La solitude
E.L. Haven
Aujourd'hui, c'est mon anniversaire, j'ai 50 ans.
Je n'ai personne à appeler, ni à qui envoyer de messages, personne à voir, à qui parler ni avec qui partager les bons comme les mauvais moments.
Je me sens seul. Je suis seul, c'est un fait. Parfois je suis emporté dans le tourbillon de la société, je ne vois pas les heures passées et alors je ne pense pas à ma solitude, je ne la ressens presque pas. Des fois, je me dis qu'elle est partie, que je ne serais plus jamais seul de ma vie. Et puis, il y a forcément un moment où je comprends qu'elle est toujours là, qu'elle se terrait dans son trou obscur, dans l'espoir de m'avaler complètement. Pendant ces instants de profond malheur intérieur, je pense aux autres, je m'imagine être le seul au monde à éprouver ça. Seul, toujours seul. Ces autres, qui ont toujours l'air plus heureux que moi, plus intégrer à la société, plus conforme et en harmonie avec le décor.
J'ai toujours pensé ça, déjà enfant, et on n'en est plus vraiment un lorsqu'on comprend à quel point on est seul. Mes parents ne m'ont jamais aimé, je le sais. Ils se moquaient de moi et m'humiliaient.
Je pensais que les parents ne pouvaient éprouver que de l'attachement pour leur enfant. Et un enfant, quand il nait, n'aime personne plus fort qu'il n'aime ses parents. Ils sont morts il y a déjà longtemps et ils ne me manquent pas. Et je n'ai pas d'enfants. J'ai toujours eu peur d'en avoir. Je ne voulais pas qu'à cause de moi, un petit être innocent qui n'a jamais demandé à naître, se sente aussi malheureux que je peux l'être aujourd'hui. Mon ex-femme ne le comprenait pas, cette connasse se fiche bien du mal qu'elle a pu me faire en me quittant et en refaisant sa vie au bout de deux semaines. Du mépris, je sais que c'est tout ce qu'elle ressent pour moi. Elle m'a laissé seul, à nouveau.
J'allume la télé, sur une chaîne je vois des gens tenir leurs enfants morts sous les bombardements, je zappe et alors des jeunes délurés vivent des aventures extraordinaires, des fois ils sont même vampires ou extraterrestres. Je ne vis pas dans un pays en guerre, est-ce que j'ai le droit d'être malheureux ? Je le suis.
Je me sens dans la Zone, c'est comme ça que j'appelle cet état, celui de vide, d'être dans le néant et de ne plus rien ressentir. Dans la rue, je vois tous ces gens, je ne les entends pas. Je vois des visages qui m'ignorent et d'autres qui me regardent avec dédain. Je baisse la tête et je continue à marcher, seul. Je ne me sens pas à ma place, nulle part. Je suis trop vieux pour changer de vie. Et je ne sais pas si j'en ai encore envie. J'aimerais mourir. J'y pense tout le temps. Je me demande ce que ça changerait pour moi. Et pour les autres. C'est comme si j'étais déjà mort. En tout cas, je ne vis plus.
Parfois je suis triste, parfois je pleure.
Parfois je suis en colère, mais rarement, ça demande trop d'énergie et je n'en ai plus.
Je ne fume pas, je ne me drogue pas. Parfois je bois, seul. Bourré, mes buts dans la vie sont de pisser et dormir. Sobre, ce sont des constats.
Je n'ai plus la force à rien, je me sens fatigué, pourtant le soir, je n'arrive pas à fermer les yeux. Je n'arrête pas de penser, de parler seul. Seul.
Les journées se ressemblent toutes. Et ce ne sont pas de bonnes journées.
Je me demande comment j'ai fait pour en arriver là. Peut-être que je n'ai rien fait, justement. Je n'ai jamais été carriériste, je n'ai jamais été un fêtard. Je n'ai jamais été passionné pour quoi que ce soit. J'aime écrire maintenant. J'ai peut-être raté ma vocation. Mais loin de moi l'idée de passer ma vie à écrire un roman, à courir après les maisons d'éditions, à prétendre que je suis un génie. Ma vie est déjà finie, je le sais.
J'aurais aimé que ça se passe autrement, mais c'est trop tard. Je n'ai plus la force de me battre pour changer les choses. C'est trop tard.
Je vais mourir et il n'y aura personne à mon chevet. Je vais mourir seul. Je ne sais pas qui retrouvera mon corps, je ne sais pas ce qu'il en fera. Je ne sais pas si j'aurai une sépulture, je ne sais pas si je serai enterré, je ne sais pas qui sera à mon enterrement, si toute fois, j'en ai un. Mais ce sera quelqu'un que je ne connais pas. Je ne connais plus personne. Et puis je m'en fiche, une fois mort, je n'en souffrirais plus. Car oui, je souffre. Je tiens mon cœur, j'ai l'impression qu'une force maléfique le presse et l'aspire dans les bas-fonds de mon être. Je sais ce qu'il me reste à faire. C'est la dernière chose que j'ai à faire.
