La solitude du gardien de phare
Emilie Levraut Debeaune
La solitude du gardien de phare
Comme tous les soirs depuis quarante-neuf ans, Armand monte les quatre-cent-cinquante-sept marches qui l'emmènent vers son lieu de travail. Armand est gardien de phare. Il a simplement repris le travail de son père à sa mort.
Armand a un esprit simple. Il ne lit pas les journaux, pas plus qu'il ne regarde la télévision. Il a déjà entendu, parler d'"Internet", mais il ne sait pas vraiment ce que c'est.
Tout au long de sa vie, Armand n'a appris que ce dont il a eu besoin pour vivre. Pourquoi s'encombrer les idées avec de l'inutile ?
Son monde à lui, c'est l'Océan, Et les bateaux. Son travail, c'est de s'assurer que les navires vainquent les flots.
Oh, il a bien épousé une femme et a eu deux fils, parce c'est ce qui se fait. Son épouse lui a réclamé quelques fois qu'il l'emmène en voyage. Mais Armand n'a jamais quitté son île, alors prendre l'avion ? Dormir sous des constellations qui lui sont inconnues ? Découvrir des mers et des océans aux marées différentes ?
Non.
Tout cela, ce n'est pas pour lui.. Sa femme est donc partie seule et est revenue de ses aventures avec des photographies d'arbres si verts qu'il les aurait juré faux, d'animaux si étranges qu'il les pense empaillés et de personnes si différentes de lui qu'il peine à les imaginer humains.
Armand vit donc en complet décalage avec son époque. Il est persuadé que son fils aîné reprendra son travail et honorera son héritage lorsque lui-même ne sera plus là. Il ignore complètement que la mairie de sa commune ne fait pas automatiser le phare parce que la petite phrase "avec un des derniers gardien de phare" sur les plaquettes de l'Office du Tourisme fait venir beaucoup de visiteurs du continent.
Pourtant, aujourd'hui, toutes les idées d'Armand sur le monde vont être remises en question.
Mais pour l'instant, il monte les escaliers en les comptant sans même s'en apercevoir. Ce même nombre,
tous les soirs de sa vie, est une constante rassurante au milieu du vent déchaîné et des flots déferlant.
Il arrive enfin dans la cabine, alors que les dernières lueurs du jour teintent la pièce d'une inquiétante lumière rouge.
Il se dirige vers l'interrupteur et l'actionne. La gigantesque ampoule, nichée dans sa multitude de miroirs, rend la pièce plus éclatante qu'un soleil. Armand plisse les yeux le temps que ses pupilles s'adaptent, plus par habitude que par réel besoin. Et, comme tous les soirs de sa vie, il va s’asseoir dans son vieux fauteuil et regarder la mer.
Ce soir, elle est un peu agitée, mais depuis toutes ces années, cela n'a rien de remarquable.
Armand observe, les yeux dans le vague, les vagues s'écraser sur les écueils l'une après l'autre dans une gerbe d'écume.
Il n'a rien d'autre à faire que veiller à ce que les flashs réguliers ne cessent pas. Et le rythme est si invariable que même s'il cessait alors qu'Armand est assoupi, cela le réveillerait.
Mais bien sûr, Armand prend son travail trop au sérieux pour s'endormir.
Et pourtant...
Pour la première fois en quarante neuf ans, Armand se sent las. Le fauteuil est si confortable. Il a pris la forme de son séant, depuis le temps qu'il l'y pose.
Et, aussi improbable que ça puisse paraître, le vieux gardien du phare s'endort.
Il est réveillé en sursaut, avec un sentiment d'urgence qui le tenaille. Il se lève précipitamment et se dirige vers les grandes baies vitrées immédiatement pour voir ce qui se passe à l'extérieur.
Et il en reste bouche bée.
Un gigantesque vaisseau se tient là, puissamment illuminé. Sa coque semble faite de métal. Sa forme
ovoïde parait particulièrement aéro dynamique.
Armand n'a jamais rien vu de tel.
Mais ce qui l'étonne par-dessus tout, ce n'est pas tant la forme inhabituelle de l'habitacle, mais plutôt que le navire ne se trouve pas dans l'eau.
En réalité, il flotte devant ses yeux, à hauteur de la cabine du phare. C'est à dire à plus de vingt mètres. Et il ne semble aucunement souffrir de la pesanteur.
