d'une force telle que je ne remarquasse pas leur chute, mes nombreux allers-retours minutieux auraient porté leurs fruits.

 

Exaspéré, le moral en berne, je m'assis sur le trottoir et fumai une cigarette. Ma montre indiquait bientôt minuit, les heures allaient être longue... Je ne sus pas où jeter mon mégot. Je ne voulais pas le jeter par terre comme je l'aurais fait n'importe où ailleurs. Le sol était si joliment propre, qui étais-je pour le salir ? J'allai donc le jeter plus loin, à la lisière du village. Je n'avais rien de mieux à faire, et je dois bien avouer que le fol espoir de retrouver mes clefs brûlait en moi. Progressivement je sentais la fatigue de la journée de route revenir. Les minutes étaient longues. Les secondes s'étiraient comme de longs et visqueux chewing-gums. Une éternité sembla passer avant que j'eusse atteint le cimetière, ce qui équivalait à la sortie de la ville. Le panneau le stipulant étant d'ailleurs seulement quelques mètres en aval de celui-ci, planté dans l'herbe sur le bas-côté de la route. Je jetais là mon mégot.


En me retournant je vis que la grille du cimetière était ouverte. Je ne parvenais pas à me souvenir si elle l'eut été avant. En repassant devant, je jetai un vague regard à l'intérieur. C'était un cimetière comme tant d'autres. Il y avait de l'herbe entre les sépultures mais l'allée centrale était gravillonnée. La plupart des tombes étaient dans un état déplorable, mais certaines, en marbre blanc se démarquait, resplendissante de beauté. Le contraste était saisissant.

 

Soudain, je fus pris de nausée. Mon cœur tomba dans ma poitrine comme l'aurait fait une lourde pierre. Une forme marron était allongée sur l'une des tombes de marbre blanc. Un frisson me parcourut l'échine. Était-ce un homme ? Dormait-il ou était-il mort ? Ma curiosité me portait à m'approcher mais la vision de cette forme me rebutait. Il y avait quelque chose d'atrocement gênant dans cette image. Je n'arrivais pas à avancer. Je restai environ dix minutes à le regarder sans bouger, puis, pour une raison que je ne puis exprimer et même comprendre, je mis un pied devant l'autre. J'étais maintenant à quinze mètres de la chose. Dix mètres. Cinq mètres. Je m'arrêtai. Visiblement c'était un homme et, Dieu soit loué, il était vivant. Rassuré, je m'avançai et le secouai pour le réveiller. Il avait la quarantaine, les cheveux grisonnant et une barbe courte mal taillée. Il était enveloppé dans une veste en daim marron. Hagard, il me regarda avec un air réprobateur sans mot dire. Je lui demandai ce qu'il faisait ici. Aucune réponse. Son regard était couleur lapis-lazuli, transperçant. Il avait les traits bouffis d'un alcoolique mais il ne sentait pas l'alcool. Je lui redemandai ce qu'il faisait là. Et me fixant : «  Je dors avec ma femme. ». Il ne me lâchait pas du regard. Le silence était pesant. Je lui demandai si je pouvais m'asseoir, ce qu'il accepta sans cesser de me regarder. Les minutes passaient, silencieuses, lentes, lourdes. Il semblait me sonder du regard. On aurait dit un fou. Submergé par le malaise de la scène je lui demandai, avec le plus de délicatesse possible ce qui était arrivé à sa femme. Ses phrases étaient concises. Sa femme était morte dans ce virage me disait-il. L'automobile était sortie de la route dans des circonstances pour le moins floues. Il me parla de sa vie d'avant l'accident. Lui, cadre dans une grande entreprise, elle, libraire, deux mondes opposés, il l'avait rencontré à son magasin, lui qui n'aimait pas lire, devait acheter un livre pour un anniversaire. Il lui avait demandé conseil, elle lui avait si bien parlé qu'il acheta même un ouvrage pour son propre divertissement. Il l'avait invité à boire un verre. Ils ne s'étaient plus quittés. Suivirent les plus belles années de sa vie disait-il. Et puis il y eut l'accident. Il l'attendait chez ses parents, elle n'arriva pas. Je n'avais pas la force de lui répondre. Je ne trouvais pas les bons mots, ma pensée était comme engourdie. Le plus dur, me disait-il, ce n'est pas quand tu apprends la mort de quelqu'un, non, le plus dur c'est après, quand tu te retrouves seul face à son absence, seul là où avant tu étais deux. Il ne pleurait pas mais sa respiration était saccadée. Il avait bien été alcoolique, il le dit ensuite. Il me racontait que, souvent, il la voyait en songe, qu'ils faisaient l'amour avec passion, unis, dans la même flamme dévorante, brûlante, qui vous déchire l'esprit à vous rendre fou. Le réveil le terrifiait. Il vivait de songe et d'alcool. Il pensait que le plaisir de l'ivresse éthylique comblerait le vide que sa femme représentait désormais. Il n'était pas croyant, ce qui, de toute évidence, décuplait sa peine. Il aurait aimé croire qu'elle fut dans un au-delà meilleur auprès d'un Père bienveillant et protecteur mais il n'y arrivait pas. Lui ne voyait qu'une chose : elle n'était plus là. Il était perdu. Sans cette femme, il était voué à l'enfer. Il me faisait penser à un vers de Verlaine : «  Elle ne savait pas que l'enfer, c'est l'absence. » Il le savait lui. Il la connaissait l'absence, il la côtoyait, la subissait jour après jour. Elle et lui étaient unis par les liens sacrés de la mort. J'aurais voulu lui dire que je comprenais sa souffrance, qu'elle était mienne autant qu'elle était sienne, que je partageais avec lui la disparition d'un être cher. Mais c'était faux. Je n'y connaissais rien à l'absence. Je n'avais jamais manqué de rien ni de personne. Je me sentais détestable d'être malheureux sans raison à côté de cette homme qui aurait pu faire office de définition de la tristesse. La seule absence que je fréquentais était l'absence d'inspiration. Je ne pouvais le réconforter dans de tels termes. Comparez l'incomparable et de ridicule vous serez pris. Il me racontait qu'il venait souvent dormir ici, ça lui permettait de la sentir près de lui. Je restais muré dans mon silence à l'écouter. Il semblait oublier ma présence. Peut-être, mais ceci n'est qu'une hypothèse, que la solitude l'avait rendu inapte à s'intégrer au monde réel. Il était devenu absent. Il n'était plus qu'une ombre. Bien plus qu'une chose, mais bien moins qu'un être conscient. Il était l'image persistante de ceux qui s'en vont, ceux qui fuient, ceux qui cherchent un au-delà à eux même. Il avait cherché un au-delà de la mort pour transcender le néant sans jamais, jamais y parvenir. Il croyait sans croire à une religion sans Dieu, il croyait en son désespoir, il lui vouait son propre culte.

