La sorcière

vionline

C'est le vieux Maurice Ben Soussan qui fit le premier courir le bruit qu'il y avait quelque chose de "spécial" en moi, que c'était le Messie lui-même qui m'avait envoyée en "éclaireuse sur Terre", que... bref... Il ne tarit jamais d'éloges à mon sujet jusqu'à son tout dernier souffle. Je l'avais rencontré lors d'un méchoui, oui, curieux, mais il était pour la réconciliation des religions et la paix dans le monde.

Icham, Sichoe et Ivan étaient venus trinquer avec nous:

- "Ma pauvre Rachel... Ma petite Rachel..." ne cessait de grommeler l'ancêtre juif.


Ivan jeta son verre au sol qui se brisa en mille éclats. C'est ainsi que Maurice me raconta pour la première fois la rafle du Vel' d'Hiv' et la disparition de sa voisine, qu'il aimait tant.

- "Si je pouvais la revoir, au moins une fois encore" pleurait-il.

J'avais été émue par le vieux bonhomme qui depuis la Guerre était resté inconsolable, la gamine ayant dû, comme tant d'autres hommes, femmes et enfants finir sous "la douche" dans un camp de la mort. Il me cherchait de son regard implorant alors... Qu'est-ce qui m'a pris Bon Dieu !

- "Priez, Monsieur, vous verrez, elle finira par revenir ! Si ça se trouve, à la fin de la Guerre elle a essayé de vous rejoindre, mais ne savait pas comment s'y prendre... Du coup, elle a refait sa vie, sans vous oublier... Ne cessez pas d'espérer".


Icham leva les yeux au ciel, de consternation, tandis que le bouddhiste me couva d'un regard compatissant. Ivan ramassait les petits morceaux coupants, ne voulant pas faire de peine à l'hôte de la fête, Théodore l'Évangéliste.

Croyez-le ou non, Rachel se pointa une semaine plus tard comme une fleur devant le pavillon cossu du Père Maurice. Désormais veuve, elle voulait de nouveau tenter sa chance à ses côtés, pour finir ses jours auprès de celui qu'elle n'avait jamais oublié. Bien sûr, elle s'était mariée, avait fondé une famille, mais avait toujours pensé à lui. Elle avait eu peur de débarquer dans sa vie qu'il avait dû construire lui aussi.
Toujours est-il qu'à 91 ans, ils se mariaient et me prenaient comme témoin. Ne dit-on pas "Mariage plus vieux, mariage heureux" ? Eh oui, l'adage n'a rien à voir avec le climat, j'aime à le rappeler. Quand il pleut, admettez que le vin d'honneur est complètement raté, hein ?


Mais revenons à nos méchouis...
Dès lors, les gens du village m'appelaient "La bonne fée". C'était gentil, mais totalement faux: au bras d'Icham, je n'étais pas forcément une bonne paroissienne. On me disait bonjour dans la rue, on me souriait à tout va et j'avais un traitement de faveur dans tous les lieux publics où je pouvais passer devant tout le monde dans les files d'attentes, sans que cela ne gêne qui que ce soit.
Pour aller de mon travail à chez moi, je devais passer devant la synagogue et il n'était pas rare que le rabbin vienne me saluer. Comme à leur habitude, les hommes en kippa baissaient les yeux lorsqu'ils me croisaient, mais certains s'inclinaient presque.
Quant à la mère d'Icham, elle me gavait de couscous. Toute la fratrie attendait impatiemment le futur, les futurs fils qui auraient fait l'honneur d'une famille musulmane.
Je recevais des livres de Matthieu Ricard dans ma boite aux lettres, des tracts me priant de venir rendre grâce à Dieu tous les samedis soirs autour d'un repas dansant festif.

Que devais-je faire ? Protester ? (hé hé...). Non, sérieux, c'était exagéré. La situation était heureuse, mais basée sur un coup de bol monstrueux. Maurice avait retrouvé Rachel après de très longues années, soit. Ce n'était pas un acte divin pour autant ! Si ?

Mais peut-être que les hommes ont besoin d'un signe de leur créateur, de croire en l'impossible pour avoir une branche à laquelle se raccrocher en cas de malheur.

Et justement, le malheur ne tarda pas. De "bonne fée", je passai du jour au lendemain à "voyante", "sorcière", "compagne du Diable". C'est un moment, en tout cas, où je n'ai jamais eu autant d'amis athées.


C'était à cause de "l'affaire du puits".


- "Approches et tu tombes !" C'est tout ce que j'ai dit.