Soudainement, un panneau de métal coulisse et un pont, tout aussi métallique, en sort. Il vient se poser contre le chemin de ronde qui fait le tour de la cabine.
Une surprenante créature émerge de l'ouverture.
Elle a la peau noire et d'intenses yeux verts. Elle porte une longue tunique rouge surbrodée de vert, et un
pantalon très moulant.
Armand se souvient brièvement de l'époque des hippies. La femme, puisque c 'est bien ainsi qu'il faut l'appeler, sort sur la passerelle et Armand ne peut s'empêcher de retenir son souffle.
"Le vent va l'emporter !"
Mais non. Ses cheveux longs volent dans les airs, fouettent son visage et s'enroulent autour de son cou mais cela ne la dérange pas le moins du monde. Son équilibre reste parfais. Elle enjambe, avec une grâce un peu raide, la barrière de sécurité. Elle colle ses mains contre la vitre, observe à l'intérieur et toque trois coups pour se faire ouvrir. Comme hypnotisé, Armand se dirige vers la porte-fenêtre, sort une clé de son trousseau et ouvre.
La femme entre et lance un appel : "Vous pouvez venir, Monsieur !"
Aussitôt, un grand, un immense bonhomme sort à son tour du vaisseau.
Il parvient à grand-peine à traverser à cause de la force du vent. Pourtant, l'homme ne donne aucune impression de faiblesse.
Il a les épaules très carrées, des cheveux blonds très courts et un long manteau noir qui descend juste là où ses hautes bottes, noires aussi, commencent.
Il entre enfin dans la cabine et pousse un soupir de soulagement et d'agacement à la fois :
- Je déteste sortir. Rien ne vaut l'air sain et pressurisé d'un vaisseau.
Sa compagne approuve gravement :
- Vous avez raison. Monsieur.
Ledit Monsieur se tourne vers Armand et s'exclame :
- Ah ! Te revoilà ! Fidèle au poste. Bon, c'en est fini de ce monde pourri, normalement.
Armand, qui a pour habitude de ne rien répondre quand il ne comprend pas ce dont on lui parle, fait un pas en arrière mais n'ouvre pas la bouche.
Les deux intrus le regardent et attendent clairement quelque chose de lui.
Alors, après s'être éclaircit la voix, il demande :
- Heu.. mais... qui êtes-vous ?
Stupéfaits, les visiteurs se tournent l'un vers l'autre et se dévisagent.
- Iris, dites-moi que ce n'est pas vrai, pas encore un...
La jeune femme vient se planter devant Armand, qui, un peu effrayé, recule au fur et mesure jusqu'à tomber assit dans son fauteuil.
Elle se penche sur lui et le fixe dans les yeux avant de se relever et d'annoncer :
"Monsieur, je suis au regret de vous annoncer qu'il s'agit bien d'un modèle défectueux.
- Oh mais c'est pas vrai ! Combien de mondes allons-nous encore devoir refaire ? La firme va m'entendre, bande d'incapables !
Armand, qui n'y comprend décidément rien de rien, essaye un timide :
- Je crois que vous faites erreur, je ne suis pas celui que vous recherchez...
L'homme blond se tourne d'un seul bond vers lui et pointe un index menaçant :
- Tais-toi ! Tu n'as malheureusement aucune idée de qui tu es et de ton rôle ici, alors tais-toi !
Armand n'apprécie pas ce ton et décide de faire face :
- Je suis le gardien du phare de cette île, j'ai épousé Edith et j'ai eu deux garçons. Bien sûr que je sais qui je suis !
Les deux autres se regardent et éclatent de rire.
- Tu as eu deux garçons ? Et bien, tu devrais demander des comptes à ta femme, entre quatre yeux !
Il ricane en encore et reprend son sérieux, continue :
- Bon finissons-en. Relevons les données, embarquons-le et ne revenons jamais. Tant pis pour ce qui manque, on fera avec ce qu'on a.
A ces mots, la femme saisit le bras d'Armand avant qu'il ait eu le temps de réagir. Il essaye de se dégager mais elle a une poigne si ferme qu'elle lui fait presque mal.
Elle tourne le bras d'Armand de façon à mettre le poignet face à elle. De son autre main, elle presse le cubitus, pince le radius et, sous les yeux éberlués d'Armand, un rectangle d'une dizaine de centimètres de long se soulève de sa peau.
