La Signora Wilson

Patrice Salsa

Rome, étranges palazzi, théâtres, bals masqués, chambres dérobées, musiques et réminiscences oniriques d'une enfance blessée, tout ici se révèle sous une fresque Renaissance, puis de nouveau s'efface.
« Ce qui vous fera plaisir me fera de la peine. »
L'Homme blessé
Patrice Chéreau, Hervé Guibert.
« J'irai au bout de mes rêves
Où la raison s'achève. »
Jean-Jacques Goldman
« Partir un jour
Sans retour. »
Pénélope Marcelin
Interprété par 2be3


Avant


La première quinzaine, le téléphone n'a sonné qu'à deux reprises. La première, ma cousine veut savoir si je suis bien arrivé, bien installé et si mes collègues sont sympathiques. Je lui réponds que oui et que l'appartement est immense. Je ne parle ni des fresques aux plafonds et aux murs, ni de mon accrochage lors de mon arrivée, réservant cela à un futur courrier. En reposant le combiné, je suis un peu triste en pensant à l'aile enfoncée de la Lotus. Heureusement, le garagiste trouvé grâce à l'aide du compagnon indigène d'une collègue me semble – au téléphone du moins – compétent et passionné. La seconde, ma propriétaire m'informe de la venue de l'idraulico pour le lendemain à dix-sept heures. Bien entendu, il ne viendra pas.

Les semaines suivantes, le téléphone sonne tous les deux ou trois jours, et même, un samedi, deux fois dans la même journée. Mes interlocuteurs, jamais les mêmes semble-t-il, demandent, dans des idiomes divers, à parler à la Signora Wilson. J'informe courtoisement mon correspondant, dans la langue qu'il utilise – sauf une fois où j'emploie l'anglais pour répondre à ce qui me semble être du polonais – qu'il n'y a pas de Signora Wilson à ce numéro, et que non, ce n'est rien, il ne m'a pas dérangé. Je remarque que les femmes paraissent plus contrariées et sont portées à insister. Au fil des appels, j'ai tendance à répondre de plus en plus sèchement, surtout quand ils ont lieu en pleine nuit ou dès potron-minet. Il va vraiment falloir se décider à contacter la compagnie de téléphone pour faire changer ce satané numéro, si c'est possible. La ligne est au nom de ma propriétaire, Mancini, j'ai vérifié dans l'annuaire qui m'a aussi appris qu'il n'existe dans cette ville qu'un Wilson-Smith – Donald de son prénom – dont le numéro ne s'approche ni de près ni de loin du mien, ce qui exclut des erreurs à répétition. J'ai comme ça une connaissance à qui on avait attribué un numéro ne se différenciant que par un chiffre de celui du centre de généalogie mormon ; elle était régulièrement réveillée en pleine nuit par des Américains exaltés demandant d'une voix fébrile si on avait enfin retrouvé l'acte de naissance de leur arrière grand-mère. Elle a cru devenir folle.

 

Ce matin, lorsque j'arrive au Palais, il règne une certaine agitation. Je crois comprendre qu'il s'agit de l'organisation d'un colloque, que le Service est très en retard et que mille cinq cents courriers, contenant le programme et les formulaires d'inscription doivent partir dans la semaine – on est déjà jeudi. Ne disant rien de mon léger étonnement – je n'ai remarqué aucun signe d'une quelconque urgence les jours précédents – je propose mon aide pour la mise sous pli. De toute façon je n'ai rien à faire qui ne puisse être remis à plus tard. Au début, tout le monde est admiratif devant ma dextérité, mais au bout de deux heures, je perçois comme un léger malaise. Une des collègues me jette carrément un sale coup d'œil. Je ralentis un peu l'allure. L'ambiance se détend graduellement.

Comme j'en ai pris l'habitude, je déjeune d'un morceau de pizza bianca, le mâchonnant lentement en déambulant par les ruelles. J'ai fini par comprendre que l'usage était de la commander non pas au poids mais en annonçant le prix correspondant à la portion que l'on souhaite acheter. Je suis assez content de moi. En sortant du Palais, un des carabiniers en faction m'a fait un très beau sourire.

Des enfants jouent au ballon sur des places aux formes irrégulières, sans tenir compte des touristes qui trébuchent sur les pavés, le nez dans leur plan. Parfois, le ballon finit sa course dans la fontaine, provoquant une envolée de pigeons. Sales bêtes.

De retour, en attendant l'ouverture du portillon télécommandé, je dévisage mon carabinier, puis je fais un pas dans sa direction et lui offre une des oranges achetées sur le marché finissant du Campo. Nos doigts se touchent tandis qu'il la saisit. Je lui dis qu'elle vient de Sicile, en pensant que je suis certainement en train de commettre une faute d'accent tonique. Il me répond que lui aussi, il vient de Sicile. Ses yeux sont verts sous la visière de sa casquette, et bien qu'il se soit très certainement rasé ce matin, le bas de son visage est déjà bleui. Je lui demande combien de temps dure sa garde. Le portillon est maintenant grand ouvert. De midi à cinq heures. Le temps d'aller signer je ne sais trop quel registre (je ne suis pas sûr d'avoir vraiment compris) et de se changer, cinq heures et demie, e via ! Je répète cinque e mezzo, en m'engouffrant dans l'huis du portillon en train de se refermer.

 

Comme la précédente, la réunion avec la Conseillère est assommante. Il y a bien une espèce d'ordre du jour – plus ou moins le même que celui de la semaine dernière – mais voilà déjà plus d'une heure qu'elle pérore sur un sujet dont je n'ai pas encore bien saisi la teneur et encore moins l'intérêt. La venue d'un ex-ministre ou quelque chose dans ce goût-là, thème dominant auquel se mêlent des considérations disparates sur la dernière lubie de son Excellence qui a entrepris de réformer les horaires du personnel, un projet de livre sur la galerie des Carrache, le site web qui n'avance pas, la difficulté à se garer dans le centre-ville et un partenariat avec une compagnie d'assurance. Ce qui est fascinant, c'est qu'elle dit conneries sur conneries sous les hochements de têtes vigoureusement approbateurs de tous les participants. Quand son regard s'arrête sur moi, je me contente d'un vague sourire. Je cache assez bien mon ennui, je trouve. Cette femme ne sait pas s'habiller et son rouge à lèvres jure atrocement avec son tailleur cyclamen. Elle a un tic qui consiste en un très rapide mouvement de tête vers l'avant évoquant immanquablement une poule. Je suis tiré de ma rêverie, où je l'imagine couvant un œuf énorme dans une volière décorée par Salviati, par un soudain brouhaha. La réunion est écourtée car elle a un avion à prendre. Un week-end sur le lac de Côme. Vous comprenez, je travaille tellement… Elle clôt la réunion par sa phrase fétiche : « On est formidable ! ». Malgré ma distraction, je suis à peu près certain qu'aucune décision n'a été prise. Au moment où je crois pouvoir m'éclipser discrètement, elle s'adresse à moi avec des inflexions de petite fille câline pour me demander l'immense faveur de bien vouloir contresigner à sa place le bon à tirer pour la prochaine livraison de la revue du Service.

L'assemblée quitte la salle tandis que je parcours les épreuves, sous le laïus de la chargée de communication qui trouve que c'est l'occasion rêvée de me marteler pour la dixième fois ses théories sur la déconstruction graphique. Je range les documents dans ma serviette et la regarde en essayant de dissimuler au mieux mon accablement : ils sont bourrés de fautes d'orthographe. Bon si je vous rends ça demain à neuf heures, ça vous convient ? Oui, mais dernier délai, les épreuves auraient dû être chez l'imprimeur hier. Je me demande si c'est celui dont j'ai parcouru la lettre menaçante réclamant le paiement de l'impression des trois précédents numéros. Elle me laisse enfin dans une exclamation : Zut, mon cours de yoga ! Je consulte ma montre, ça va, plus d'une heure et demie avant dix-sept heures trente. Il est temps de se mettre au travail. Pour me concentrer, je configure en continu mon baladeur sur Dirge, de Death in Vegas.

 

Vendredi, j'apprends deux nouvelles désagréables.

D'une part, mon déménagement, attendu déjà depuis plus de dix jours, est actuellement, par une erreur d'aiguillage dont personne n'assume la responsabilité, en souffrance à Amsterdam. J'ai de la chance, m'assure-t-on d'un ton satisfait, les caisses ont été interceptées au moment de leur chargement à destination de l'Argentine, sur un cargo qui met neuf semaines à faire la traversée. Je suis bien obligé de reconnaître que oui, effectivement, j'ai de la chance, même s'il est inutile d'espérer que mes meubles soient livrés avant une quinzaine.

D'autre part, mon garagiste m'informe qu'il ne peut achever la réparation de la Lotus en raison d'une pièce manquante qu'il doit faire venir d'Angleterre. C'est l'histoire de deux semaines, promet-il lui aussi.

Sans savoir pourquoi, la coïncidence des deux délais me paraît de mauvais augure ; le soir, ayant du mal à m'endormir, je programme sur la chaîne stéréo, pour un cycle de deux heures, le Cum dederit dilectis suis somnum de Vivaldi, dans la version de James Bowman.

 

Six heures du matin ; je suis réveillé par le timbre puissant de la sonnerie de ce maudit téléphone. Mon interlocuteur me demande, en espagnol, s'il peut parler à la Signora Wilson. Particulièrement de mauvais poil, je rétorque que non, ce n'est pas possible, et que d'ailleurs il ne pourra plus jamais parler à la Signora Wilson, ni lui, ni personne d'autre. ¿ E porque ? – Porque la Signora Wilson e morta. Dans le même temps où je m'offusque de ce sabir tout en me le pardonnant, vu l'heure, mon état comateux et mon agacement, je me demande ce qui me passe par la tête de sortir un truc pareil. Allons, il faut s'éclaircir les idées ! Au bout du fil, on ne dit plus rien, mais on ne raccroche pas. Cela me laisse le loisir de considérer que j'ai une très forte envie de pisser, que ça ne va pas être facile tant que mon pénis sera gonflé par la classique érection matinale, qu'il fait un froid de canard dans ce couloir et que j'ai la chair de poule, frissonnant à en claquer des dents.

On finit par demander de préciser les circonstances ; je lâche un long soupir contrit, pour me donner le temps de réfléchir à ce que je vais bien pouvoir inventer tout en évaluant si le fil du téléphone ne serait pas, par chance, assez long pour me laisser la possibilité d'aller m'asseoir sur le siège des toilettes, ce qui me permettrait d'attendre d'être en état de me soulager tout en me réchauffant si je mets en marche, au passage, le chauffage d'appoint. Il me semble bien que oui. Elle s'est noyée, je dis. Il y a trois semaines, au Mexique. Oui, au Mexique, sur la plage de Zippolite. Tout en me déplaçant, je me remémore cette immense plage au charme mortellement trompeur, ses rouleaux frangés d'écume empêchant le nageur même le mieux aguerri de revenir au rivage, et le lent et inexorable courant qui, tandis que s'épuisent les forces du malheureux imprudent, l'entraîne au large, toujours plus loin du sable à l'aveuglante blancheur et des palmiers indifférents.

Il manque plusieurs centimètres à mon estimation, et j'ai beau faire, impossible de s'asseoir sur la cuvette. L'appareil est posé au sol et comptant sur l'élasticité du fil torsadé qui les relie, je tire doucement sur le combiné en l'écartant de mon oreille. J'entends néanmoins qu'on demande qui je suis, au fait. Un mensonge en appelant un autre, je déclare calmement que je suis son fils. Sur ce dernier mot, la communication s'interrompt et l'appareil posé au sol me saute au visage, mes fesses touchent brutalement la lunette glacée. Sous la traction trop forte, la fiche du téléphone s'est extraite de sa prise dans un claquement sec. Au moins, avec tout ça, j'ai débandé, et je profite de l'exquise sensation de ma vessie se vidant, le robinet qui fuit à grosses gouttes en contrepoint – penser à appeler l'idraulico – tandis que défilent sur l'écran de mes paupières baissées des images de La Nuit de l'iguane.

Je retourne me coucher. Je ne rebranche pas le téléphone. Est-ce qu'il y a vraiment des iguanes au Mexique ?

Le sommeil ne vient pas, malgré la première et la troisième Gnossiennes jouant en alternance, et je prends le parti, vu que c'est dimanche, d'aller faire un tour au marché aux puces.

Sur la piazza de' Renzi, en attendant le cappuccino, le cornetto et la spremuta commandés, j'entreprends de faire, dans la marge d'un journal, la liste des achats indispensables en attendant l'arrivée de mon déménagement. Un minimum de vaisselle, pour commencer – marre des assiettes et des couverts en plastique – et aussi une seconde paire de draps. Puis, j'ai beau me creuser la cervelle, je ne vois pas ce qui pourrait manquer d'autre. Dans ces deux cents mètres carrés avec cuisine équipée de tout l'électroménager dont on peut rêver et dont probablement je n'utiliserai pas la moitié, j'ai trouvé le minimum vital, laissé à disposition par ma propriétaire ou abandonné par de précédents occupants. Un lit matrimoniale, une paire de vilaines bergères en faux Louis xvi, défraîchies et un peu défoncées, mais utilisables, un guéridon recouvert d'une marqueterie de pierres dures dans le genre florentin, qui vaudrait peut-être quelque chose après une sérieuse restauration ; au Palais, j'ai emprunté une grande table sans âge, sans style et sans âme, dont on a déjà certainement oublié qu'elle était en dépôt à mon domicile. Il y avait aussi une télévision, dont j'ai aussitôt tourné l'écran contre le mur.