Ce qu'il faut préciser, c'est que je suis amatrice de contes de fées. Mon surnom, trouvée par Rachel, d'ailleurs, le jour de son mariage, était également une référence à ma passion pour les contes et les auteurs tels que Cocteau et Andersen, Daudet, Perrault, Grimm. Je n'étais bien sûr plus une enfant, mais certaines histoires avaient marqué ma jeunesse.
En quatrième année de FAC de Psy, j'en avais fait mon sujet de mémoire. L'apprentissage de la vie dispensé par le biais de récits merveilleux, les allusions sur les travers de l'homme retrouvées ça et là entre les lignes.
N'en déplaise à Rachel, je n'avais prononcé aucune formule magique pour qu'elle retrouve son amour passé, ni même prié Dieu dont j'étais soit-disant l'envoyée sur Terre.


Dans le village, une légende se passait de bouche à oreille depuis de nombreuses années: à la ferme du Bourg, juste derrière le poulailler et les écuries, il y avait un puits dans lequel était tombé un jeune homme sur le point de se marier. Enfant, je connaissais déjà cette histoire et lorsque je venais chercher un tank de lait pour ma nourrice, j'entendais souvent les vieilles dames cancaner sur les garnements qui osaient, pour se défier les uns les autres, s'y mirer et voir leur future femme.
L'eau du puits était en effet considérée comme une sorte de boule de cristal où il était possible de savoir son avenir. Les jeunes gens s'y rendaient notamment pour y découvrir leur futur conjoint, juste à côté de leur propre reflet. Il se disait que le garçon qui était tombé au fond du puits était venu le soir de son enterrement de vie de garçon pour voir s'il n'allait pas commettre une "boulette" dès le lendemain.

Suite à ce drame, le fermier décidait de prendre un chien pour qu'il monte la garde autour du puits. Plus jamais un tel accident ne devait se reproduire !
Le chien était un molosse extrêmement effrayant. "Dissuasif" avait précisé le fermier. De race bâtarde, croisement entre un pitbull et un Cerbère à une tête, personne n'osait vraiment l'approcher et c'était tant mieux. Ce qui m'avait toujours intriguée, c'est que depuis des années, il avait semblé garder sa même santé et sa même vigueur. La bête était sans âge, toujours vaillante si quelqu'un venait à rôder à moins de deux mètres du trou.


Ce jour-là, Icham m'avait gentiment coursée à travers champs. Il espérait bien m'attraper une fois arrivés dans les écuries, pour me câliner allègrement et m'allonger sur la paille. L'odeur du crottin n'était pas un problème pour lui. Moi, j'avais surtout peur que le fermier vienne se rincer l'œil comme un cochon.

La porte de l'écurie, donnant sur le puits, était entrouverte. Portée par la fougue d'Aladdin, j'étais restée debout contre les bottes. Prenant un plaisir champêtre, je gardai néanmoins un œil par dessus son épaule. C'est là que j'ai vu la jeune femme, avec ses cheveux courts et sombres. Je me libérai de l'étreinte en une seule secousse. La chemise grande ouverte, je me mis à courir, laissant Icham interdit à côtés des boxes.

- "Approches et tu tombes !".

Ce qu'elle fit, en me jetant un regard triste.


J'étais catastrophée. Je m'approchai du puits. N'hésitai pas à regarder. La fille était dedans, démembrée. Il y avait si peu d'eau qu'elle n'aurait pu survivre à sa chute. Le chien grogna, montra ses horribles dents. Mais non contre moi. Contre Icham qui s'avançait en refermant en même temps la braguette de son jeans. Je ne savais pas comment le rejoindre. C'est alors que le chien se courba puis se coucha à mes pieds, me laissant passer. Lorsque Icham me tendit la main, il se remit à montrer les crocs. Nous allions déguerpir, alerter quelqu'un... Le fermier arriva:

- "Mais... Qu'est-ce que vous avez fait ?!? Ma fille !!!

- Elle s'est jetée, Monsieur, je n'ai pas eu le temps de la retenir !

- Vous lui avez demandé d'approcher et de tomber !

- C'était un avertissement !

- Un avertissement ? Elle est morte ! Qu'avait-elle fait pour que vous l'obligiez à sauter ?!? Vous vouliez m'atteindre à travers elle ?

- Quand je dis avertissement, je veux dire que je l'avais prévenue de faire attention !

- Attention à quoi ? Vous l'avez menacée ! C'est ça ! Et pourquoi le chien n'a pas bougé ?".