 

La lumière du jour transperça mes paupières. J'étais étendu sur la dalle mortuaire de marbre blanc. L'homme n'était plus là. Je n'avais aucun souvenir de m'être endormis. Une nouvelle chaude journée d'été commençait. Le ciel était d'un bleu cristallin et sans nuage. Il était presque neuf heures, aussi je me pressai de rentrer à l'auberge. Le village était paisible. Un brouhaha sortait du troquet à présent ouvert.

 

Arrivé à destination, confus je me dirigeai vers l'accueil pour signaler la perte de mes clefs de chambre. Je cherchais mon portefeuille, me préparant à voir ma facture s'allonger, lorsque mes doigts frôlèrent un petit bout de métal froid, plus long que large, avec des sortes de crans et soutenu par un petit morceau de plastique rugueux. Mon cœur tomba une nouvelle fois dans ma poitrine. Mes clefs étaient là, dans ma poche. Elles n'y étaient pas la veille au soir. Je les regardai longuement avant de les remettre dans ma poche. Je ne comprenais pas. J'allai m'asseoir dans la salle attenante qui faisait office de salle à manger. Un croissant et un café plus tard je montai prendre une douche. Une nouvelle journée de route m'attendait, je ne voulais pas trainer. J'enfilai une chemise propre, un pantalon et me mis en quête de vérifier que je n'oubliais rien. Je quittai cette petite chambre sans y être vraiment arrivé, ayant passé plus de temps en dehors. Le trouble du retour inopiné de mes clefs avait disparu, mon esprit était déjà porté sur les jours à venir. J'empoignais ma sacoche de cuir noir et le reste de mes affaires, mis le tout dans mon auto et revins réglé ma nuit. Mon hôte me remercia, je me dirigeai vers la porte quand il m'apostropha avec cette accent chantant qu'ont les gens du sud :

« - Eh minot t'oublis rien ?

Pardon ? Lui répondis-je.

Beh ton bouquin pardi !

Mon bouquin ? »

Je ne comprenais pas un traitre mot de ce qu'il me disait. Il me montra alors un tas de feuille blanche reliée par une ficelle et des trous de fortune. Une écriture fine en tapissait les fibres. Des lettres bleues familières, des lettres pareilles à celle que délivrait un stylo lorsque ma main l'actionnait. Jamais je n'avais écrit ça, j'en étais certain. Je lus les premières pages avec stupeur. Ce livre semblait conter l'histoire d'un homme et d'une femme laquelle mourait tragiquement dans un accident de voiture, le tout paraphé et signé de ma propre main avec mon propre nom… Le trouble me repris, je pris le manuscrit sous le bras et m'enfuis. Je roulai tout le jour. Je n'avais plus qu'une seule pensée en tête : aurais-je rêvé ?

FIN

 


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