Du marché aux puces, je reviens sans draps ni vaisselle – hormis un couple de saladiers vernissés de la Puglia, en céramique d'un blanc crémeux moucheté d'émeraude et de jade – mais nanti d'une vieille édition des Contes d'Andersen, et surtout d'un téléphone cellulaire négocié dans le coin des voleurs. Grâce à une carte, rechargeable dans n'importe quel bureau de tabac – emplette faite sur le chemin du retour –, j'inaugure immédiatement mon telefonino en laissant des messages sur les serveurs vocaux de ma cousine et de ma propriétaire pour leur communiquer mon nouveau numéro et leur enjoindre de ne plus utiliser celui de la ligne fixe.

Les projets de sortie de l'après-midi sont fortement compromis. Le ciel déjà menaçant en fin de matinée s'est encore plombé, et voilà que les premières gouttes chargées de poussière à l'odeur métallique s'écrasent sur la terrasse.

Je déambule, désœuvré, dans l'appartement. Depuis que je m'y suis installé, je n'occupe guère que la cuisine et la pièce spacieuse et lumineuse dont j'ai décidé de faire ma chambre ; elle est calme, car donnant sur la cour où poussent nombre de palmiers en pot me procurant la sensation d'être bien plus au Sud que réellement. Il y a des pièces dans lesquelles je ne suis pas entré depuis mon arrivée, et il me semble les découvrir, tant ma première visite a été expéditive, déjà résolu à louer cet endroit au moment même où j'ai franchi le porche monumental du palazzo, surmonté d'un écusson de stuc protégé par un fronton en travertin, avec en perspective une fontaine en rocaille et coquillage, grotte moussue servant d'écrin à un triton, dressé malicieux parmi une éclaboussante gerbe de papyrus vigoureux, pressant contre sa poitrine d'éphèbe un poisson rondouillard dont la bouche bée ne lance plus aucun jet, désormais.

Un moment, j'ai soupçonné une embrouille, tant le prix demandé pour le loyer paraissait dérisoire, puis craignant que ma hâte à donner mon accord, alors qu'il restait encore plusieurs pièces à visiter, ne soit suspecte et me desserve, j'ai consenti à tout – au dépôt de garantie équivalent à une année d'occupation, au loyer trimestriel payable d'avance, en liquide s'il vous plaît, à l'interdiction de mettre à mon nom les abonnements au gaz, à l'électricité, à l'eau et au téléphone. Tiens, à ce propos, j'ai la paix depuis qu'il est débranché.

J'entreprends d'écrire à ma cousine. Non pas que je sois un fanatique, ni même un nostalgique du courrier, mais je sais qu'elle, au moins, apprécie les échanges épistolaires et qu'elle répondra. Rien de plus désagréable que d'envoyer une lettre sans recevoir en retour une réponse circonstanciée ; c'est comme engager une conversation avec quelqu'un qui vous ignore.

 

« Très chère cousine, … »

Je quitte la table le temps de programmer en boucle Sextet de Chris Fitkin, dans la version arrangée pour l'ensemble Piano Circus.

« … pardon de répondre si tardivement à ta précédente lettre, mais comme je te l'ai dit au téléphone, mon installation et ma prise de fonction m'ont bien occupé. Non pas que je sois débordé, mais d'une part il y a mille détails à régler et d'autre part, j'ai tendance à utiliser mon temps libre pour me balader et explorer la ville. Je ne me lasse pas d'aller au hasard, d'errer sans itinéraire, et c'est à un temps maussade et aux intempéries qui m'ont dissuadé de sortir cet après-midi que tu dois ces quelques lignes jetées sans réflexion et sans logique.

Le Palais est un lieu où rien n'est ce qu'il semble être. Le jour de mon arrivée, après m'être présenté (interminables palabres du garde avec divers correspondants au téléphone, entrecoupées de regards soupçonneux), je franchis enfin le guichet pour voir venir vers moi, souriant, la main tendue, un homme d'une impeccable élégance décontractée dans un complet bleu marine, avec dans ses traits bienveillants je ne sais quoi d'une ressemblance avec l'empereur Claude. J'ai été assez étonné et, je le confesse, presque flatté, que son Excellence en personne vienne m'accueillir. Une conversation pleine de légèreté et de gentillesse s'entame, puis après un coup d'œil discret sur sa montre, il me quitte en s'excusant de devoir le faire.

Admis dans le bureau de la Conseillère, elle me dit, sans descendre de la chaise d'où elle continue à observer les allées et venues dans la cour et sur un ton indéchiffrable : j'ai vu que vous avez fait la connaissance du responsable de la Porte…

Quand enfin j'ai été présenté à son Excellence, après avoir mariné trois heures dans une antichambre, je me suis dit que j'avais bien de la chance que ma méprise ait eu lieu dans ce sens-là, car lui, j'aurais tout aussi bien pu le confondre, par ses manières, avec le troisième sous-chef de bureau.

Je n'ai toujours pas récupéré la voiture ; avec ces vieilles anglaises, c'est toujours compliqué d'arriver à se procurer les pièces, et dans un sens, c'est aussi bien, car je n'ai pas encore trouvé de solution pour la garer près de mon domicile. Je suis bien inscrit sur la liste d'attente d'une autorimessa au bout de ma rue, mais j'ai la nette impression qu'il va falloir être très généreux – avec diplomatie –avec le gardien pour que mon nom se retrouve rapidement en tête. J'ai peut-être fait une erreur de venir avec cette voiture, dont finalement il est probable qu'elle me servira peu, quoique que je projette quelques promenades sur la côte ou dans les Castelli, mais tu connais mon attachement irrationnel pour ce véhicule.

Il faut que je te parle de la casa.

D'abord la façon dont je l'ai obtenue. Un coup de chance tout à fait fabuleux. Alors que j'étais absent du Service, il y a eu un appel téléphonique pour avertir qu'un appartement pouvant certainement me convenir était disponible et que je n'avais qu'à me présenter directement au portiere. On n'a pas su me dire qui avait appelé (bien entendu, on aurait pu avoir l'idée de demander…), aussi ai-je supposé d'abord que c'était la propriétaire, puisqu'il s'agissait d'une femme, mais elle m'a assuré lors de notre rencontre qu'il n'en était rien. L'énigme n'est pas résolue à ce jour, mais peu importe n'est-ce pas… Une puissance tutélaire veille à mes intérêts, c'est le principal.

La plupart des pièces sont peintes à fresque, même si certaines sont assez dégradées. Les sujets sont plutôt hermétiques, mais on reconnaît quelques scènes des Métamorphoses ou de la Théogonie, et notamment, dans la chambre choisie pour mon usage, un cycle, d'une facture un peu maladroite, consacré à Nyx et sa descendance ; on y voit son fils Hypnos, debout avec des pavots dans la main au bord du Léthé, accompagné de Morphée (entre parenthèses, ces Grecs ne s'embarrassaient pas d'interdits, vu que ce dernier est né des amours des deux précédents). Le reste de cette belle famille est là, la frangine Némésis entourée par les Moires, et je suppose que dans les parties effacées, à l'avant-plan, devait figurer Thanatos (on distingue encore l'extrémité d'une paire d'ailes, bien que bizarrement il semble qu'elles soient de couleur différente, comme s'il y avait un couple, mais je me demande bien qui peut être alors la seconde figure). Dans le lointain, presque effacé, Charon dans sa barque réclame son obole à la foule des âmes qui veulent traverser l'Achéron. Ceux dont les proches ont négligé de glisser une piécette dans la bouche au moment des obsèques resteront à errer à l'entrée du royaume des ombres. Quelques chanceux à la famille prévoyante et attentionnée sont déjà installés dans l'esquif ; sur la rive les infortunés joignent leurs mains suppliantes, mais en vain, le nautonier des Enfers restera inflexible. »

Ces quelques explications m'incitent à me lever pour changer le disque, et à monter le volume pour accompagner à tue-tête l'air de Caron dans Alceste ou Le Triomphe d'Alcide de Jean-Baptiste Lully.

Il faut passer tôt ou tard,
II faut passer dans ma barque…

Je calme mon exaltation pour me remettre à ma lettre.

« Dans la chambre qui sera la tienne quand tu te décideras à venir me voir – considère qu'il s'agit d'une invitation permanente – tu pourras contempler au plafond, en t'endormant, La Vérité dévoilée par le Temps, allégorie qui m'a toujours semblé d'un optimisme forcené et contraire à l'expérience commune.

Sur le plan ci-joint, tu peux te faire une idée de la topographie des lieux, bien qu'à l'examiner, je me dis que j'ai de bien piètres talents de géomètre, car on a l'impression qu'entre le salon vert et ma chambre, il y a un vide ou un mur de plusieurs mètres d'épaisseur, ce qui n'est certainement pas le cas. »

Je termine ma lettre en évoquant mes déboires avec l'entreprise de déménagement et mon déprimant quotidien professionnel. Au moment où je rédige les salutations et les vœux d'usage, voilà que retentit une sonnerie. Je regarde interloqué le téléphone débranché, avant de me rendre compte qu'il s'agit de celle de l'interphone.

Il est vrai que Gaetano, le carabinier sicilien a laissé entendre que peut-être, après cette nuit où ont été tenues les promesses que m'avaient faites ses yeux verts, il passerait me voir dans l'après-midi, mais pour tout dire, j'y croyais si peu que je l'avais oublié. Oublier ce qui vous donnera du tourment ou vous fait de la peine, c'est une technique que j'emploie depuis des années avec un certain succès.

C'est bien lui, mais accompagné d'une brune ravissante, Maruzza, qu'il me présente comme sa petite amie, ou une cousine, je n'ai pas bien compris, étant absorbé à tenter de discerner à quoi tenait l'air de famille qu'ils ont, effectivement. Quelque chose dans la courbure impérieuse du nez, peut-être, ou la façon dont leurs narines semblent palpiter, aux dessus des lèvres gonflées.

Je propose un verre et leur fais visiter l'appartement qui les laisse assez indifférents, comme si cela n'avait aucune importance. Peut-être pas dans l'absolu, mais aucune importance dans les circonstances présentes. L'intérêt de Maruzza s'anime néanmoins devant les fresques, et c'est l'occasion d'apprendre qu'elle est restauratrice ; elle me laisse entendre qu'elle souhaiterait bien venir les examiner de plus près, avec le matériel nécessaire, un jour prochain.

Puis, tandis que nous sommes là, dans ma chambre, une sorte de silence épais s'installe. Je les entends échanger quelques mots dans un dialecte pour moi inarticulé, aux intonations à la fois rauques et musicales, avec quelque chose de brutal sous la mélodie, mais ça ne doit pas être bien grave, puisque Maruzza rit en rejetant en arrière, d'une main où brillent des anneaux d'or, la masse de ses cheveux noirs, dans un geste lent, caressant, presque affecté, comme une invite délibérée, maintes fois utilisée. Tano s'approche d'elle, pose une main délicate et possessive sur la gorge mate et me demande si je la trouve belle. Le silence se dissout en un nimbe trouble de luxure d'où se détachent le menton bleu de Tano et ses phalanges velues posées sur la peau de Maruzza, dont les lèvres incarnates, pleines et luisantes s'entrouvrent en un sourire félin.

Nous passons une soirée très divertissante, pleine de variations inattendues, mais épuisante.

 

Le lundi matin, je suis passablement vaseux et deux tasses de café serré ne dissipent guère mon apathie. Le libertinage, ça creuse et lorsque nous nous sommes enfin décidés à partir en quête d'une pizzeria, il était déjà plus de deux heures du matin. Le frais vin blanc des Castelli se boit comme de l'eau, et sans l'aide de mes deux nouveaux amis, il est probable que j'aurais eu énormément de mal à retrouver le chemin de mon appartement, celui de mon lit, et à retirer mes chaussures. Il me semble que Maruzza m'a embrassé sur le front tandis que Tano rabattait sur moi une couverture, puis que j'ai entendu claquer la porte d'entrée, mais je n'en suis pas certain. Peut-être l'ai-je rêvé.

Malgré mes jambes en plomb, mes gestes ralentis et le temps maussade, je suis empli d'une allégresse diffuse en me remémorant certains moments de la soirée de la veille et je manque de me payer une belle gamelle en glissant sur les tomettes cirées de l'escalier. Je sens que ça va être la journée des distractions. Dans la cour du palazzo, croisant le portiere, occupé à une besogne indéterminée, je m'arrête pour engager la conversation, ce qui n'est pas tâche aisée, car au bout de deux phrases, il mêle à son italien, pour moi déjà curieusement accentué, de plus en plus de mots et de tournures en parler local. Je lui fais quelques demandes sur les précédents occupants de l'appartement. Du flot de plus en plus accéléré de ses paroles, je ne comprends que quelques bribes dont il ressort que la Signora Wilson, une Américaine, a vécu ici durant quelque temps. Quand et combien de temps, ça, il est hasardeux de le déterminer avec certitude. Qu'elle était couturière ou quelque chose dans ce goût-là, ou du moins qu'elle avait une activité – louche, si j'ai bien saisi – en rapport avec la mode et les vêtements. Qu'elle recevait beaucoup, à toute heure du jour et de la nuit, des particuliers de toutes les nationalités – ça au moins c'est cohérent avec les appels téléphoniques. La suite est encore plus confuse, mais je comprends que l'on vient d'entrer dans le domaine des suppositions, des rumeurs, des commérages de voisinage, des potins du quartier. Qu'elle vivait au-dessus de ses moyens, menant grand train, qu'une Rolls avec chauffeur l'attendait parfois à la tombée de la nuit, certainement pour la conduire à quelques bacchanales inavouables. Que malgré les airs qu'elle se donnait sous ses chapeaux, c'était certainement quelqu'un de peu recommandable et que d'ailleurs elle avait parfois eu la visite de messieurs qui étaient probablement des poliziotti. Qu'elle avait disparu récemment du jour au lendemain en laissant un gros arriéré de loyer, mais en emportant plusieurs meubles de prix et tableaux de valeurs qui se trouvaient dans l'appartement.