Il fit de grands gestes vers lui.
Le canidé se dressa devant moi et se mit à aboyer contre son maître. Je tendis la main vers son pelage et le caressai, machinalement, comme s'il était le mien.

- "Partez espèce de sale sorcière ! Je dirai à la police que vous l'avez poussée, vous l'avez incitée à tomber !

- Monsieur, je ne suis pas venue lui dire de se suicider ! Les mots que j'ai dit peuvent porter à confusion, c'est vrai. Mais en aucun cas je n'ai dit Approches et tombes ! J'essayais juste de lui dire ce qu'il pouvait arriver à se comporter dangereusement. C'est tout.

Icham, qui était resté muet jusqu'alors, me dit:

- "Viens ! Le type est sous le choc. On va prévenir nous qu'il y a eu un drame".

Quand nous sommes allés au commissariat, je suis restée seule à l'écart sur ma chaise, le chien couché près de moi. C'est Icham qui s'est chargé de parler aux policiers. Puis il m'a désignée du regard. Et c'était fini. Je pouvais rentrer chez moi. Peut-être en est-il ainsi dans un petit village: pas besoin du témoignage de la première concernée pour établir un rapport.

Dans la Gazette dès le lendemain on pouvait lire que la fille du fermier s'était suicidée "dans d'étranges circonstances". Ce n'était pas un meurtre, non, mais c'était bizarre, tout de même. Pourquoi deux tourtereaux s'étaient-ils trouvés au même moment sur place ? Mauvaise coïncidence ?

Je savais que tout le village se focaliserait sur l'aspect étrange de l'histoire, se baserait évidemment sur les dires du fermier dévasté par la mort de sa fille. Sauf la mère d'Icham qui elle me passerait à la question pour savoir ce que j'avais pu bien faire avec son fils juste avant.

C'est le comportement du chien à mon égard qui a immédiatement alimenté les rumeurs les plus sombres et les plus absurdes. Je pense que tout a débuté de cette manière. Pourquoi la férocité de ce chien s'était-elle calmée à mon contact, juste après le saut fatidique ? Une bête si méchante ! C'est que forcément je devais l'être aussi !

J'appris, par le même journal, que le fermier était de confession juive. Aussi, dès que je rentrais chez moi, ce n'était plus la même chanson avec la communauté religieuse de la synagogue. Quant à Icham, que l'on tolérait surtout parce qu'il sortait avec moi, il devenait un pestiféré. C'était peut-être encore pire pour lui. Aussi, je compris presque le jour où il préféra mettre un terme à notre relation "publique". Nous continuerions à nous voir, mais au nez et à la barbe du restant du village. Sa mère et ses sœurs faisaient de plus en plus l'objet d'agressions. Et comme la haine engendre la haine... Je n'avais pas l'intention de recréer le conflit israélo-palestinien sur la place du village.


Pour cela, il fallut que je déménage. Je choisis un petit chalet à l'orée du bois. Ainsi, mon chien pourrait avoir davantage d'espace de liberté. Le garder en appartement devenait risqué. Les passants avaient véritablement peur de lui. Il est vrai que le contraste entre le comportement qu'il pouvait avoir avec les gens et la façon dont il me montrait son affection était saisissant. Et puis je prenais un peu trop sa défense: s'il avait réagi avec agressivité pendant si longtemps, c'est qu'on lui avait certainement fait peur ou qu'on lui avait fait du mal. Mon discours ne passait pas.


- "Ne vous aventurez pas si loin dans les bois" disais-je aux enfants qui bien souvent venaient jusque devant ma maison pour voir où habitait "la sorcière".


- "Je te parie qu'elle fait de la soupe de bave de crapaud, maman ! Qu'elle sait voler sur son balai !
- Ne dis pas n'importe quoi Victor..." houspillait la bonne mère de famille.

Cependant, dès qu'elle arrivait à la caisse de l'épicier:

- "En même temps... C'est vrai qu'elle vous a acheté une grosse marmite l'autre fois... Blague à part, elle n'est quand même pas très commode, cette fille...

- Elle fait juste des confitures aux fraises des bois. Comme vous, comme moi. Cela vous pose t-il problème, Madame ?".


Ça, c'était la mère d'Icham, qui n'avait pas la langue voilée. Elle me défendait bec et ongle contre l'idiotie des propos blessants qu'on pouvait avoir à mon encontre. Elle n'était pas dupe et savait bien que son fils me fréquentait toujours, en cachette.