Je sais que ma solitude ne disparaitra jamais. Je ne l'accepterais jamais non plus. C'est comme continuer à vivre avec un poignard dans la poitrine.
Je n'attends plus rien de cette vie.
Je me sens soulagé, de savoir que bientôt ce sera terminé. Peut-être que personne ne lira cette lettre, mais j'espère que si. J'espère qu'on ne me jugera pas. J'espère que je reposerai en paix.
J'angoisse un peu. J'ai peur de souffrir, que ça prenne du temps, que l'instinct de survie qu'il me reste m'empêche d'aller jusqu'au bout. Il n'y a qu'un seul moyen de le savoir.
Qui que vous soyez, merci de m'avoir lu.
-Woaw, mais c'est une histoire de dingue ! Et t'as pas pu garder la lettre ?
-Non et je ne veux plus avoir à la relire. Cet homme s'est suicidé il y a huit ans et personne ne s'en est inquiété.
-Mais c'est pas possible, pendant huit ans, personne n'est venu dans l'appartement ? Même les impôts ?
-Nan personne, alors que les factures s'entassaient, personne n'a trouvé ça louche. C'est vrai que les huissiers se déplacent pour moins que ça en général. Il ne vivait pas en pleine cambrousse le mec, mais dans un immeuble avec des voisins ! L'appartement a été mis aux enchères, c'était une bonne affaire, j'ai sauté dessus direct.
-La momie était comprise dans le prix ?
-Arrête, ça me fait pas rire, j'ai vu un mec pendu au plafond avec un drap !
-Mais on a le droit de faire ça, vendre une maison sans l'accord du proprio ?
-Si le mec ne répond pas aux menaces de saisies, oui ! On peut imaginer qu'il est parti tout simplement.
-Ouais c'est bizarre, avant d'acheter un appart', mec, visite le au moins avant ! Ça évite de trouver un cadavre à l'entrée !
-Disons que je n'y avais pas pensé. Mais quel choc ! Je suis rentré avec le serrurier et... C'était ignoble, vraiment ignoble. On le voit dans plein de films, mais en vrai, c'est une autre histoire. Mais c'est pas ça le pire. Cet homme était seul au monde, il est mort et personne ne s'est posé de questions pendant huit ans !
-Il n'avait pas de famille ?
-D'après la lettre, ses parents sont morts depuis longtemps. Il a été marié, mais son ex-femme le détestait et ne lui a jamais donné d'enfants.
-Pas d'amis, de collègues, personne ?
-Apparemment non et puis il était au chômage depuis un moment.
-Quelle vie de merde, c'est triste.
-Et c'est grâce à la saisie que son corps a été finalement retrouvé, c'est l'argent qui nous a amené à lui, sans une histoire de fric, il aurait pu rester encore 20 ans au bout de son drap, je trouve ça… déshumanisant.
-Hum, c'est vrai, ça fait peur, de ne manquer à personne.
-On l'a ignoré toute sa vie et aujourd'hui il fait la une !
-C'est vrai qu'on en entend parler, mais ça va vite passer.
-Ça ne devrait pas, c'est un scandale. Une honte.
-Tu ne peux rien y faire. Peut-être que les gens auront plus conscience de la solitude, mais ils ne veulent pas vraiment en entendre parler. La guerre, la famine, le meurtre, oui, mais pas la solitude. Tu sais, la majorité des vieux en maison de retraite ne reçoivent aucune visite.
-Tout le monde se sent seuls parfois, mais là c'est vraiment à un autre niveau, c'est monstrueux. Je ne peux pas garder l'appartement, mais qui voudra me l'acheter ?
-Ça fait un peu Amityville ton truc !
-Quelle galère, on devrait le démolir, raser l'immeuble carrément. Je n'ose même pas le vendre à quelqu'un, mais bon moi j'ai vu le pendu, vraiment je ne peux pas. Heureusement que t'es là pour m'héberger.
-Moi je trouve ça cool de vivre avec un pote, bon ok on est un peu vieux pour ça, mais j'ai jamais eu de coloc à 20 ans, on en a 33 et c'est toujours mieux que de vivre chez sa mère !
-Et là justement, je pense à ma mère, seule dans sa maison, mourant seule et retrouver huit ans plus tard...
-Non, non, non, ne pense pas à des trucs aussi glauques, t'as qu'à l'appeler si tu veux, mais après je t'emmène dans un bar sympa, on peut même se prendre une pizza, tu veux ?
-Nan, je n'ai vraiment pas faim, mais boire là, il le faut !
-Au moins tu ne boiras pas seul !
-C'est vrai, j'ai de la chance, beaucoup de chance, je ne suis pas seul et je ne veux plus jamais être seul de ma vie.
-J'aimerais te dire que c'est possible, mais tu sais à quel point tout le monde se sent seul.
-A partir de maintenant je ne serais plus jamais seul et personne autour de moi ne le sera.
J'ai adoré.
· Il y a plus de 7 ans ·petisaintleu