 

La bimbo manucurée qui prétend me servir de secrétaire interrompt la réussite en cours sur l'écran de son ordinateur pour m'informer que l'entreprise de déménagement a cherché à me joindre et me tend un parapheur qui contient une unique lettre de six lignes. Tandis que je corrige sans animosité quatre fautes et biffe calmement le début de la dernière phrase, elle mordille nerveusement l'ongle de son pouce gauche, au risque de gâcher le vernis violet pailleté d'argent qui le recouvre, en proie aux affres de l'indécision la plus cruelle. Bonne âme, je lui conseille de poser le valet de pique sur la dame de carreau, ce qui va libérer la dernière carte de la troisième pile plutôt que le sept de trèfle sur le huit de cœur, ce qui l'obligerait à prendre une nouvelle carte au talon, m'abstenant comme d'habitude de trop la regarder, car la discordance entre sa carnation et son fond de teint m'indispose.

Impossible de joindre le déménageur au téléphone. La matinée s'écoule, sans incident notable, à expédier les affaires courantes, en l'absence de la Conseillère qui a fait prévenir qu'elle ne rentrera de son week-end que mardi, dans la journée, ce qui signifie en clair qu'elle fera une apparition vers dix-sept heures. Dans mes oreilles, mais pas trop fort pour que je puisse entendre les appels, résonne en continu Trans-Europe-Express de Kraftwerk.

Au retour de ma promenade méridienne, je suis renversé par une automobile en traversant le largo Torre Argentina.


Le premier


Je disais donc que j'ai été renversé par une automobile en traversant le largo Torre Argentina. Pure distraction de ma part. J'ai boulé par-dessus le pare-brise, puis sur le toit du véhicule et j'ai terminé en vol plané pour reprendre assez durement contact avec le bitume. Pendant un laps de temps qui m'a semblé à la fois long et court, je suis resté allongé sur l'asphalte chaud sans percevoir aucun bruit, mais, curieusement, je n'ai pas été blessé et je me suis relevé sous le regard stupéfait des passants et du conducteur, blême et affolé. Le son est revenu soudainement, comme une radio dont on monte d'un coup le volume. Le chauffeur se confondait en excuses et en explications, destinées autant à l'attroupement qui se formait qu'à moi-même. Après avoir répété plusieurs fois que tutto bene et tutta colpa mia, j'ai pris le parti de m'éloigner pour mettre fin à l'incident.

J'ai marché quelques minutes avant de me poser à la terrasse d'un café place du Panthéon, pour commander un cappuccino.

En portant la tasse à mes lèvres, je tremblais tellement que j'en ai répandu la moitié.

Subitement, il fait très beau et je déclare que je ne suis pas en état de retourner au Palais, enfin disons que je n'en ai pas envie. Pourquoi ne pas aller rendre une petite visite à mon déménageur ? Je suis persuadé qu'un entretien me permettra d'obtenir des informations plus précises qu'une conversation téléphonique. Je consulte le plan de poche qui ne me quitte jamais, pour constater que l'entreprise est située dans une zone assez éloignée du centre. Il va me falloir prendre le bus, ou plutôt deux bus, d'après l'indicateur obtenu après un quart d'heure de négociations avec l'employé têtu qui trône dans le kiosque d'information de la piazza. C'est incroyable comme dans cette ville, le plan de circulation détaillé des transports en commun semble relever du secret militaire. De plus, autre particularité qui heurte mes habitudes cartésiennes, le nom des stations n'est pas précisé sur les poteaux qui marquent les arrêts et aucun itinéraire n'est visible dans les bus eux-mêmes, ce qui transforme tout déplacement  inédit en une exploration, souvent pleine de surprises mais rarement dénuée de charme.

Le trajet me semble très long, traversant des quartiers sans le moindre intérêt ; le bus sent le gazole. J'ai un début de mal de tête et la mâchoire endolorie. Un séminariste pâle avec le nez en trompette m'observe avec insistance, baissant les yeux en rougissant chaque fois que nos regards se croisent. A-t-il senti en moi la brebis perdue, le pécheur sur le chemin de la repentance, l'âme égarée et va-t-il entreprendre de me conduire sur celui de la rédemption, ou est-il simplement en train de me faire du plat ? À moins qu'il ne convoite mon indicateur des bus, que je consulte fréquemment ? Quoi qu'il en soit, je ne donne pas suite, bien qu'ayant un faible pour les rouquins, surtout quand ils ont les cheveux en brosse, les épaules larges et le visage mangé de taches de son. Voici le croisement où je dois descendre pour ma correspondance. J'attends une bonne demi-heure en plein soleil sans qu'un bus ne passe, regrettant vaguement le séminariste, avant de m'intéresser à un feuillet délavé quasi illisible sous le plastique jauni et fendillé apposé sur l'arrêt, d'où il ressort que le parcours du bus que j'espère a été modifié il y a déjà deux ans et que cette station n'est plus desservie. Me voilà bien ! Il ne me reste plus qu'à marcher. Une bonne heure, si j'en crois mon plan. Pour le retour, j'appellerai un taxi.

Me voici devant l'adresse recherchée, et chose curieuse, je ne sais pas comment j'y suis parvenu. Il y a comme un trou entre le moment où je me suis mis à marcher et celui où j'arrive à destination. À dire vrai, heureusement que j'ai choisi l'entreprise sans connaître les lieux, car ils n'inspirent guère confiance. Un rideau de fer rouillé dont on ne sait trop s'il est à moitié relevé ou à demi baissé, donne l'impression d'être coincé dans cette position ambiguë depuis pas mal de temps. À l'intérieur, c'est encore pire, des caisses volumineuses en bois brut et des colis cerclés de sisal, la plupart couverts d'une épaisse couche de poussière ou maculés de ronds laissés par des tasses de café dont certaines sont encore là, semblent abandonnés depuis le déluge, en un transit figé et mélancolique. Sur un bureau crasseux, jonché de paperasses jaunies, se consume dans un cendrier fendu et débordant un cigarillo, signe indiscutable que les lieux ne sont pas totalement désertés. D'une radio de poche posée à côté monte en sourdine, sans basse aucune, la voix déformée de Patty Pravo interprétant La Spada nel cuore. Malgré moi, je fredonne le refrain tout en essayant de déchiffrer les étiquettes décolorées sur certains colis. Sans doute le bruit a dû attirer le responsable des lieux, et je sursaute en me retournant, lorsque je découvre derrière moi, très près, une forme courte et massive que je suppose être le fauteur de ce capharnaüm. Je reste interdit comme si j'avais été surpris en infraction, tandis qu'il me dévisage, mordillant son cigarillo, une expression goguenarde sur son visage de brute, avec de petits yeux sombres et rapprochés – encore ombrés par une ligne de sourcils épais qui ne s'interrompt pas au-dessus du nez –, mais brillants d'un feu malicieux. Les cheveux ras, une barbe de deux jours – les fabricants de lames de rasoir ne doivent pas faire des affaires dans ce pays – surmontant un cou fort et musculeux. Le reste est à l'avenant de cette grosse tête de bagnard, corps ramassé et épais, noué et souple comme la corde d'amarrage d'un transatlantique. Trop saisi par cette apparition, je suis dans l'incapacité de dire quoi que ce soit et un silence immobile s'installe, mais cela n'a pas l'air de le déranger, car tétant son cigarillo, il fourrage distraitement de la main gauche sous son marcel douteux tout en continuant à m'observer d'une manière presque perverse comme s'il se demandait à quelle sauce me manger. Allora, cosi ti piace Patty Pravo? La voix est harmonieuse et bien timbrée, ce qui m'étonne encore plus que l'incongruité de cette entrée en matière et le tutoiement immédiat. Mais ne voulant pas décourager ce qui m'apparaît comme d'excellentes dispositions à mon encontre de celui que je considérais il y a un instant encore comme une vague menace, je m'entends répondre qu'effectivement, elle me plait, Patty Pravo. S'ensuit une conversation plaisante et un peu décousue sur son répertoire et sa carrière, à peine interrompue lorsqu'il m'offre un café délicieux. J'en oublierais presque l'objet de ma visite, dont je finis par m'enquérir un peu timidement après m'être présenté. Sans aucun embarras, comme si la chose, bien qu'empreinte de fatalisme, allait de soi, il m'explique que finalement, mon déménagement est bien en route pour l'Argentine, sur un cargo. Je n'en suis pas vraiment surpris. De toute manière, il serait mal séant de démarrer un esclandre à quelqu'un qui vient de vous traiter avec tant d'aménité. En tout cas, moi je n'ai pas été élevé comme ça. Il m'explique qu'il a travaillé sur des cargos, autrefois, et que je n'ai aucun souci à me faire. Je veux bien le croire, quoique je demande à voir. Il poursuit en me racontant qu'il a fini par laisser tomber les cargos pour devenir docker, car sur les cargos, tu comprends, il n'y a pas beaucoup de distractions. Je m'efforce de ne pas trop extrapoler sur le genre de distractions dont il s'agit en détournant mes regards de la façon suggestive bien que machinale dont il se caresse la poitrine, jouant parfois avec son téton gauche qui, quand il l'abandonne pour se masser le ventre, saille sous le coton côtelé. La conversation languit un peu, vu que je ne la relance guère, l'esprit occupé par des divagations où des marins trapus et mal rasés, très légèrement vêtus, jonglent avec des malles et se défient en riant au bras de fer sur un cargo en route pour Buenos Aires. Pour ranimer mon intérêt, le voici justement qui me dit que j'ai quand même de la chance dans mon malheur, tout en commençant à déplacer quelques ballots, avec tant d'aisance et de dextérité que je ne mets plus en doute son passé de débardeur. Lorsqu'il s'accroupit pour saisir les colis à bras-le-corps, son maillot remonte et ses pantalons – élimés et sans ceinture – glissent un peu, révélant ses reins et le haut du sillon fessier, hirsute ; il est musclé de partout, ce gaillard. L'entendant ahaner, aux prises avec une caisse visiblement plus lourde que ses dimensions ne le laissaient supposer, je vais lui donner main-forte, mais dans cet espace exigu, encombré et malcommode, ce n'est pas évident, et nous nous retrouvons, souffle court et visage crispé, étrangement emmêlés et arc-boutés. Enfin, à force d'efforts et de frôlements, la caisse est déplacée, et nous, en nage. Tandis que je me redresse, il se met à quatre pattes pour extirper une petite malle d'une pile instable de cantines cabossées et de marmottes éraflées. Avec un sourire éclatant, il la pose devant moi, puis sans façon, enlève son singlet pour s'éponger le front et les aisselles avec. J'essaie de concentrer mon attention sur cette malle qui m'est familière, plutôt que sur le buisson de ses dessous de bras, la branche portant trois lys délicats tatouée sur sa poitrine ou pire encore sur le premier bouton manquant de ses pantalons, qui donnent l'impression de n'être plus retenus sur ses hanches que par le renflement de la braguette. Peine perdue, ce faune râblé a bien remarqué que je le reluquais ; les yeux mi-clos, il se sèche les épaules et les flancs avec des mouvements lascifs, et sa pomme d'Adam bouge lentement, signe d'excitation qui ne trompe pas si j'en avais besoin, mais en la circonstance, c'est superfétatoire : j'ai bien peur que les autres boutons de sa braguette ne lâchent prise eux aussi.

Tout ça est bien tentant, mais je ne suis vraiment pas d'humeur. Je me sens crasseux, j'ai chaud, la bouche pâteuse, et surtout, le maxillaire inférieur de plus en plus douloureux. Cette malle cintrée à armature de bois renforcée d'acier, habillée en chagrin de cheval d'un brun rougeâtre et cerclée de laiton, est bien à moi et fait partie d'un jeu que m'a laissé ma grand-mère, frappé à son monogramme. Je m'en empare en lui disant, avec un sourire que j'essaie de rendre équivoque, que je suis pressé aujourd'hui, mais que je reviendrai bientôt, prendre des nouvelles des autres malles et un autre café, et que j'aurai plus de temps pour… bavarder.

En sortant, traînant plus que portant ma malle, encombrante et pesante malgré ses dimensions réduites, je note un détail insolite : à la radio, c'est toujours La Spada nel cuore.

Miraculeusement, je trouve immédiatement un taxi. Tandis qu'il m'emporte vers le centre ville, la douleur à la mâchoire augmente et je sombre dans une torpeur dont elle est le centre lancinant.

J'ai dû m'assoupir ; lorsque j'ouvre les yeux, nous sommes près de la gare, pris dans un de ces monstrueux et incompréhensibles embouteillages dont cette ville a le secret. La névralgie s'est calmée, mais je la sais aux aguets, tapie dans un recoin palpitant. Il est encore tôt dans l'après-midi, je me sens mieux et j'ai une subite envie de voir la mer. Je demande au chauffeur de taxi de me laisser là.

À l'ombre des anciens termes de Dioclétien, assis sur ma malle, j'attends le retour d'un gamin désœuvré à qui j'ai promis un pourboire s'il se débrouillait pour me ramener un chariot. J'essaie de me souvenir de ce qu'elle contient avant de l'ouvrir une fois de retour à l'appartement où se trouve le trousseau des clefs. Il y avait au moins cinq ou six bagages de cette dimension sur l'ensemble du déménagement. Sans doute, cela sera quelque chose de complètement inutile sans le reste. Je n'ai jamais été très doué pour faire mes valises ; d'autres s'en sont trop occupés pour moi.