Elle était un jour venue me rendre visite à l'improviste. Je n'avais eu d'autre choix que de planquer son fils sous mes couvertures. Quand elle partit, elle me chuchota:

- "Je reviendrai comme convenu avec Fatima, demain. Vous pourrez nous dire ce que vous en pensez... Ah oui... Que ce brigand de fils ne soit pas en retard pour le dîner... Inch'Allah".

- "Ne vous aventurez pas si loin dans les bois, vous pourriez tomber sur le loup. On dit qu'il mange les enfants qui n'écoutent pas leurs parents... Rentrez chez vous, d'accord ?".


Evidemment, dans le journal local du lendemain, on pouvait lire que la petite Magalie ou que le petit Cédric s'étaient faits mordre au cours d'une simple balade. Non, bien sûr que non, ils ne s'étaient pas perdus au plus profond de la forêt ! Non ! Ils avaient même vu la bête. L'ancien chien du fermier.

- "La dame nous a dit de partir de devant chez elle, sinon qu'elle lâcherait son chien sur nous !".

Et les parents cautionnaient. Je devenais une marginale, une personne à bannir du patelin. Poussée par la vindicte, je décidai alors de rester chez moi, d'y travailler et de ne plus jamais revenir au village duquel j'étais définitivement exclue. De sorcière que je n'étais pas, j'en prenais néanmoins l'apparence aux yeux des habitants. Toutefois, Icham continuait à me faire les courses et sa mère veillait à ne point me laisser totalement en retrait de la société. Je préparais le café, elle venait avec son thé à la menthe et quelques bonnes amies qui m'offraient des douceurs orientales gorgées de miel, saupoudrées de sucre glace... Lorsqu'elles arrivaient, malgré tout, j'allais enfermer le chien dans le garage. Sait-on jamais, des fois qu'il se sente menacé.

Les deux femmes sonnèrent à ma porte. La Fatima me tendit une assiette de samoussas au bœuf pimenté. A peine entrée, la Mère me dit:

- "Tu sais ce qu'on dit au Pays ?".

Je n'étais pas sûre de vouloir l'entendre.

- "Que mon fils est cocu, que tu le trompes.

- Ah je vous assure que non, Madame.

- Avec ton chien. Que l'animal se transforme en démon durant la nuit et que...

- Arrêtez, j'ai compris. Cela n'en finira donc jamais !!!

- Les fantasmes ont la dent dure chez les pécores du coin, c'est comme ça...".

Fatima s'assit difficilement, en tremblant. Son ventre était rond. Elle devait être en toute fin de grossesse.

- "Fais-lui les lignes de la main, allez. Tu n'es pas une sorcière, mais il est fort possible que tu aies quelques dons, Ma Fille...

- Oh ! Non ! Pas vous quand même ! Je vous croyais plus intelligente que tous ces...

- Tu es clairvoyante. Je le sais. Maintenant, prends la main de Fatima. Et parle.".

Je ne voulais pas me fâcher avec elle. Je n'avais plus que cette femme et son fils pour partager avec moi un semblant de vie, pour me faire oublier à quel point j'étais recluse dans cette baraque qui paraissait hostile à toute une population. Je pris donc les doigts fins de la jeune femme. Aussitôt, je fus prise de tremblements.
Fatima me regarda, terrifiée:

- "Non mais attendez, vous croyez que je suis en transe, peut-être...?".

Elle le croyait, évidemment.

- "Fatima, je ne suis pas possédée et je n'ai aucune tendances zoophiles, d'accord ? Tout ceci n'est qu'une mascarade ! Les gens pensent que je suis mauvaise. Alors que j'ai juste été témoin, un jour, de... Attendez... Qu'est-ce que vous portez autour du cou ?

- C'est un collier d'ambre. Ce sera pour mon bébé...

- C'est pas un peu dangereux, ça ?".

J'allais prendre la pierre orange pour l'examiner. Ma main trembla plus encore.
Les deux femmes avaient clairement envie de fuir. Icham arriva sur ces entrefaites. Ils leur ouvrit la porte. Elles partirent et nous restâmes seuls.
Nous arrivions à l'avant-dernier jour du ramadan.

- "Tu es en hypoglycémie. Tu n'aurais jamais dû jeûner avec moi. Regarde, tu trembles de partout !".


La semaine qui suivit, il m'apprenait que Fatima était en deuil. Elle avait accouché contre toute attente de jumeaux. L'un d'eux, le plus frêle, n'avait pas survécu à la première nuit.


Celui à qui elle avait passé le collier.

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