la siréne qui veut voir la mer

hectorvugo

J’étouffe dans mon aquarium. Je manifeste à coups de nageoire quand la colère se fait trop grande.

Mes camarades d’infortunes me regardent de travers. La plus ancienne, une sirène comme moi, me sermonne : « un jour, la boule te mettra à la porte et tu vivras dans la rue. ». La boule, c’est le patron. On le surnomme ainsi car il ressemble réellement à une boule (1m65 pour 95 kg). Ce vieillard à la bedaine protubérante ne paye pas de mine. Et pourtant. Il est à la tête d’un zoo itinérant, un grand chapiteau voyageant autour du monde. L’homme roule sur l’or, porte deux chevalières, une Rolex, une boucle d’oreille. Pas d’alliance à ce que je sache. L’amour n’est pas son truc.

Chacun sa came c’est ce que me serine la vieille sirène. Des amours, elle en a connu au point d’avoir une opinion très tranchée sur les hommes. Elle est revenue de tout.

Comprend elle au moins ce que je ressens ? J’en doute. A son âge, son besoin de liberté s’est réduit. Elle a l’arthrose des grands espaces. Elle se contente de peu. Un aquarium d’eau de mer chauffé à 20 degrés suffit à son bonheur.

Je dis la vieille parce qu’elle a 100 ans. Ça surprend. Quand on la voit, on croirait une jeune avec des atouts à faire pâlir miss Monde.

Beaucoup de visiteurs nous imaginent jumelles (c’est dire).

Nous sommes un fantasme. Nous avons des formes aguichantes, une longue chevelure brune dont les extrémités recouvrent les contours de notre sein droit. Bref nous plaisons.

La preuve, il y a à peine une heure, un groupe de touriste japonais s’est arrêté à notre hauteur et nous a mitraillées.

J’ignore combien de photos ils ont pris.

La boule les a dirigés vers l’allée des pingouins, moins attractives à en croire la vitesse ou ils en sont sortis.

On a eu un moment de fou rire avec la vieille, des bulles de plaisirs au dessus de notre eau.

-          Comme ça on est à Tokyo pour trois jours la vieille ?

-          Non le jeunette, nous sommes à New York

-          Ce n’est pas croyable !

-          Si je t’assure.

La jeunette, j’aime ce sobriquet. Elle peut encore, j’ai trente ans. C’est jeune pour une sirène.

Si vous saviez comme j’en ai marre de voyager dans une cuve d’eau, de ne voir que des visages déformés. Je ne connais rien du monde, excepté ce que la vieille m’en dit.

Et ce n’est pas rose, pas rose du tout. J’y crois à peine, c’est que la matriarche est très pessimiste.

Le public jalouse nos vies de recluses. C’est très symptomatique ici même. Je le vois surtout dans le regard des femmes et des enfants. Ils rêveraient d’être à ma place. Quelle idée ! Ils sont si pâles. J’aimerais leur conseiller une cure de thalassothérapie.

-          Te fatigue pas la jeunette. La mer n’existe pas ici

-          A New York ! Mais tu délires. Il y a la mer, l’Atlantique

-          Révise tes manuels d’histoire ma grande. L’Atlantique c’était bien avant. Aujourd’hui c’est le désert à la place.

-          Tu délires là.

-          Non je n’ai jamais été aussi sérieuse. Si tu veux on vérifie ce soir

-          Et comment ? Tu sais sortir d’ici ?

-          Oh que si.

-          Et pourquoi tu ne me l’as jamais dit ?

-          Parce que tu nous dis toujours que tu es bien ou tu es

-          C’est une posture la vieille. Je fais comme toi. Je suis mal tout comme vous..

-          Mais tu es trop fière pour nous l’avouer

-          C’est juste. Tu sais sortir d’ici toi ?

-          Tu me l’as déjà dit, tu radotes la jeunette.

-          Raconte.

-          Non je ne sais pas si je devrais. Tu ne tiens pas ta langue.

-          Allez ! Promis, je serai muette comme une tombe.

-          T’as intérêt la jeunette. Bien. Pendant que tu dors, avec les pingouins on fait le tour de la ville avec une voiture baignoire.

-          T’as fumé la vieille ou quoi ! Une voiture baignoire ! Mais tu me prends pour une sardine.

-          Non pas du tout

Et voilà qu’elle appelle Pitch le vétéran des pingouins. Ils parlent en langage des signes. Je n’y comprends rien.

-          Pourquoi tu plisses des yeux la jeunette ? Ta vue baisse ?

-          Non, c’est que Pitch va trop vite avec ses gestes. Je ne suis pas la conversation. Qu’est ce qu’il dit ?