C'est avec plaisir que je pénètre sous la voûte gigantesque de la gare. Comme d'habitude, il y a des files interminables devant les guichets ; on dirait que ces gens passent leur vie dans les trains. Je me dirige vers les quais, car je sais que le long du numéro un, existent d'autres guichets beaucoup moins fréquentés. J'en profite pour vérifier les horaires sur le panneau d'affichage qui cliquette en continu. C'est bien ça, un train part pour la côte toutes les demi-heures. La jeune femme du guichet où j'achète mon aller-retour est d'humeur badine et me dit qu'elle voudrait bien aller à la mer avec moi. Considérant sa chevelure d'un blond vénitien et ses grands yeux violets – probablement des lentilles colorées – je lui réponds que moi aussi, ça me plairait bien et qu'elle doit être encore plus jolie en maillot de bain qu'en jupe et corsage. Elle se rengorge sous le compliment, tout en ajoutant des mentions manuscrites sur mes billets. Je ne m'attarde pas, car j'ai juste le temps d'aller déposer la malle à la consigne manuelle avant le prochain départ.

Tiens, il y a des consignes automatiques désormais ? Curieux, la semaine dernière encore, je suis passé par là, et je n'ai rien remarqué. Plus curieux encore, si ces consignes sont d'une installation récente, comment se fait-il qu'elles aient cet air vétuste ? Enfin, peu importe, j'enfourne ma malle dans un des casiers libres et cours pour avoir mon train, l'attrapant de justesse.

Peu de monde, surtout en première, je suis seul dans le compartiment. En cherchant lequel de mes billets est l'aller, je lis ce que la flamboyante employée à écrit au dos de l'un d'eux, déchiffrant un prénom et un numéro de téléphone. Ma parole, ils ont tous pris des aphrodisiaques, aujourd'hui ?

J'ai dû m'endormir durant le trajet, car me voici au bord de la mer. Je marche dans les dunes, parmi les oyats et les buissons épineux, le sable entre dans mes chaussures. Je m'assieds sur la dernière dune avant la grève. Je ne vais pas me baigner, la mer n'est pas belle par ici. L'eau est grise et trouble, avec une écume malsaine, il y a des détritus partout, sur la plage, dans l'eau, des mégots, des bouteilles en verre ou en plastique. J'ôte néanmoins mes chaussures, puis mes vêtements. Il n'y a personne, c'est un jour de semaine. Et puis quand bien même, ce n'est pas cela qui me dérangerait. Ça énervait Grand-mère, que je ne sois pas pudique, ça la choquait, ça heurtait ses principes, son éducation. Surtout, je crois qu'elle devinait que ce n'était pas une impudeur innocente. Et elle avait raison. Combien de fois m'a-t-elle grondé parce qu'on lui avait rapporté que je m'étais baigné dans le bief du moulin désaffecté avec les enfants du régisseur, nus ? Qu'aurait-elle dit alors, si elle avait appris la nature de nos jeux dans le moulin lui-même ? Et que de nous trois, c'était Graziella la plus dévergondée ? Plus tard elle me reprocha d'aller me laver, après une journée passée à travailler sur le domaine, durant l'été, avec les journaliers espagnols. Non pas qu'elle désapprouvât que je m'intéresse de près aux aspects pratiques de la gestion de la propriété, mais cette promiscuité, dans laquelle selon elle – et elle avait raison – je me complaisais, lui était insupportable.

L'après-midi est plus avancé que je ne le pensais, et déjà le soleil s'approche de l'horizon. Des mouettes, charognards de la mer, se chamaillent sur le rivage autour de ce qui se révèle être, lorsque je m'en approche, le cadavre d'un chaton, les yeux révulsés et le ventre ballonné. J'ai eu un chaton, autrefois, donné par le palefrenier, un géant roux et hirsute que j'adorais, mais le yorkshire de Grand-Mère, une teigne jalouse et vindicative l'a tué en lui brisant la nuque. Grand-mère en a été sincèrement désolée, et son yorkshire, à qui elle passait habituellement tous les caprices, fût fouetté sous mes yeux. Elle a proposé de me faire donner un autre chaton par le palefrenier, convoqué pour l'occasion, mais j'ai refusé. Grand-mère m'aimait beaucoup, je sais, mais elle ne savait pas toujours s'y prendre avec moi, persuadée qu'il fallait m'éviter les contrariétés. J'aimais beaucoup Grand-mère, mais ce n'est que sur la fin de sa vie que j'ai pu le lui dire, simplement.

Pour me consoler, le lad – ma mère disait toujours lad, jamais palefrenier – m'a enfin accordé ce qu'il me refusait depuis longtemps, ma Grand-mère l'ayant interdit, à savoir une grande chevauchée à travers bois et champs sur un étalon alezan. Dans mon dos, je sentais le corps immense du lad – le mot m'était revenu alors qu'il m'installait en selle – et je me suis senti invincible et immortel.

Pour mon anniversaire, j'ai souhaité et obtenu un rottweiler, dans l'espoir qu'une fois grand, il ferait subir au yorkshire le même sort qu'à mon chaton. Ce qui bien entendu n'arriva jamais.

Nu sur la plage, je joue à éviter la mousse grisâtre qui frange les vaguelettes à mes pieds. Le soleil est rouge comme un appel. Cela serait simple d'y répondre, d'avancer dans l'eau puis de nager sans retour pour le rejoindre ; l'eau sera froide, je ne suis pas très bon nageur, cela devrait être rapide…


Le deuxième


Hier, en revenant de la côte, une désagréable surprise m'attendait à la consigne. Bien que le coffre n'ait apparemment pas été ouvert, ma malle, elle, avait été visitée. Je me demande encore comment. Que des doubles de clefs de consignes circulent, passe encore, mais c'est impossible pour celles de mon set de malle – tiens, encore un des mots anglais qu'affectionnait ma mère et dont elle parsemait sa conversation, ce qui avait le don d'horripiler Grand-mère, entre autres choses. Chaque malle est fermée par trois serrures de sécurité, chacune est différente, bien que les canons soient communs à l'ensemble. Donc en théorie, sans le trousseau de trois clefs, qui est toujours là où je l'avais rangé dans l'appartement, il est impossible d'ouvrir ces malles. Il y a bien un double des clefs, mais je l'ai confié, par sécurité, à ma cousine à deux mille kilomètres d'ici. Les serrures ont probablement été crochetées à l'aide d'un rossignol, ou mieux encore d'un passe-partout, car je n'ai relevé aucune éraflure sur les ferrures ternies. Mais pourquoi toute cette peine, si c'était pour ne rien prendre ? Si le but avait été de me dérober, il aurait été plus simple de partir avec la malle.

Ce n'est qu'en rentrant à l'appartement et en inventoriant le contenu du bagage que j'ai saisi que le but de la manœuvre n'était pas de me dépouiller de mes effets, mais de me laisser quelque chose, en l'occurrence une lettre. Ce qui renforce le mystère de cette mise en scène. Pourquoi se donner le mal d'ouvrir les serrures ? Poser simplement la lettre sur la malle aurait été un message – si j'ose dire – tout aussi efficace. Peut-être voulait-on s'assurer que je la lirai et ne la confondrai pas avec un tract publicitaire quelconque, bien que je n'ai jamais vu de prospectus en vergé hollande de deux cents grammes minimum, sous une enveloppe de même qualité. Quoi qu'à y bien réfléchir, ce n'était pas une si mauvaise stratégie, car il est probable que si j'avais pris connaissance de cette missive à la gare, je l'aurais ignorée dès les lignes initiales, tant le contenu est abscons, et je m'en serais débarrassé dans la première corbeille à papier venue. Même en la relisant, j'ai bien du mal à en dégager une signification précise. La teneur générale est celle d'un avertissement, d'une mise en garde. On me recommande de ne pas m'engager dans des démarches qui ne sauraient conduire à rien – comme si c'était mon genre – et de ne pas chercher à en savoir davantage – ce qui est surestimer mon niveau d'information. On m'exhorte ensuite à ne pas me lancer dans une quête vaine dont le résultat ne pourrait que me décevoir – encore une recommandation inutile. Enfin, on conclut par des vagues menaces m'avertissant que si je passais outre ces conseils amicaux – tu parles ! – je ne pourrais que le regretter – amèrement, il va de soi.

C'est quand même beaucoup d'efforts pour n'être qu'une simple plaisanterie de mauvais aloi, car enfin, il faut que l'on m'ait épié et suivi jusqu'à la consigne pour savoir que j'y déposerai cette malle, dont j'ignorais quelques heures auparavant qu'elle reviendrait en ma possession. Tout cela laisse soupçonner un plan de grande envergure et la mise en place d'un dispositif dont les moyens me paraissent démesurés par rapport à sa finalité, et qui ne doit donc être qu'un élément dans un vaste dessein dont j'ignore tout, mais que j'imagine d'une importance capitale.

Ça ne va pas très fort ce matin. Cette histoire de lettre, de malle ouverte et de consigne dépourvue de sécurité me turlupine ; de plus, je n'ai rien pu avaler du petit déjeuner que je m'étais, par habitude, préparé. D'une part, la mâchoire me fait terriblement souffrir, et d'autre part, j'ai une sorte de goût sucré dans la bouche, qui me dissuade de consommer quoi que ce soit. Je suis rassasié sans avoir rien avalé, et c'est une sensation pénible. J'erre dans l'appartement sans savoir quel parti prendre. Faut-il que j'aille émettre une réclamation aux services de gestion des consignes ? Cela ne m'avancerait à rien, mais au moins, pour le principe ! Ou alors, carrément, déposer plainte ? Non, je vois d'ici le tableau. Non, carabinier, on ne m'a rien pris, on a juste ouvert mon bagage pour y déposer une lettre. Donc vous portez plainte pour dépôt abusif de courrier non désiré ? Franchement, je vais me couvrir de ridicule. À propos de carabinier, que deviennent Tano et sa belle complice ? Après avoir programmé en continu La marche des Scythes, de Pancrace Royer, j'entreprends de vider la malle, ce qui est vite fait. Elle contient en tout et pour tout une partie de ma collection de 78 tours – inutilisables, puisque je n'ai pas mon tourne-disque – et, qui dissimulait la lettre, ce châle en cachemire aux fragrances encore perceptibles, malgré le temps passé, de Guerlain, auquel je suis tant attaché.

Alors que je reste agenouillé devant le bagage désormais vide, la joue posée sur le châle en boule que je pétris doucement, sans pensées précises, entièrement absorbé par la douceur du tissu sous ma paume, je suis tiré de ma léthargie par la sonnette de l'interphone – je la reconnais bien, désormais.

Maruzza !

Elle est superbe de sévérité voluptueuse, sanglée dans un tailleur de lin anthracite à la jupe rendue encore plus courte par des escarpins gris acier, la chevelure tirée en un chignon pris dans une résille noire, maquillage discret mais très étudié. Au revers de son col, une très belle broche Art Nouveau en émaux cloisonnés représente un iris. Elle est venue pour examiner de plus près la fresque de ma chambre, où je la suis, subjugué ; tout en conversant, elle extrait d'un luxueux petit attaché-case des pinceaux délicats, des grattoirs de poupée, des brosses jouets et une série de flacons emplis de liquides clairs ou d'une laiteuse opalescence. La voici juchée sur un escabeau que je suis allé à sa demande emprunter au portiere, passant avec des gestes mesurés un pinceau trempé dans un flacon transparent sur la lisière entre la partie encore intacte de la fresque et celle où elle est effacée. Elle tamponne ensuite la bordure humidifiée avec une brosse imprégnée de la solution opaque, avant de gratter la pellicule blanchâtre que le mélange des deux substances vient de cristalliser. Une fine poussière tombe sur la manche de son tailleur, qu'elle chasse d'un souffle en descendant de l'escabeau.

— Je m'en doutais !

Je hausse les sourcils.

— La fresque n'a pas disparu, elle est recouverte. Masquée. Et ce qui est très étonnant, c'est que cela a été fait de façon à faire croire qu'elle était effacée, comme une espèce de trompe-l'œil inversé !

Après un café, elle me quitte en promettant de revenir bientôt. Elle me laisse son matériel après m'avoir montré comment s'en servir et m'encourage à avancer le travail de dégagement de la fresque. Je n'en ai pas vraiment l'intention. Nous ne parlons pas de la soirée de dimanche et je ne sais quel instinct me souffle qu'il vaut mieux ne pas aborder le sujet. Je m'abstiens même de demander des nouvelles de Tano. Après son départ, je reste devant sa tasse vide, abruti par une langueur sans origine. Mon maxillaire m'élance de plus en plus fort et je ne peux qu'attendre la prochaine onde de douleur, tenter de résister à son emprise, être vaincu par sa force et brisé par sa violence lorsqu'elle reflue, sentant déjà la suivante qui s'annonce.

Ce cycle m'absorbe entièrement et quand j'émerge de mon engourdissement, l'après-midi est déjà là. Je décide de sortir, sans but particulier, histoire de prendre l'air. Je n'ai toujours pas faim. Je fais un tour dans le quartier, en traversant l'ancien stade de Domitien, je contemple un instant, sur la Fontaine des Quatre Fleuves, le Rio de la Plata avec une pensée fugitive pour mon déménageur. J'opère un détour pour éviter le largo Torre Argentina et débouche via delle Botteghe Oscure.

La circulation dans cette rue est très dense, aussi bien qu'elle soit directe, je ne l'emprunte pas souvent et préfère traverser le calme tortueux du Ghetto, toujours plein de ravissements pour l'œil ; je m'étonne néanmoins d'y découvrir une boutique que je n'avais jamais remarquée, peut-être en raison de l'absence d'enseigne et de la vitrine opaque de poussière.