Il manque défaillir quand il voit ce que cela révèle.
De très fins engrenages s'enroulent autour de tuyaux blanchâtres. Le tout est éclairé d'une lueur bleutée.
-Qu'est-ce que... Mais qu'est-ce que vous m'avez fait ? hurle-t-il.
La jeune fille lâche Armand, qui, secoué d'un sanglot, s'appuie contre le mur et se laisse lentement glisser au sol.
L'homme blond commence à faire les cent pas, très énervé :
- Mais on ne vous a rien. fait ! Vous n'êtes pas humain, vous avez été construit ! Vous êtes un robot, certes, très évolué mais un foutu robot persuadé qu'il est humain.
Et il marmonne pour lui-même
- Comme si on avait pas assez d'embêtements en ce moment...
Armand bégaye encore :
- Il faut m'expliquer... Je comprends rien...
- Évidemment que non ! Faut toujours leur expliquer et on perd un temps précieux que je pourrais utiliser à claquer mes crédits sur New Paradiso, avec un bon vieil alcool et des vénusiennes sexy. Mais non, jau lieu de ça, je me coltine la collecte de données de robots qui n'ont que dalle compris à leur job...
La jeune femme intervient :
- Monsieur, pendant que vous déblatérez à ce sujet, vous ajoutez au temps perdu.
L'homme la regarde avec des envies de- meurtres.
- Et un autre foutu robot qui me fait la morale !
- C'est un robot ?
Armand se retient d'ajouter un "aussi " dans sa question. D'après ce qu'il voit dans son bras, il en. est un, mais son cerveau, ou quoi que ce soit qui lui serve de cerveau, se révolte dès qu'il y pense.
- Oui, elle est un robot, qui a pour charge de de m'aider à accomplir mon travail au mieux. Et elle est efficace, on ne peut pas lui enlever ça.
Il lui envoie une grande claque sur les fesses, mais cela ne fait pas même frémir la robote.
- Oui, oui, je t'explique tout, lance-t-il à Armand en réponse à sa question muette mais insistante.
Je suis le capitaine Lance, du spatio-navire « Journeying » Je suis chargé de trouver des planètes aux conditions climatiques agréables et d'y laisser des sentinelles qui étudient l'endroit. On revient les chercher, on relève leurs données et on envoie tout ça à la direction qui décide si ça vaut le coup de créer un nouveau circuit touristique ou de poursuivre, comme pour ici, l'exploitation d'un circuit qui existe déjà.
- Ca veut dire qu'il y a pleins de touristes non-humains sur Terre ?
Le capitaine Lance le regarde avec pitié :
- Tu crois vraiment que le Japon peut fournir autant de touristes que ça ?
Armand met quelques secondes à digérer l'information.
- Et, euh... Moi, pour quoi je ne me souviens de rien de tout ça ?
- Parce que la firme qui nous fourni en robots a merdé dans la fabrication de tous les modèles similaires au tien. Elle vous a programmé avec un degré d'intelligence tout à fait superflu. Du coup, comme vos processeurs sont trop lents pour gérer ça, vous êtes devenus des machines qui n'apprennent rien, vivent retranchées et oublient leur condition initiale,. Je suppose qu'on peut parler d'instinct de conservation.
Bref, vous êtes prodigieusement inefficaces pour ce dont on a besoin de vous. Alors on t'embarque avec nous, tu seras reprogrammé pour te rendre utile et on reviendra avec un robot de la classe Psy, qui étudiera cette planète avec précisions.
Il s'arrête brusquement de marcher, tape dans ses mains et annonce :
- Allez, on y va ! »
La robote se dirige aussitôt vers la passerelle et entre dans le spatio-navire. Le capitaine Lance intime à Armand de faire de même et son attitude laisse penser qu'il ne souffrira aucune objection.
Alors, le gardien du phare s’exécute.
Lance le suit en pestant encore contre le vent et le spatio-navire s'envole dans la nuit.
Le lendemain, quand la disparition subite d'Armand devient indiscutable, les journalistes affluent. L'énigme reste complète.
Le phare est finalement automatisé et on peut lire sur les jaquettes de l'Office du Tourisme "Le phare maudit qui a mystérieusement tué son gardien ".
Et les touristes japonais raffolent de cette excitante excursion.