-          Ils passent nous prendre dans trois heures.

-          Mais dans trois heures on ferme et tout le monde dort.

-          Ce que tu peux être sardine quand tu t’y mets.

-          On va faire le mur ?

-          Oui

L’ombre du dernier visiteur a quitté le zoo depuis bientôt trois quart d’heures. Les balayeurs nettoient les couloirs, la plupart baisse les yeux. Ils ont abandonné l’idée d’avoir du désir pour nous. « Avec le temps j’ai compris que quand un homme baissait les yeux c’est qu’il ne rêvait plus » me souffle la vieille.

La lumière suit les balais et disparait quand le sol brille. Je n’ai jamais vu le sol briller, je l’ai toujours senti.

Pour la première fois ce soir je le découvre. Un effet bienveillant des phares de la voiture baignoire qui roule en direction de notre aquarium.

Le véhicule s’arrête à notre hauteur.

-          Le carrosse de ces dames est avancé.

-          Comment on sort de l’aquarium ?

-          T’es pas maline la jeunette. Sers-toi de ta nageoire comme un ressort. Regarde

La vieille quitte le bocal tel un kangourou et atterrit dans la baignoire. Plouf !

Je l’imite. Re plouf !

-          C’est qu’on est serrée la dedans

-          Oui comme des sardines

-          Tu vois que tu en es une parfois, la vieille

-          T’as de l’esprit quand tu veux la jeunette

-          Bon mesdames, trêve de commérages, en route

Pitch traverse le zoo au pas. Ca ronfle autour de nous. Aucun risque d’être repéré. Même le garde à la porte d’entrée dort.

Dehors c’est le choc. La ville est grise. Aussi haut que montent les immeubles, ils ne verront pas la lune. Le ciel est tout aussi gris. Quelle tristesse. Même les fenêtres des buildings nous renvoient une faible lumière qui éventre à peine le brouillard nocturne.

Nous cherchons la lune aussi, sans succès. Encore heureux que Pitch ne convoque pas les étoiles pour se guider dans cette purée de pois.

Je soupire de déception. La vieille m’enlace et me console.

-          Je sais ça fait tout drôle.

Où est la vie ? Pas dans la rue. Elle est déserte, l’effet effrayant d’un couvre-feu. Les gens sont chez eux et n’ont que la vue de leur papier peint pour s’évader si tant est qu’ils le peuvent. Je comprends mieux, dès lors, le regard que ces femmes et enfants jetaient sur nous.

Les grandes avenues s’offrent à nous malgré leur peau rongée par quelques nids de poule. « Cela fait si longtemps que l’on ne roule plus ici » nous confie Pitch.

Lui a connu New York aux heures les plus heureuses, celles ou Broadway était encore sur « On ».

Les théâtres se sont vidés et ont laissé place à d’immenses garages à vélo. Etrange mutation.

-          Le spectacle s’est fait la malle peste Pitch

-          Aux Indes ou ailleurs surenchérit la vieille

Elle fait de l’esprit pour éviter de pleurer.

Times Square est un terrain vague, seul le vent y joue. Quelques réverbères font de la résistance en se tenant la main. La rouille les emportera.

Je n’ose pas imaginer à quoi ressemble cette ville le jour. A une malade en phase terminale, prise parfois par des élans de vie que son orgueil lui procure.

Nous avançons encore. De loin on aperçoit la statue de la liberté. Elle a la tête dans la brume et les idées ailleurs.

Qui sait à la nostalgie d’une époque où elle pouvait encore regarder la mer dans les yeux.

Nous avançons encore. La mer ou est-elle ? Partie retourner chez sa mère. On ralentit, on contemple les dégâts.

Le sable a pris la place. Partout, jusqu’à agripper l’horizon.

-          Je me lamente : c’est mort la vieille

-          Non jeunette, regarde plus attentivement. Tu vois ce je vois là. (Elle tend l’index).

Je ne les ai pas vus trop absorbée par mon émotion. Les réverbères traversent le désert en se tenant toujours la main. Au pied de quelques-uns ont poussé des ilots d’herbes, des sanctuaires verts irrigués par les humains. Ils les arrosent le jour et prient la nuit pour que la végétation pousse.

Parfois les humains sont trop généreux en eau et quelques flaques se forment.

-          On dirait des nénuphars. Si on s’y arrêtait tu veux

-          Oui. Pitch gare toi là

-          Bien Madame

J’ai échoué sur un nénuphar, me suis assise sur une flaque. Au fond la ville pâle n’a plus d’importance, seul compte le regard devant.

Un jour peut être je verrai la mer.

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