Cette fois, elle attire d'emblée mon attention.

Il n'y a pas d'étalage à proprement parler, mais sur une estrade recouverte de gazon synthétique et entourée par des draperies en velours outremer, deux mannequins s'offrent au regard dans une posture tout à la fois d'un naturel extraordinaire et d'une rare artificialité. L'homme est debout derrière la femme assise dans un fauteuil, renversée. Je perçois quelque chose de pernicieux dans la façon qu'ont ces deux figures de présenter intentionnellement une scène qui devrait être réservée à l'intimité d'un boudoir. L'homme, en habit noir, est de profil, légèrement penché en avant et sa main est posée sur la gorge de la femme, habillée d'une robe de soirée sans manche en satin ponceau très décolletée ; elle porte également de hauts gants de la même étoffe ; l'un, où scintille un large bracelet de brillants, est encore en place, soulignant la pâleur de la chair de l'épaule. La main qui porte le gant est en train de retirer le second, qui plisse comme une muqueuse. Je m'approche de la vitre, tâchant avec les paumes de part et d'autre du visage de faire écran à la lumière rasante pour mieux discerner des détails de cette mise en scène qui pourraient m'indiquer l'activité de cette boutique. Est-ce un effet de mon imagination, mais il me semble que l'éclairage électrique arrivant par le haut s'intensifie progressivement. Les mannequins – dummies aurait dit ma mère – sont d'un réalisme inhabituel, probablement de la cire, et morbide. Ils me font songer à ces cadavres qu'on apprête et qu'on maquille pour les exposer dans leur bière, tandis que sous les cosmétiques toxiques, la putréfaction a déjà débuté. La femme est chaussée d'escarpins dont la hauteur est exagérée. L'homme arbore, comme boutons de manchettes, des pierres vertes et leur lueur m'est pénible. Soudain, je sursaute et fais vivement un pas en arrière. Par le jouet de je ne sais quelle illusion, j'ai cru que ces pantins maladifs avaient tourné sur moi les regards de leurs yeux de verre.

Lorsque je m'approche de nouveau, la devanture est dans la pénombre. Ça c'est trop fort ! Il y avait donc bien un jeu de lumière intentionnel. Sous le coup d'une impulsion, je pousse et franchis la porte à meneaux qui s'ouvre sur un petit escalier.

Immédiatement, je suis saisi par la fraîcheur de tombeau qui règne dans le lieu, bien plus vaste que la façade ne le laissait supposer. Impossible d'examiner la devanture de l'intérieur, elle forme une boîte close dont la seule ouverture est celle de la vitrine sur rue. Il y a dans l'air des relents de terre, de bois décomposé, et des effluves aromatiques, où je reconnais le cade, le cèdre et la lavande, toutes ces essences qu'on emploie pour protéger les tissus des parasites. Apparemment, le lieu fait le négoce des vêtements de luxe, d'occasion, et sur des mannequins – traditionnels cette fois – de bois, de bure ou d'osier, c'est une profusion de robes longues, d'étoles, de capes et de boléros ; toutes ces toilettes sont complétées par des accessoires : broches, fibules, gants, chaussures – uniquement des escarpins à la cambrure excessive – sacs à main, pochettes, aumônières, quelques chapeaux, et piquées sur des boules de cuir, des épingles à cheveux. Ces objets d'un luxe raffiné, dans le style d'une époque révolue, sont dans un état remarquable. Je flâne parmi les mannequins, détaillant les matières, les coupes et les finitions. Les robes ne sont pas disposées au hasard mais réparties par couleurs, formant un immense nuancier, limité toutefois aux teintes les plus vives. Ici un fourreau en soie sauvage nacarat voisine avec une robe de cocktail en satin garance, elle-même jouxtant le pongé d'une robe tablier à traîne, dont le dégradé va de la cerise au coquelicot. Les formes de base varient peu, la collection – à ce stade, c'en est une – étant centrée sur la robe de soirée, bien que chaque modèle possède son originalité. Là, l'assemblage en turban de la robe joue avec une moire gueules et sanguine, tandis qu'à côté, un bustier rigide en ottoman cardinal s'évase en une mousse où se superposent en trois longueurs différentes le turc, l'andrinople et le vermillon. Mes yeux passent sur des crêpes vermeil, feu, corail et tango, pour s'arrêter sur une tunique orpiment merveilleusement coupée en biais et nouée sur une seule épaule, qui contraste avec un groupe de fourreaux où se mêlent des failles chrome ou impérial et des armoisins safran, auréolin et ambre. Puis c'est un bouquet de tilleul, de pistache, de lime, d'anis, d'absinthe et de menthe, distribués sur des taffetas flambés, des surahs légers qu'encadrent des pannes chartreuse, sinople et opaline, certaines sinueusement dévorées en de subtiles arabesques. Une forme de fébrilité m'envahit, je ne sais plus où porter mes regards pour détailler toutes ces tonalités et il me semble que je vais me noyer lorsqu'arrive le tour des tussors célestes et des balzarines cyan, des mousselines azurées, des twills canard, paon ou Majorelle. La pompe des brocarts pourpres et indigo ne calme pas mon vertige, et devant moi tournoient les organdis parme, mauves et lilas, en une ronde effrénée où ils enlacent des shantungs magenta et des messalines fuchsia. Hébété, je finis par prendre appui sur un mannequin présentant une robe asymétrique en zénana dragée, et le contact du gaufrage sous mes paumes moites me rend un peu de stabilité.

— Vous désirez peut-être un verre d'eau, Monsieur ?

Je crois défaillir… Ils ont juré de me faire périr d'une crise cardiaque aujourd'hui, ou quoi ?

Je respire un grand coup, et me retourne lentement, histoire de me donner le temps de calmer la chamade qui trompette et tambourine dans ma poitrine, pour découvrir un homme de grande taille, sec et anguleux, le dos compassé en une voussure ancienne. Il m'observe, impassible, ses grandes mains jouant imperceptiblement avec les extrémités d'un mètre ruban passé autour de son cou décharné émergeant d'une chemise blanche à fines rayures grises, qui bouffe aux épaules et aux manches car elle est serrée dans un gilet de laine grise très ajusté.

— Non, cela ira, je vous remercie. Je ne vous ai pas entendu arriver et votre voix m'a fait un peu peur.

— J'en suis désolé. Si vous voulez bien me suivre ; pour vous, c'est dans la pièce à côté.

Qu'est-ce que ça veut dire, ce « pour moi » ? Néanmoins, je lui emboîte le pas, et il s'efface pour me laisser franchir le seuil d'un salon cossu, aux murs recouverts de boiseries patinées qui séparent des cartonniers entr'ouverts et des comptoirs luisants, avec des tiroirs à poignées de cuivre. Au sol, un magnifique varamine caché en partie par deux fauteuils club délicieusement fatigués. Sur trois mannequins à triple pied d'ébène, deux modèles de smokings – tudexos aurait dit ma mère – et un d'habit. Au centre une petite estrade en acajou, sur laquelle je suis invité à monter après avoir ôté ma veste. Des haut-parleurs dissimulés diffusent le Concerto numéro 5 en ré mineur de Charles Avison, je reconnais le premier mouvement. L'homme commence à prendre mes mesures. En écartant docilement les bras, je ne peux m'empêcher de trouver qu'il a l'air d'un croque-mort de western ; pour quel duel au soleil suis-je en train de prendre mes précautions ? Toujours est-il que je n'avais absolument pas l'intention de faire l'acquisition d'une tenue de soirée il y a encore deux minutes, mais que je suis en train d'y penser. Mes malles pourraient très bien ne jamais revenir de leur croisière, ou bien peut-être pas avant de longs mois. D'ici-là, je peux tout à fait être convié à une soirée chic, et l'on m'a dit que dans cette ville un certain milieu pouvait se montrer assez formaliste. Plutôt que d'avoir à réagir dans la précipitation, pourquoi ne pas prendre les devants ? Je suis tiré de mes pensées par un toussotement.

— Monsieur, si vous vouliez bien… Pour que je puisse faire le relevé pour les pantalons.

Quelques secondes de panique. Est-ce que j'ai mis des sous-vêtements ce matin ? Oui, je me revois prendre un boxer dans le tiroir. Ou était-ce hier ? Non, hier j'étais à la plage, et je n'en avais pas, justement. Tout en débouclant ma ceinture, je vérifie quand même discrètement. J'enlève également mes chaussures. L'homme travaille vite et avec précision. Juste après s'être relevé, face à moi, il soulève brièvement le bas de ma chemise.

— Monsieur porte-t-il aussi à droite avec les caleçons ?

— Tout à fait.

— Pour les chaussures, je gage sur du quarante-deux et demi, largeur moyenne.

— Exact, vous avez l'œil.

— On essaie de faire correctement son travail, Monsieur.

Il attend que je sois rhabillé avant de me demander si j'ai fait mon choix.

— Un tuxedo, dans tous les cas. Et bien que le modèle à revers découpés soit très réussi, je vais prendre l'autre. Il me semble que le col châle est plus passe-partout.

— Vous avez pleinement raison, Monsieur. On ne pourra guère vous reprocher un col châle, même si l'habit est requis – quoiqu'à défaut un complet trois pièces serait plus adapté –, alors que les revers découpés font toujours plus modernes et casual, convenant mieux aux très jeunes gens.

Il s'approche d'un des comptoirs, d'où il extrait plusieurs rouleaux de tissu noir, dont il étale des pans. Il allume deux lampes à abat-jour et attend que je choisisse. J'hésite. Le broadcloth est très beau, je trouve le casimir trop léger, le martial doeskin un peu commun et me décide enfin, classiquement, pour l'alpaga.

Après avoir repoussé les rouleaux, il pose devant moi un coffret en marqueterie, en retirant quatre tirettes pour les poser en éventail devant moi. Chacune contient, sur un velours foncé, un assortiment de grosses gemmes montées en boutons de manchettes proposés en deux modèles. Les pierres transparentes sont taillées en tables, serties dans quatre griffes dorées, tandis que les autres sont polies en cabochon ovale sans monture apparente.

Comme pour les robes, ces pierres semi-précieuses sont disposées en une manière d'arc-en-ciel libre, bien que les pierres translucides ou opaques soient rassemblées sur un seul présentoir, comme autant de paires de pupilles minérales dans l'attirail d'un taxidermiste. Il y a là un systématisme compulsif, une méthode rigoureuse qui ne laisse rien au hasard et me donne le sentiment de jouer une partie dont j'ignore non seulement l'enjeu, mais aussi les règles.

Je frôle des phalangettes pierres de lune et opales flammées – je vais éviter, il paraît que ça porte malheur, sauf pour les anglo-saxons –, me laisse fasciner un instant par les hypnotiques et exceptionnels œils-de-Sainte-Lucie, puis effleure les calcédoines et cornalines aux charmes orientaux, les héliotropes sardanapalesques, les maladives malachites veinées, les chrysoprases printanières et le lapis semé d'éclats brillants, et glisse enfin sur les azurites enfantines et les inquiétantes hématites. Je saisis une néphrite, qui passait autrefois pour guérir les reins ; si ça pouvait marcher pour les mâchoires ! La mienne recommence à m'élancer.

J'écarte cette tablette pour m'intéresser aux autres, organisées en trois palettes, une blanche et jaune avec les cristaux de roche et les labradorites, les citrines et les hyacinthes, une verte – aventurines et péridots – et bleue – aigues-marines et tanzanites –, et la dernière qui va des rouges almandins, escarboucles et autres ouwarovites aux rubellites roses, avec, entre, l'épiscopale tache de l'améthyste de Hongrie.

Je contemple cet ordonnancement en songeant que c'est trop facile de ne s'intéresser qu'à l'aspect visible des choses. Pourquoi ne pas chercher à dépasser les apparences et organiser la réalité selon sa structure interne, celle qui échappe à nos pauvres perceptions, aux informations trompeuses et partielles de nos sens ? Tout en réfléchissant, je commence à réarranger les tablettes en regroupant les pierres fines suivant leur composition chimique, séparant les quartz roses ou fumés des béryls comme les morganites, mettant de côté les spinelles qui sont des aluminates, tandis que grossit le tas des silicates : zircons, amphiboles, tourmalines, topazes, chrysolithe, serpentines… Mais il y a en trop dans cette famille, dont l'amoncellement disproportionne la présentation sans apporter de compréhension, car son sens reste caché et inaccessible. Ainsi donc de la vie et de ses événements, il faut se résoudre à les appréhender, à les relier en fonction de ce que nous en percevons, mêmes si ces liens sont illusoires, simples effets perceptibles de dispositions secrètes et d'agencements cachés dont nous ne voyons que le résultat réfracté, quand la lumière les traverse…

J'interromps ces divagations qui ne mènent à rien et opte, repoussant les autres, pour une paire de grenats au sourd éclat cramoisi, larges gouttes échappées d'une blessure veineuse. Je les élève dans la lumière, ils sont parfaits, sans crapaud ni givrure.

Le boutiquier esquisse un sourire, je lui fais une moue interrogatrice.

— Dans le langage des pierreries, le grenat signifie la foi et la vérité, et c'est là son étymologie.

— Je croyais qu'il tirait son nom de la grenade ?

— Mais qu'est-ce que la grenade, Monsieur, si ce n'est le fruit à grains rouges ? Granatum, en latin.

— Effectivement, je n'avais pas vu le lien.

— De plus, il est censé protéger celui qui le porte des périls qu'il peut rencontrer en voyageant.

— Avec deux de cette taille, je suis paré.

— Puissent-ils vous protéger dans votre périple, Monsieur.

Je me renfrogne un peu. Je me passerais bien de pareils auspices.

Il réordonne, imperturbable, le fourbi que j'ai mis dans les boutons, en laissant de côté ceux que j'ai choisis.

— Autre chose, Monsieur ?

— Non, je ne crois pas. Vous pensez à autre chose, vous ?

— Non, Monsieur.

— Bien…

Je suis un peu embarrassé. Il faut régler, j'imagine…

— Dans deux jours, Monsieur.

— Dans deux jours… Bien, c'est parfait.

Il me raccompagne et nous franchissons rapidement la salle des robes sans que je laisse mon regard se fixer sur aucune d'entre elles. J'ai hâte d'être dehors. Sorti, je respire à larges goulées et m'éloigne à toute enjambée ; l'après-midi s'achève, mais combien de temps ai-je passé dans cet endroit ? J'ai l'horloge interne sérieusement déréglée, moi.

Coup de fil du Palais sur mon telefonino. La Conseillère demande à me voir, le plus tôt possible, et même immédiatement, de préférence. Rendez-vous m'est fixé dans quinze minutes. Lorsque j'arrive, la journée de travail est déjà terminée pour beaucoup et je ne croise personne, alors que je chemine au long des larges et profonds corridors jusqu'au Service où je suis attendu.

Je m'avance, une fois de plus, le long de ces couloirs, à travers ces salons, ces galeries, dans cette construction — d'un autre siècle … baroque, — lugubre, où des couloirs interminables succèdent aux couloirs, — silencieux, déserts … encadrements sculptés des portes, enfilades de portes, de galeries, — de couloirs transversaux, qui débouchent à leur tour sur des salons déserts, des salons surchargés d'une ornementation d'un autre siècle, des salles silencieuses…

Le bureau de la Conseillère, immense, démesuré, comme la plupart des pièces du Palais – ce qui rend ce bâtiment particulièrement impropre à sa fonction – est dans la pénombre, les hautes fenêtres occultées par de grands volets de bois ; je n'arrive pas à distinguer les coins de la salle et me dirige vers la seule tache de lumière, assourdie, pour découvrir que la Conseillère n'est pas seule. Entourée de deux femmes, elle se livre à une occupation à laquelle, je dois l'avouer, je n'aurais pas imaginé qu'elle puisse s'adonner, seule ou en compagnie, et surtout à l'intérieur du Palais. Tandis que la première détricote à grands gestes amples un chandail jacquard, elle forme avec une dextérité et une vitesse ébouriffantes de petites pelotes de différentes couleurs, dont la troisième, de petits ciseaux brillants à la main, tranche le fil, promptement, de temps à autre.

Toutes à leur tâche, elles ne semblent pas avoir noté ma présence. Je m'avance vers le cercle de lumière dans l'espoir d'être remarqué ; c'est un peu fâcheux, j'ai frappé, pourtant. M'approchant encore, je constate qu'elles ont un air de ressemblance, comme des sœurs, encore accentué par le fait qu'elles portent toutes le même modèle de tailleur, dans des teintes différentes ; son éternel cyclamen pour la Conseillère, pervenche et bouton-d'or pour les deux autres.

J'ose enfin un toussotement

— Ah, c'est vous mon petit ! Venez, venez, approchez, je vous attendais…

Et elle glousse, comme à son habitude.

Je lance un bonsoir Mesdames qui n'obtient aucune réponse. Mal habillées et aucune éducation.

La Conseillère ouvre un énorme dossier qu'elle consulte en hochant la tête d'un air insupportablement satisfait.

— Puisque que vous êtes-là, rendez-vous utile.

Je me garde de lui rappeler que je suis ici à sa demande. Elle est tellement lunatique.

— Asseyez-vous et tendez les bras !

J'obéis sans moufter.

— Plus haut, les bras, et moins écartés.

À peine suis-je dans la position requise que Pervenche enroule à toute vitesse autour de mes poignets un long brin de laine pour former plusieurs tours d'un écheveau lâche que Bouton-d'Or coupe d'un mouvement vif avant de m'en débarrasser pour le jeter dans une grande panière qui contient déjà les pelotes de la Conseillère. Ce petit jeu se poursuit à plusieurs reprises tandis que la Conseillère a toujours le nez plongé dans son registre.

— Cela fait deux jours que vous êtes absent…

— Oui, effectivement, mais j'ai prévenu…

— Oui, oui, nous savons tout cela. La question n'est pas là… Ce qui est curieux, c'est que je ne trouve pas… Mesdames, qu'en pensez-vous ?

Les trois têtes se rapprochent pour un conciliabule aux accents parfois véhéments. Bouton-d'or ponctue ses arguments en agitant ses ciseaux de façon menaçante.

— Décidemment, les instructions sont loin d'être claires, quand elles ne se contredisent pas carrément…

Je n'ai pas le sentiment que c'est à moi qu'elle s'adresse. Elle pousse un soupir en refermant son minutier, tandis que les deux autres reprennent immédiatement leurs activités. Je n'ai pas osé baisser les bras.

— J'ai bien peur que tout ceci ne soit pas, pour une fois, de notre ressort. Le mieux est de rentrer chez vous et d'attendre des directives qui ne manqueront pas de venir, c'est certain.

J'acquiesce  d'un mouvement de tête. Je commence à fatiguer des bras, moi.

— C'est l'histoire de quelques jours, probablement.

Ne sachant absolument pas que répondre, je me contente de me composer une expression dont la neutralité pourrait passer pour de l'entendement. Je suis assez doué pour ça, d'habitude. Je profite néanmoins de l'achèvement d'un écheveau pour baisser prestement les bras. Je ne me sens pas une vocation de dévidoir.

— Bien, vous pouvez vous retirer, maintenant.

Je ne me le fais pas dire deux fois et quitte cette industrieuse compagnie sur une brève mais courtoise salutation, qui n'obtient, bien entendu, aucun écho.

Complètement givrées, ces dames, mais au moins j'ai quartier libre pour quelques jours encore.

 

Après cet entretien délétère, j'ai besoin de changer d'air, la nuit tombe, mais je décide d'aller me promener et me mets en route d'un bon pas.

Je ralentis l'allure en sifflotant, puis je m'arrête brusquement. Une bizarre impression s'empare de moi. L'air que je siffle, c'est le premier mouvement du concerto entendu dans la boutique, et j'ai beau chercher dans ma mémoire, je crois bien que pendant tout le temps où je suis resté dans le salon boisé, seul ce passage a résonné. Perdu dans mes pensées, je marche au hasard sans pouvoir chasser de mes oreilles cette envoûtante mélodie faussement enjouée. Autour de moi, les silhouettes des passants se font rares et distantes, sombres et presque troubles. J'ai une soif terrible et je distingue au loin les lumières d'un bar. Je mets un temps infini pour y arriver, tandis que les ténèbres s'épaississent, et quand je touche au but, c'est pour découvrir qu'il est fermé. Je me mets en quête d'une fontaine, mais bien entendu, alors qu'elles sont habituellement nombreuses, pas une seule ne se profile à l'horizon. Il faudrait que je m'informe auprès d'un péripatéticien, mais dès que je fais mine de m'approcher de quelqu'un, il tourne les talons et disparaît, comme absorbé par le noir. Je me sens solitaire, dans une lassitude et une mélancolie intenses, comme autrefois, lorsque Grand-mère devait s'absenter quelques jours et qu'elle me confiait à la sollicitude intéressée des domestiques, abandonné à mes démons familiers. Il faut que je parle à quelqu'un, tout de suite, que je ne laisse pas s'installer cette envie de néant, cette désespérance de tout issue du passé. Je presse le pas, cours même désormais, ombre parmi les ombres qui me fuient, sourdes et aveugles à ma détresse. En voici une, coincée dans un angle entre deux immeubles ; je lui fonce dessus, mais voilà qu'elle se dissout au moment où je crois l'atteindre. Allons, j'ai la berlue. J'ai cru voir quelqu'un mais il n'y avait personne, comme toujours. C'est cela, j'ai cru rencontrer des gens, mais nous n'avons fait que nous effleurer, chacun prisonnier dans le plan de sa propre existence…

Je n'ai pas le loisir de pousser outre mes réflexions. La musique d'Avison qui ne m'a pas quitté va crescendo, tourbillon hallucinant. Une douleur d'une violence insoutenable me transperce la mâchoire, je porte une main à mon visage en ployant les genoux, cherchant de l'autre un appui que je n'ai pas le temps de trouver, car je m'évanouis.


Le troisième


Comment me suis-je retrouvé des durs pavés où je chutai la veille (était-ce bien la veille ?) au moelleux de mon lit ? Dire que j'ai peut-être été secouru par des pompiers et que je ne me suis rendu compte de rien. C'est trop con ! Je me tâte la mâchoire, mais tout va bien. Un lointain endolorissement résiduel, dont j'ai la conviction, va savoir pourquoi, qu'il ira en disparaissant ; le temps des grandes souffrances physiques est révolu. Quoi qu'il en soit, je me sens débordant d'énergie, je bondis hors du lit et fais des entrechats et jetés battus, m'amusant de ce qui me cogne le ventre – j'ai une gaule d'enfer – mais un petit rire grave me fige une jambe en l'air ; en tournant le torse pour voir qui m'épie, je perds mon assiette et m'écroule sur le lit, mais j'ai le temps de découvrir qu'il s'agit de Maruzza, assise tranquillement les jambes croisées dans un fauteuil à la tête de mon lit, un livre sur les genoux et une cigarette à la main. Mais comment est-elle entrée chez moi, cette diablesse ? À plat ventre – dans la position du baigneur sur les photos de bébés – je la regarde m'observer avec ce petit air moqueur et provoquant qui en fait une des femmes les plus désirables que j'ai jamais approchées.

— Bonjour, Nurse.

Salve, Bambino.

— Comment es-tu entrée ?

— Par la porte.

— Tu as une clef ?

— J'ai plein de clefs, mais là, je n'en ai pas eu besoin.

— C'est toi qui m'as fait ramener ici, hier ?

— Non. Tu t'es donc saoulé avec une autre que moi ?

— Pas vraiment, non… Mais peu importe ! C'est gentil de me rendre visite.

— Je suis venu voir si tu avais avancé. Tu dormais si profondément que je n'ai pas réussi à te réveiller. Enfin je n'ai pas insisté vraiment non plus.

— Merci, Nurse.

— Ne me remercie pas. C'est grave de réveiller un homme qui dort. On ne doit pas le faire à la légère, sans un motif sérieux, et je n'en avais pas.

— Alors tu as veillé sur mon sommeil…

— Non, j'ai attendu, simplement. Ce n'est pas durant ton sommeil que tu aurais besoin que l'on veille sur toi.

— Maintenant que je ne dors plus, tu peux veiller sur moi, alors. Et d'abord, tu pourrais venir m'embrasser pour me souhaiter une bonne journée.

Elle ne répond pas, mais écrase posément sa cigarette puis décroise lentement les jambes et vient s'asseoir sur le bord du lit, près de moi. Elle pose des doigts légers sur mes reins et me caresse lentement, des épaules aux cuisses. Puis je sens ses lèvres qui frôlent ma peau, à l'endroit où elle a posé sa main ; tous mes poils se hérissent et je ne peux retenir une saccade convulsive du bassin, la verge raide dans la ouate brûlante de la courtepointe. Sa main m'invite à me retourner – je m'exécute bien volontiers – et elle entreprend de me manipuler avec science et détachement. Les anneaux d'or à ses doigts cliquètent en rythme, ses yeux insondables fixent mon visage.

Son maintien, son allure, ses gestes sont à ce point dépourvus de vulgarité et de lubricité que cela ajoute encore à mon émoi et je ne tarde pas à rendre les armes sous son énigmatique sourire de vestale. Son rituel achevé, elle se penche sur moi, prenant garde à ne pas souiller son tailleur, et dépose un baiser sur mon front.

— Je sais que tu vas dormir encore, Bambino. Mais à ton réveil, il faudra te mettre au travail. Tu as peut-être moins de temps que tu ne le crois.

Je voudrais lui demander pourquoi son strict chignon est aujourd'hui d'un blond oxydé, mais je m'endors sans pouvoir articuler une parole.

 

J'ai rêvé durant cette sieste involontaire. Je ne rêve pas, d'habitude. Ou très peu. Ou de situations anodines. Comme offrir un robot de cuisine multifonctions à une amie ; qui m'a expliqué que très probablement, cela exprimait mon désir d'avoir avec elle, sans le savoir, une relation sexuelle torride, et peut-être même brutale. Pas besoin d'être psychanalyste pour entendre dans son intonation enthousiaste que de son côté, il ne s'agissait pas d'un désir inconscient.

Dans mon rêve, je monte à cru un cheval gigantesque dont le poil sombre a des reflets rouges dans le crépuscule. Derrière-moi, contre mon dos, je sens un corps, immense lui aussi. De grosses mains assurent les miennes sur les rênes, et les avant-bras, passant le long de mes flancs qu'ils enserrent, sont couverts d'une toison rousse.

Il y a des aboiements, des rumeurs qui enflent pour devenir cris et clameurs qui nous environnent. Le cheval accélère l'allure, passe du trot au galop, mais ne s'emballe pas. Nous chevauchons parmi le tumulte, sans crainte, calmes et impériaux. Nous laissons le vacarme derrière nous, sans ralentir notre allure. Entre mes cuisses, je sens la chaleur du cheval, et contre mon dos celle du cavalier. Je n'ai absolument pas peur et je voudrais que cette cavalcade ne s'arrête jamais. Je reconnais le paysage. Au bout de cette prairie dont la brune a chassé l'éclat, il y un à-pic, mais je fais confiance à l'autre cavalier pour contrôler notre course. Peut-être même allons nous le franchir d'un saut démesuré, car déjà notre monture semble voler plus que galoper. Nous sommes presque au bord de la falaise. Une détonation laboure l'air, notre cheval se cabre. Plaqué sur son encolure, je maintiens mon assise, aidé par ce grand corps robuste derrière moi.

Nous restons suspendu une éternité, et j'ouvre les yeux pour la seconde fois de la journée, estimant en fonction de la lumière, qu'il est largement plus de midi.

Drôle de rêve. Cela signifie probablement que j'ai la pulsion latente d'acheter un lave-vaisselle, va savoir ?

Se lever ou pas, that is the question? Pourquoi se lever, d'abord ? Je n'ai pas envie de pisser, je n'ai pas faim. Je boirai volontiers un grand verre d'eau, pour tenter de chasser ce goût douceâtre dans la bouche, comme un excès de pâtisseries orientales, de pâtes d'amande, de loukoums – turkish delight, aurait-Elle dit –, mais il est probable que cela ne servirait à rien, alors pourquoi se donner la peine ? La première erreur de la journée, c'est de se lever ; ça ressemble à un aphorisme rebattu, mais comment être original dans ce monde qui a déjà tant vécu ? J'en suis découragé d'avance. En même temps, rester couché, c'est abdiquer, c'est la solution de facilité. Ne rien faire, refuser de prendre part à tout ça, en opposant aux convulsions obligatoires, aux gesticulations de rigueur, à l'agitation imposée la force grave de l'inertie.

Bon, trêve de philosophie à la petite semaine. J'ai un travail à faire, a dit Maruzza.

Je fais un essai sur une partie excentrée de la fresque, pour voir si j'ai bien retenu la manœuvre. Ça a l'air de marcher, et une fois la croûte granuleuse grattée et brossée, un petit pan de couleur apparaît. Je décide donc de m'attaquer aux deux figures effacées, ou plutôt dissimulées, en m'interrogeant sur les motivations qui peuvent bien conduire à venir ainsi camoufler une œuvre plutôt plaisante même si la manière n'en est pas impeccable. En tout cas, je la trouve plus réussie que la paroi perpendiculaire en trompe-l'œil maladroit, qui imite vaguement la fausse pergola et le jardin peint de laFarnesina. Pour être plus à l'aise, je commence par dégager le mur, en déplaçant notamment une console vermoulue flanquée de deux chaises miteuses. Que de vieilleries sans intérêt dans cet appartement. Je me demande si la Signora Wilson a vraiment trouvé des pièces intéressantes dans ce fatras inesthétique et pitoyable. Si tel est le cas, je lui en veux de ne m'avoir laissé que cette antiquaille dérisoire, inutile et encombrante.

En cadence avec les accords un peu saccadés de la suite en mi-mineur Le Tambourin, de Jean-Philippe Rameau, je progresse rapidement, plus rapidement que je ne l'aurais imaginé – une des figures du couple central, il s'agit d'Éris, la fille de La Nuit, est presque entièrement dégagée –, mais je m'inquiète de savoir si je disposerai d'assez de ces liquides pour moi magiques. Je m'amuse de voir que par un jeu plaisant, l'artiste a utilisé une petite protubérance du mur pour y placer le nombril de la jeune divinité.

Je pose l'index sur cet espiègle ombilic – tiens, ça s'enfonce un peu ! – et j'entends une sorte de claquement sec sur ma gauche puis – ô stupeur ! – je vois qu'une fente sombre et verticale vient de faire son apparition au beau milieu des artifices de perspective du jardin à la détrempe.

Il s'agit d'une porte basse et étroite, dont le battant n'est pas monté sur des gonds à paumelle, mais pivote sur un axe. Je repousse ce vantail et admire l'ingéniosité du mécanisme ainsi que l'habileté du peintre qui a camouflé les inévitables solutions de continuité dans le dessin du treillage, comprenant que l'exécution faussement maladroite de l'ensemble n'a pour objectif que d'éviter que l'on vienne l'observer de près. Après avoir fait jouer de nouveau le dispositif, je franchis – de biais, tant elle est restreinte – l'ouverture pour pénétrer dans une petite pièce aveugle.

Je saisis maintenant que je n'avais pas fait d'erreur de mesurage dans le plan, et qu'il y a donc bien un espace caché entre ma chambre et le salon vert. Même si son aménagement doit être contemporain de la construction du palazzo, elle a été utilisée depuis, car ma main dans un tâtonnement automatique trouve sans difficulté un interrupteur qu'elle actionne tout aussi instinctivement, révélant ainsi le contenu de ce réduit agencé en dressing.

Des robes ! Des robes partout. Suspendues sur des cintres en bois, posées sur des valets de cuivre et d'acajou, accrochées à des patères. Un éblouissement ! Je reconnais les styles des plus grandes maisons, voire des modèles précis de couturiers fameux. Je vais pour décrocher une exquise robe de cocktail, et la bretelle reste sur le cintre. J'essaie avec une autre, qu'il me semble avoir déjà vue quelque part, mais le simple fait de la saisir déchire le tissu. Tout est bouffé aux mites, et au moindre contact tombe en lambeaux ou en une poussière qui me fait éternuer, si fort qu'en prenant appui sur un portant surchargé, il cède et me fait perdre l'équilibre. Je me retrouve empêtré dans ces loques et ces haillons, ces hardes délitées qui exhalent en se désagrégeant les nuées d'une cendre aveuglante, me desséchant la bouche et les narines. Les yeux me piquent, les muqueuses me brûlent, je suffoque, battant des bras pour m'extirper de cette pagaille que les mouvements désordonnés que je tente pour m'en extraire ne font qu'aggraver. Il me vient la pensée horrifique que je vais mourir dans ce cagibi, asphyxié par ces nippes empoisonnées, les bronches incendiées par la décomposition de guenilles pulvérulentes et vénéneuses, magnifique piège placé là à l'intention du premier crétin dans mon genre. En dépit de ces lugubres réflexions, je parviens tant bien que mal à sortir de ce sépulcre hypothétique, crachant et toussant mais néanmoins triomphant.

Qui peut avoir ourdi cette chausse-trappe mortelle ?

Assis contre le battant refermé sur ce traquenard létal, je reprends mon souffle, mon calme et mes esprits. Ne nous emballons pas. D'abord, si on avait voulu monter une embûche de ce type, on n'aurait pas pris soin de faire en sorte qu'elle ne puisse être efficace que par un pur hasard, puisqu'on s'est donné la peine d'en celer l'accès, à moins que justement, cela ne soit une sournoiserie de plus, pour rendre encore plus désirable l'entrée dans cette ingénieuse ratière ? D'où me vient cette brusque paranoïa ? Je suis d'un naturel plutôt confiant – trop confiant, disait Grand-mère, on se servira de toi –, il faut qu'on ait saupoudré ces robes d'une quelconque substance hallucinogène, subtil raffinement destiné à faire perdre l'entendement à l'infortunée victime, diminuant ainsi ses moyens en même temps qu'on décuple les affres de son agonie. Ah non, voilà que je recommence à divaguer !

Je renonce pour l'instant aux travaux sur la fresque. J'éprouve une faim terrible, enfin non, pas vraiment une faim, une envie de viande crue et poivrée. J'en salive et cela chasse enfin ce goût doucereux. Plus j'y pense, plus cette appétence s'amplifie ; il me faut des épices, du poisson cru mariné, des chairs vives dans lesquelles mordre sauvagement, sans retenue. Mais qu'est ce que c'est que ces délires ? Ça doit être encore un effet de la poudre stupéfiante… Mais non, mais qu'est-ce je raconte, voilà que je recommence !

Il faut absolument que je sorte, pour m'éclaircir les idées. Un coup de peigne et une veste, et me voilà déjà dans la cour.

Décidemment, c'est la journée des surprises !

Dans la cour, resplendit la carrosserie blanche de ma Lotus. Le portiere m'explique qu'il a sonné, mais que je n'ai pas répondu, alors le garagiste l'a laissée là, et que je dois passer le voir pour le régler. Il me dit aussi que pour une aussi belle voiture, il y aura une exception et que je pourrai la stationner dans la cour. Je n'écoute ses explications que d'une oreille distraite, tout à ma joie. Mon père avait offert ce roadster comme cadeau de premier anniversaire de mariage à ma mère, en même temps que pour fêter ma naissance. Il l'utilisait plus qu'elle, qui n'était pas très douée pour la conduite et n'avait souhaité ce modèle – Elan S3 – que pour son aura de luxe et d'élégance. À la mort de mon père, le petit bolide plat fût remisé dans une grange et j'avais toujours cru que ma mère était partie avec lorsqu'elle quitta l'Europe – ou tout du moins qu'elle l'avait vendu, elle n'était pas du genre à abandonner derrière elle quelque chose de monnayable –, mais il en n'était rien. Pour ma majorité, Grand-mère me fit l'immense bonheur de me l'offrir, après l'avoir fait secrètement restaurer. J'en fus très étonné, car à l'époque, il n'était pas courant qu'il se passe quelque chose sur le domaine sans que j'en sois averti, d'une manière ou d'une autre. Il est vrai que je n'allais guère au Château depuis qu'il avait été fermé après le départ de ma mère, huit ans auparavant. Grand-mère avait préféré rester au Manoir, où elle s'était installée suite au mariage de son fils, officiellement pour ne pas gêner les jeunes époux, mais en fait, je l'ai compris ensuite, parce qu'elle ne supportait pas sa bru. Elle avait désapprouvé ce mariage, et l'avait fait savoir, sans s'y opposer.

Le Château était aussi le lieu de trop de mauvais souvenirs pour Grand-mère. Il en allait de même pour moi. Quelques mois après mes dix-huit ans, entré légalement en possession de mon héritage, je le cédai à une multinationale qui le transforma en hôtel de luxe. Une partie de la vente me fût versée, à ma demande, sous forme de parts dans la société qui l'exploiterait. Une très bonne affaire – j'avais lu quelque temps auparavant un article sur le boum des séminaires d'entreprise –, puisque cela, ajouté au reste, me permettrait de vivre confortablement sans travailler. Je n'en parle jamais dans mon entourage professionnel, car cela lui fournirait une explication séduisante, bien qu'erronée, au comportement de dilettante que l'on me reproche parfois à demi-mot ; je ne crois pas que je me conduirais plus sérieusement dans un contexte différent.

Le portiere me tend les documents que lui a laissés le garagiste, ainsi qu'un pli qu'on aurait remis à mon intention, mais je suis trop excité pour y prêter attention et je pose l'ensemble sur le siège passager. Où aller, en ce milieu d'après-midi et par ce beau temps ? Plusieurs jours qu'il fait beau d'ailleurs, un soleil vif et un ciel dégagé, avec quelque chose d'immuable, de figé, de suspendu, une parenthèse ouverte en attente, immobile, une stase hermétique.

Sortons de la ville, déjà, en profitant de cette heure où la circulation n'est pas trop dense. Tout en roulant, faussement indifférent aux regards admiratifs, je passe en revue les destinations possibles. La Villa d'Este ? Elle sera comme d'habitude envahie de touristes incapables de saisir, même confusément, que leur accoutrement et leur comportement ne sont pas seulement une insulte à l'esprit de ce lieu, mais la négation même de l'intention qui a présidé à sa conception. « You waste your time with hate and regret » me souffle Madonna dans le lecteur de disque compact de l'autoradio bloqué pour répéter sans discontinuer son single avec cinq versions de Frozen ; c'est au moment où attaquent les rythmes soutenus de l'extended club mix que je peux enfin prendre de la vitesse sur la route nationale. C'est décidé, je vais à Caprarola.

Mais jamais je n'atteindrai cet endroit magnifique. Par une espèce de sortilège, je passe la fin d'après-midi et le début de soirée à tourner autour de l'éminence couronnée par la petite ville que domine, énorme joyau, le château. Toutes les routes que j'emprunte ne font que tourner autour de la colline et je ne parviens pas à trouver celle qui mène au sommet. Je n'aurais pas dû partir sans carte. Je m'obstine, bien que l'heure de fermeture soit passée depuis longtemps. J'avais tellement envie de revoir ce palais à l'architecture parfaite, rêve géométrique élevé sur les fondations d'une ancienne place forte à plan de pentagone régulier, chacun des cinq angles étant lui-même doté d'une excroissance en terrasse à cinq côtés égaux, structure fractale suggérant l'infini.

Je rentre, épuisé et démoralisé. Cette excursion sans succès est bien à mon image, tiens ! Toujours des projets qui échouent sans que j'y puisse rien, des intentions qui n'aboutissent pas à cause de puissances que je ne contrôle pas, des réalisations inachevées… Partir ne m'aura servi à rien, une force maligne me tire en arrière, bloque mes aspirations, coupe mes élans, les réduisant à de stériles velléités. Un désenchantement récurrent qui m'apparaît ce soir comme insurmontable. Je remets le contact. Pourquoi ne pas en finir ? Rouler comme un dingue et, sur une route déserte, me précipiter à deux cents kilomètres heure contre un pylône, ou mieux encore, sortir d'une route de corniche, planer quelques secondes et m'annihiler dans une déflagration de métal en fusion.

Un coup d'œil sur la jauge me détourne de mes funestes intentions. Le réservoir est pratiquement à sec. Encore une résolution avortée.

Nonobstant mon éreintement, je fais quand même l'effort de refermer la capote de la Lotus, bien qu'il soit peu probable qu'il pleuve durant la nuit, et je pense à prendre les documents abandonnés sur le siège. Je me déshabille dans le séjour et vais prendre une longue douche qui ne me délasse pas. Je n'ai pas faim, le goût de miel est toujours là, et je n'ai qu'une envie, c'est de m'étendre et de fermer les yeux pour une éternité.

Lorsque je pénètre dans ma chambre, Maruzza est là, assise dans le fauteuil, fumant tranquillement, énigmatique. Je n'ai même pas la force d'être surpris, et je me glisse entre les draps frais.

— Tu me lis un des contes d'Andersen, Nurse ?

Elle prend le livre posé sur le guéridon.

— Lequel veux-tu, Bambino ?

La petite Sirène

— Je vais plutôt choisir La Reine des Neiges

— Je ne l'aime plus trop, celui-ci, Nurse

— Je sais, Bambino, je sais…

Elle s'assied au bord de mon lit, le livre ouvert sur les genoux et tourne lentement les pages pour trouver le conte, j'essaie de garder les yeux ouvert – d'autant plus que je crois voir un arc-en-ciel passer par la fenêtre pour venir mourir à ses pieds – mais c'est trop difficile, et avant même qu'elle ait commencé à lire, je sombre…


Le quatrième


Lorsque je m'éveille, le soleil est déjà haut dans le ciel, et je me sens très reposé, très en forme, hormis ce ressenti de satiété sucrée dans la bouche. J'écarte l'idée même de prendre un petit-déjeuner, me contentant d'une tasse de café que j'emporte avec moi pour faire le tour de la maison, ouvrant en grand toutes les croisées. Une senteur de lys blanc entre rapidement dans l'appartement et quelle que soit la pièce dans laquelle je me trouve, il me semble qu'on y a déposé un immense bouquet mais que celui-ci reste invisible à mes yeux. J'ai beau scruter les portions de la cour à partir des divers points de vue offerts par les différentes fenêtre, je ne découvre rien qui puisse expliquer d'où provient ce parfum entêtant. Sans doute arrive-t-il d'un autre appartement de l'immeuble.

En retapant vaguement mon lit, je découvre que Maruzza a laissé à mon chevet des sels de bains parfumés dans un flacon irisé. Charmante attention.

Je ramasse mes vêtements abandonnés en vrac sur le sol, et j'avise les documents que j'ai pris dans la voiture. Au contraire de la première fois où je l'ai eu entre les mains et n'y ai pas prêté attention, le pli, sans aucune mention, remis par le portier – qu'est-ce qu'il a dit déjà à son sujet ? – éveille tout de suite mon intérêt : c'est le même papier hollandais, avec son toucher de feutre et sa nuance crémeuse, que la lettre trouvée dans la malle ! Je brise avec brusquerie le sceau de cire noire – en voilà bien du Grand-Guignol – et en tire une carte de très fort grammage qui m'informe que je suis invité à une représentation – en fait, il est écrit La Représentation – le lendemain à vingt-deux heures très précises ; et black tie de rigueur, s'il vous plaît !

Je dévale les escaliers en espérant que le portiere sera là. Coup de bol, il est à son poste, se livrant à l'une de ses indéfinissables activités – cet homme a l'art consommé de paraître occupé sans ne jamais rien faire de précis – mais tout à fait disposé à tailler une petite bavette. La conversation est longue et malaisée, car outre les habituelles subtilités linguistiques, ses réponses sont, je finis par le comprendre, marquées par le présupposé qu'il ne voit absolument rien d'anormal à la situation, et même qu'elle est dans l'ordre des choses. Par exemple, quand je demande qui a remis ce pli, il me dit l'autista ; pas un chauffeur, mais le chauffeur. Je reformule pour vérifier si j'ai bien compris : donc un chauffeur a laissé ce pli à mon intention ?

— Oui, le chauffeur.

— Le même chauffeur que d'habitude, donc ?

— Lui ou un autre, quelle différence ?

— Mais comment savais-tu – on passe vite au tutoiement, dans cette langue – que c'était le chauffeur ?

Va savoir pourquoi je me lance dans ces arguties, mais j'ai le sentiment soudain et angoissant qu'il est très important que je fasse semblant d'être au courant – ce qui n'est pas chose facile – ou mieux que je donne l'impression que je vérifie comment sont allées les choses sans laisser soupçonner que je suis en quête d'informations.

— Il portait la divisa.

Il me faut un petit délai pour me souvenir du sens de ce mot. Ah oui, l'uniforme ! C'était donc un chauffeur en livrée.

— Et il a dit que c'était pour moi ?

— Non, il n'a rien dit.

J'essaie de rester très détaché.

— Mais comment savais-tu, alors, que c'était pour moi ?

— Et pour qui ça pouvait être d'autre ? C'est toi qui habites l'appartement, maintenant…

De plus en en plus déroutant. Je me donne le temps de réfléchir en sortant le carton de son enveloppe. Le texte est rédigé à la main, dans une écriture – la même que dans la lettre mystérieuse – très régulière, haute, sèche et anguleuse, dont les déliés forment des petits crochets féroces et menaçants. L'encre est noire, mais sous une certaine inclinaison, quand la lumière est rasante, elle prend des reflets violacés du plus funèbre effet. Je m'aperçois, désorienté, que le lieu de ladite représentation n'est pas précisé, mais me remémorant la précédente conversation avec le portiere, j'ai une intuition.

— Et la voiture, elle vient à quelle heure, d'habitude ?

— À vingt-et-une heure trente précises.

Bingo. La Rolls.

— Bien, je te remercie.

— À ton service.

Je remonte et commence à tourner en rond dans l'appartement en ne sachant quel parti prendre. Chaque nouvel élément, au lieu d'éclairer l'énigme, ne fait qu'ouvrir des hypothèses encore plus déconcertantes. Le bruit d'eau dans la salle de bain me tape sur le système. Quand est-ce qu'il va se décider à venir, ce damné idraulico ? L'odeur des lys me soulève le cœur. Une part de moi-même a envie de déguerpir pour fuir une situation devenue oppressante où je me sens environné de dangers invisibles, mais d'un autre côté, une curiosité irrépressible me pousse à continuer ce petit jeu de cache-cache pour savoir où il me mènera. Je me mets sans conviction au nettoyage de la fresque, m'attaquant à la figure ailée qui tient la main d'Éris. Et si je tombais dans un guet-apens ? Destiné à me rançonner, par exemple. Bien que l'époque soit révolue, je sais qu'il peut s'en passer de belles dans ce pays. Il y quelques années, ils ont même tranché l'oreille d'un petit garçon vaguement apparenté à l'Agha Khan, pour décider un peu sa famille à payer. Mais non c'est ridicule, j'aurais été enlevé en pleine rue, voilà tout. Mais que ferait mon fondé de pouvoir ? Est-ce qu'il a mandat pour ça ? Et s'ils m'exécutaient ? Dire que je n'ai même pas fait de testament. Bon je suis un peu jeune pour ça, il est vrai. Pourtant Grand-mère a insisté plusieurs fois pour je prenne mes dispositions. Tu comprends, s'il t'arrivait malheur, ce serait Elle ton héritière. Tout lui reviendrait, et ça, je ne le supporterai pas. Mais c'était avant que l'on apprenne qu'Elle avait disparu corps et bien quelque part en Amérique Latine. Bien qu'on n'ait jamais eu de confirmation du décès…

Toutes ces cogitations sans fondement me fatiguent, je laisse mon ouvrage et m'étends sur mon lit où je m'endors comme une brute, sans même entendre la fin de la première des dix répétitions que j'ai programmées de La Sonnerie de Sainte-Geneviève du Mont-de-Paris, de Marin Marais.

Où suis-je ? Et quelle heure est-il ? Cette fois, lorsque je m'éveille, j'ai du mal à me rassembler. C'est étrange, quand même, cette narcolepsie. J'ai le sentiment de ne plus exister qu'en pointillés, par des accès de veille dans un long tunnel ténébreux et velouté. En tout cas, cette sieste a chassé mes hésitations. J'irai à cette fameuse représentation – peu importe qui m'y a convié – et j'obtiendrai peut-être le fin mot de cette histoire. Quoi qu'il en soit, il me faut une tenue de soirée. Qu'est-ce qu'il a dit, déjà le tailleur ? Deux jours ? Voyons, c'était avant-hier, il me semble bien. Oui, mais fallait-il comprendre deux jours, soit deux fois vingt-quatre heures à partir du moment où j'ai quitté la boutique, ou bien deux jours pleins, ce qui signifierait alors demain ? Comment savoir, toutes ces expressions sont tellement imprécises. D'ailleurs, quel jour de la semaine sommes-nous, au juste ? Avec tous ces événements, j'ai complètement perdu la notion du temps, moi. Le mieux est de repasser sur place, ainsi, même si c'est pour demain, je pourrai lui dire que c'est impératif.

Je marche d'un bon pas en coupant par l'itinéraire le plus direct ; l'après-midi est déjà bien avancé, et il ne s'agirait pas que le lieu soit déjà fermé. Mais parvenu devant l'endroit, je n'arrive pas à en croire mes yeux. Je n'ai même plus de mots pour décrire mon désarroi et reste, plusieurs minutes, statufié et ahuri. À la place de la devanture, sur toute sa longueur, s'élève maintenant un mur de briques, comme on en érige dans les ouvertures, pour les condamner, des bâtiments désaffectés. Une bouffée de colère me submerge. Mais qu'est ce que c'est que ce cirque, bordel de merde ! Ils ont l'intention de me rendre dingue, ou quoi ? J'ai envie de hurler, de donner du poing sur ce parement imbécile et impossible. Aussi rapidement qu'elle m'a inondé, ma rage reflue et une sueur glacée me fait frissonner. En fait, je deviens fou, c'est aussi simple que ça. Toutes ces péripéties ne se déroulent que dans mon imagination et je suis la proie d'hallucinations provoquées par le plus grand des désordres mentaux. Je m'approche du mur pour l'examiner. Lui, il est bien réel, ça c'est certain. Les briques ne sont pas neuves, mais elles ne sont pas non plus érodées ou excessivement poussiéreuses. Les joints sont creux, et avec la lumière qui décline, difficile de déterminer leur âge. En fait, cette paroi aurait aussi bien pu être dressée il y a deux jours que deux mois auparavant. Je m'éloigne lentement en essayant de raisonner calmement. Je ne dois pas être complètement fou, parce que sinon, je ne serais pas capable de penser que je le suis. Bon, j'ai peut-être des bouffées délirantes, mais entre celles-ci, je retrouve toute ma lucidité. Enfin, probablement, parce qu'il est possible aussi que je sois justement en pleine crise et qu'en fait la boutique était là, mais que j'ai imaginé qu'elle était murée. Bon, partons de l'hypothèse qu'en ce moment, j'ai toute ma tête : cela ouvre deux postulats inconciliables. Soit ma première visite chez le tailleur n'était qu'une illusion, dont le souvenir m'est aussi vif que si je l'avais vécue, soit la boutique a été effectivement murée entre temps. Après tout, on peut peut-être faire faillite très vite dans ce pays, et être amené à mettre la clef sous la porte du jour au lendemain. Ou alors on a planifié tout cela, et je suis au centre d'une machination singulièrement sophistiquée… Non, écartons cette théorie du complot qui me ramène à la question initiale de ma santé psychique…

Lorsque je sors de mes réflexions byzantines, c'est pour m'apercevoir que cela doit faire un bon bout de temps que je marche au hasard, car il fait vraiment nuit, et je suis assez loin de mon domicile. J'ai dû traverser le fleuve sans m'en rendre compte, ou alors j'ai fait un sacré détour. De toute façon je ne suis pas perdu, et je visualise très bien le chemin le plus court pour rentrer. J'accélère un peu l'allure, mais cette fois, je prends le temps d'admirer la perspective lorsque j'emprunte le pont piéton qui me ramène chez moi.

Et quand il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre… Cette phrase s'impose tandis que je remonte la via Giulia, déserte, blafarde, quasi sépulcrale au point qu'un puissant sentiment d'irréalité m'envahit et qu'il me semble que je marche dans une composition de Chirico, le monde s'aplatissant autour de moi. Encore une hallucination… Encore quelques dizaines de mètres, et je serai enfin à la maison, à l'abri de ces mirages.

J'ai parlé trop vite, car à l'intérieur le parfum des lys persiste, et lui aussi doit être le fruit de mon esprit confus. Singulièrement, je n'arrive pas à trouver le sommeil et je me relève. Quel dérivatif inventer pour ne plus remuer toutes ces pensées obsédantes ? Je voudrais que tout cela cesse. Une chose est sûre, je ne serai pas en mesure de me rendre à l'invitation du lendemain soir ; je ne m'en sens plus le courage, et pas question d'aller louer en vitesse une tenue de soirée de confection qui m'ira comme un tutu à un haltérophile. Et puis je déteste porter des vêtements qui ne m'appartiennent pas.

J'avise la télévision et faisant une entorse à mes principes, je la retourne – pourvu qu'elle fonctionne – et m'installe dans un de ces horribles fauteuils.

Je m'absorbe dans une aventure de James Bond que j'ai déjà vue au cinéma – Die another Day – et glisse dans l'inconscience en pensant vaguement que c'est volontaire.


Le cinquième


Mon corps ne m'appartient plus, il n'est plus là, on m'a séparé de lui, et même son souvenir, je n'arrive pas à l'évoquer. Je suis désincarné. Je n'ai plus d'yeux à ouvrir, plus de membres à bouger ; je gis, je flotte, je plane ; je suis suspendu en un lieu sans matérialité, sans gravité, sans temporalité. Plus aucun stimulus ne me parvient ni ne m'atteint, et je n'ai plus prise sur rien. Il n'y a ni dehors ni dedans, ni contenu ni enveloppe. 

...

[Lisez la suite et la fin de ce roman, publié chez Actes Sud en 2008. Il est disponible à la vente dans les librairies (sur commande) et sur les sites de vente en ligne comme Amazon Chapitre, FNAC, etc.]
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